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Karine Collette : L’idée que la littératie est déterminante pour l’intégration sociale traverse les discours sociaux et de nombreuses recherches sur la littératie. Le sociologue B. Lahire a déjà critiqué certaines dérives, en montrant notamment que l’illettrisme est une construction sociale et que les pratiques de littératie devraient être observées sous l’angle de leur multiplicité. Dans ce numéro, Moreau, Savriama et Major bousculent quant à eux l’idée qu’un faible niveau de littératie rend impossible la prise en charge de sa santé. Contrairement à ce qui serait attendu en référence aux interprétations des grandes enquêtes internationales, les auteurs montrent que des personnes faiblement littératiées peuvent être capables de prendre en charge leur santé, en jonglant de surcroît, pour certaines, entre allopathie et phytothérapie. Comment l’anthropologie de l’écriture ou les New Literacy Studies envisagent-elles les possibilités de succès dans les activités des citoyens faiblement littératiés ?

Uta Papen : Il est difficile de répondre à cette question de façon générale. Dans les New Literacy Studies (NLS), on partage l’avis de Lahire selon lequel les discours ambiants dénigrent les personnes qui ont un faible niveau de littératie, car ils ont tendance à les décrire comme incapables de se prendre en charge. En anglais, on parle souvent de « deficit discourse », un discours centré sur le déficit des personnes. Beaucoup de recherches dans les NLS montrent pourtant bien que, souvent, des personnes arrivent à mener une vie plutôt normale et réussissent à se sortir de situations qui peuvent être difficiles, même si elles ne savent pas très bien lire et écrire. Néanmoins, il est difficile de dire d’une façon générale si les citoyens faiblement littératiés peuvent avoir du succès ou pas, et, surtout, il est difficile de dire en quoi on peut considérer qu’ils ont du succès. Car bien souvent, le succès des activités dépend de la situation et du contexte particulier, ou encore du document ou de la pièce écrite à laquelle les gens font face. Alors, peut-être peut-on dire que, parfois, il y a des situations où telle personne arrive très bien à s’en sortir parce que le document en jeu lui est plus ou moins familier, parce qu’elle a plus ou moins appris à le comprendre. Ici, il ne s’agit peut-être pas de comprendre dans le sens de décoder mot par mot, mais de la capacité à réagir d’une manière appropriée, lorsqu’on sait ce qu’il faut faire avec tel ou tel document, même si l’on ne comprend pas en détail son contenu ou chaque mot utilisé dans le texte. Pour moi, cela renvoie à la conception de la littératie dont on se sert dans les NLS, la littératie en tant que pratiques multiples. Et je dis cela car je pense que les gens dits « faiblement littératiés » ont peut-être malgré tout des expériences avec certaines pratiques de l’écrit, même s’ils en ont moins avec d’autres. Peut-être qu’ils réussissent très bien à s’en sortir dans certaines situations et qu’ils éprouvent des difficultés dans d’autres situations. Pour cela, il est difficile de répondre d’une manière générale à la question des possibilités de succès.

Par ailleurs, la question renvoie à la définition du succès. Il faut se demander qui définit le sens d’avoir du succès dans ces activités. Car pour les gens faiblement littératiés, cela peut vouloir dire autre chose que l’objectif visé par le gouvernement ou les services sociaux. Il faut considérer la différence entre la manière dont le gouvernement définit la littératie ou les compétences de base, comment il définit un certain niveau d’alphabétisation attendu, et ce qui est important pour les gens eux-mêmes : peut-être de savoir s’en sortir dans certaines situations, plutôt qu’accéder à un niveau général de littératie.

Karine Collette : En référence à tes propres recherches, est-ce que tu considères qu’il y a d’autres facteurs que les compétences strictement individuelles de lecture et d’écriture qui entrent en ligne de compte pour définir le succès des activités ?

Uta Papen : Oui, certainement. Ce qui est très important pour les individus concernés, c’est le contexte de leur vie, dans le sens où l’on peut se demander si, par exemple, il y a, dans leur entourage, dans leur famille ou parmi leurs amis, d’autres personnes qui peuvent si nécessaire les aider à lire ou à rédiger un texte. Tout cela concerne le rôle des médiateurs de l’écrit dont j’ai parlé dans mes recherches. Parce qu’avec un peu de chance, une personne qui elle-même n’arrive pas très bien à lire ou à écrire a dans son entourage immédiat des personnes qui peuvent faire la lecture et l’écriture pour elle. Et peut-être que, dans ces cas, un défaut de compétence de littératie ne pose pas vraiment de problème. Si, par exemple, on arrive chez le médecin et qu’il nous demande de remplir un formulaire, si l’on est accompagné par son mari, un enfant ou quelqu’un d’autre qui s’y connaît mieux que nous dans ce genre de formulaire, on peut demander à cette personne de le remplir pour soi. Dans ce cas-là, on peut considérer que le fait de ne pas savoir le remplir soi-même n’est pas un problème. Pour cette raison, il est important de ne pas voir uniquement l’individu et ses compétences ou habilités individuelles – ce qui est le défaut dans le discours dominant des « skills » [compétences] –, mais d’observer la personne dans son entourage social et d’analyser la littératie non seulement en tant qu’habileté individuelle, mais aussi en tant que ressource disponible dans l’entourage d’une personne. Dans le discours dominant, dans les grandes enquêtes sur l’alphabétisation où l’on mesure les niveaux d’alphabétisation, on examine toujours les compétences individuelles, mais on ne pose jamais de question telle que : est-ce qu’il y a quelqu’un d’autre dans votre famille qui pourrait éventuellement vous aider si vous avez un problème avec un texte ou dans une situation particulière ? Et c’est pour cela qu’à mon avis, des études plutôt qualitatives, de type ethnographique, sont importantes. En observant l’entourage de l’individu en question, on peut mieux comprendre comment, dans une situation particulière, la littératie s’accomplit. Un tel regard ethnographique permet aussi de revoir comment les tests d’alphabétisation sont menés. Brian Maddox, de l’Université d’East Anglia, a étudié les situations dans lesquelles des tests d’alphabétisation ont été conduits en Mongolie. Pour mesurer le taux d’alphabétisation parmi la population vivant dans le désert, des enquêteurs ont fait passer des tests aux adultes, dans leurs milieux et selon leurs conditions de vie authentiques. Maddox a voyagé avec le groupe des enquêteurs qui a administré les tests. Il a observé que, souvent, quand on questionnait un père ou une mère, d’autres personnes, par exemple leurs enfants, étaient présentes et, si la personne interrogée éprouvait des difficultés avec certaines questions sur le texte, elle demandait à des membres de sa famille de l’aider. Alors, on voit ici que les tests d’alphabétisation ne mesurent pas toujours ni exclusivement des compétences individuelles, mais qu’ils peuvent aussi mesurer celles de la famille.

Karine Collette : Et du coup, est-ce qu’on peut avancer qu’avec un faible niveau de littératie, dans certaines conditions, les personnes peuvent quand même réussir à prendre des décisions éclairées et à adopter une attitude critique et émancipatrice par rapport aux autres discours ?

Uta Papen : Oui, mais ça dépend vraiment de leur situation particulière. Je me rappelle très bien que, dans mon étude sur la littératie en santé, il y avait une femme atteinte d’une maladie chronique – le lupus – qui est difficile à traiter. Les médecins qui la soignaient lui donnaient des informations écrites, par exemple des dépliants. Mais elle ne voulait pas lire les informations remises par le médecin ; elle refusait de les lire et ce n’était pas seulement parce qu’elle avait du mal à les comprendre, c’était aussi parce qu’elle avait peur. Bien sûr, à cause de sa maladie, elle était souvent fatiguée et avait du mal à se concentrer. Alors, dès le début de sa maladie, elle avait demandé à sa soeur de l’aider. Elle nous avait expliqué que sa soeur avait une meilleure éducation qu’elle-même, que sa soeur était une professionnelle travaillant dans une entreprise et qui savait très bien chercher sur Internet pour collecter des informations sur sa maladie. En impliquant sa soeur, et grâce à son aide, la personne malade arrivait, malgré son faible niveau de littératie, à s’informer sur sa maladie et à prendre des décisions très importantes sur le choix des soins. Et tout cela dans un contexte où elle n’était pas du tout satisfaite des traitements que le médecin lui avait proposés et où elle avait consulté plusieurs médecins lui ayant présenté des traitements distincts. De plus, cette femme était dans une situation assez difficile parce qu’elle était atteinte d’une maladie grave et qu’elle souffrait beaucoup. Alors, le fait qu’elle ait peur et ne veuille pas trop en savoir sur sa maladie est bien compréhensible. En déléguant à sa soeur les tâches informationnelles, elle arrivait quand même à adopter un point de vue assez bien informé sur sa maladie, parce que sa soeur prenait beaucoup de temps à chercher sur Internet, à essayer de comprendre exactement ce qu’était sa maladie, ses causes, à chercher des traitements plus adaptés. Alors je dirais que dans ce cas-là, avec l’aide de sa soeur, cette femme était effectivement capable d’adopter une perspective critique et de développer un point de vue réellement fondé sur les recherches documentaires que sa soeur avait effectuées. Mais il est vrai, aussi, que même sa soeur éprouvait de temps en temps des difficultés. Par exemple, elle avait acheté un médicament qu’elle avait trouvé sur Internet, mais qui ne procurait aucune amélioration. Sur le site Internet en question, ce médicament était décrit comme un traitement efficace contre le lupus. De fait, le lupus est une maladie compliquée et peu connue, même par les professionnels. Plusieurs traitements existent sans qu’on sache lequel est le meilleur, d’autant plus que cela dépend aussi des conditions particulières du malade. En plus de la question des compétences du malade et des médiateurs possibles, on touche ici à la question du savoir médical et au fait que différents médecins proposent des médicaments différents. Le problème est complexe et ce n’est pas vraiment une question de niveau de littératie. De plus, il y a des sites commerciaux qui vendent des médicaments en ligne, au public, et il est difficile d’évaluer leur efficacité.

Pour revenir au rôle des médiateurs en général, il faut donc ajouter que la présence d’un médiateur n’est pas une garantie de succès. Il est possible que le médiateur ait aussi des difficultés liées à leur niveau de littératie. Dans une famille, il est possible que les enfants qui scolarisés soient plus « éduqués » que leurs parents. Dans ce cas, les enfants peuvent aider leurs parents. Mais dans d’autres cas, il est possible que le médiateur lui-même ne soit pas forcément dans une situation où il est capable de faire une grande différence. Alors, le fait qu’on dépende d’un médiateur peut se révéler problématique parce qu’on ne peut pas toujours être sûr que le médiateur dispose vraiment des habiletés pour pouvoir faire une différence.

Karine Collette : Et il y a des médiateurs professionnels en littératie…

Uta Papen : Oui, certainement, il y a les professionnels et je crois que lorsqu’on est capable de trouver un médiateur professionnel, ça peut vraiment changer la situation. Pour revenir à cette femme qui était malade, sa soeur n’était pas vraiment un médiateur professionnel, mais parce que sa soeur avait l’habitude de chercher sur Internet, d’utiliser Google et de chercher des informations sur des sites différents, ainsi que de comparer des informations différentes, dans le cadre même de son travail, on pourrait dire qu’elle était beaucoup plus experte que la malade elle-même, dans ce genre de recherches sur une maladie particulière. Dans d’autres situations, certainement, des médiateurs experts peuvent aider. Par exemple, Judit Kalman a étudié ce qu’on appelle les écrivains publics au Mexique. Ces écrivains publics, qu’on trouve sur une grande place publique au centre de Mexico, sont des experts de lettres de genres ou de types différents, alors ils savent rédiger une lettre adressée à une entreprise, peut-être pour déposer une plainte, ou une lettre à un amoureux. Ils savent rédiger des genres différents et c’est dans ce sens qu’ils sont des médiateurs experts, parce qu’ils savent quel type de langage utiliser, quel style, pour des lettres différentes.

Karine Collette : Mais ces personnes-là n’ont pas nécessairement, ou de façon très intuitive, la connaissance des conditions socioculturelles des personnes, de leurs logiques, de leurs valeurs. Est-ce que tu penses qu’il y a certaines limites dans cette possibilité-là de prendre en charge, en tant que médiateur, les intentions communicationnelles d’une autre personne ?

Uta Papen : Oui, certainement, il y a aussi des limites dans le sens qu’une personne peut avoir à rédiger un texte compliqué, qui touche à une situation privée. Dans une telle situation, on n’a pas forcément confiance en la personne qui offre ses services de médiateur. On ne veut peut-être pas divulguer des informations privées à un médiateur qui est un professionnel mais qui n’est pas un proche. Le fait qu’on soit malade, par exemple, est une affaire assez personnelle et privée, alors demander à quelqu’un d’autre, qui n’est peut-être pas de la famille ou de l’entourage direct du malade, n’est pas toujours évident. Réussir à expliquer à une personne étrangère exactement ce que l’on veut communiquer est difficile, et peut-être qu’on ne désire pas recourir à une personne étrangère pour des questions de confiance. Alors je pense qu’il y a certainement des limites. Il faut aussi voir que, dans les relations entre médiateurs et clients ou usagers, c’est toujours un peu une relation de pouvoir, parce que si tu demandes à un tiers d’écrire une lettre que tu vas signer à la fin, il faut vraiment avoir confiance que la personne écrive précisément ce que tu veux. Alors, certainement, oui, il y a des limites. Et je crois qu’avoir des difficultés à lire et à écrire instaure une forte relation de dépendance à d’autres personnes. C’est souvent ce qui motive les gens qui sont peu alphabétisés à essayer d’apprendre à mieux lire et à écrire. Malgré l’aide qu’on peut obtenir d’un proche ou d’un professionnel, on peut connaître des situations où, tout à coup, on est seul, où le médiateur n’est pas disponible, et tout à coup on se trouve dans une situation où personne ne peut nous aider. Et là, on se rend compte qu’on dépend vraiment d’autres personnes.

Karine Collette : Voudrais-tu ajouter quelque chose sur cette question-là ?

Uta Papen : Pour moi, les situations de soins de santé sont très intéressantes parce que ce sont des situations où l’individu se trouve en face d’une institution qui a ses règles, qui fonctionne par rapport à des conventions, à des façons de faire déterminées par l’institution, en dehors du contrôle du client. Ces conditions sont caractérisées par des relations de pouvoir. Un dépliant qui explique comment se soigner en cas de diabète ou d’autre chose, cela demande toujours au malade qu’il se conforme, qu’il lise ce qui est écrit, mais aussi qu’il fasse ce qu’on lui explique. Et dans l’article de Moreau, Savriama et Major, les malades faisaient plutôt ce qu’ils voulaient ; ils ne suivaient pas nécessairement l’avis du médecin parce qu’ils se soignaient aussi par le recours à d’autres médicaments, aux plantes et aux tisanes. C’est vraiment intéressant de voir qu’une personne faiblement littératiée prend néanmoins en charge son traitement, choisit comment elle se soigne.

Karine Collette : Et dans ces cas-là, les façons de se soigner sont très liées à la culture, à la dimension ethnique de leur culture.

Uta Papen : Oui, et là je trouve que c’est une dimension intéressante quand on parle de la santé parce que la façon de se soigner, comment on veut se soigner, le genre de médicament qu’on accepte ou qu’on refuse, cela renvoie beaucoup à la culture et à sa façon de voir le corps, les maladies, à sa façon de définir ce qu’est la maladie. Et c’est pour cela qu’avec la question de la littératie survient celle du savoir culturel et de ce qui compte en tant que savoir médical.

Karine Collette : Oui, et là on devine une forme de concurrence en fait, entre l’autorité culturelle et l’autorité institutionnelle.

Uta Papen : Oui, absolument, et je crois que c’est aussi dans ce contexte précis que les discours sur les illettrés doivent être remis en question. Souvent, on entend le discours des grandes enquêtes exposant que les gens faiblement littératiés ne savent pas se soigner. Or ce qui n’est pas vu dans tout ce discours concerne les éléments culturels ; peut-être qu’un malade n’accepte pas le traitement proposé par son médecin simplement parce qu’il adhère à une façon différente de se soigner. Dans les grandes enquêtes, quand on dit des choses comme « les gens avec peu de littératie ont des difficultés sur le plan de la santé », on ne considère pas d’autres éléments ou d’autres facteurs culturels qui jouent un rôle dans les questions de santé, de choix de traitement, de médicaments et tout ça.

Karine Collette : Les personnes étudiées dans l’article sont des personnes qui prennent en charge leur santé, on ne peut pas dire le contraire, donc ça remet vraiment en question, comme tu l’as dit, tous ces jugements a priori sur la relation entre le niveau de littératie et la capacité à prendre en charge sa santé. Passons désormais à la seconde question. Un grand nombre de chercheurs et de promoteurs de la littératie exercent dans le domaine de la formation ou de l’éducation. L’article d’Hébert et Lépine montre que les recherches en éducation, au Québec, adoptent progressivement l’idée que la littératie se joue aussi au-delà des composantes scripturales de base (compétences de lecture-écriture). Hébert et Lépine mentionnent que les autres composantes socioculturelles, les attitudes et les dispositions peinent toutefois à être considérées ou enseignées. Comment les chercheurs analysent-ils cette difficulté d’un point de vue anthropologique ? Autrement dit, pourquoi les chercheurs en éducation n’utiliseraient-ils que très peu les dimensions socioculturelles, psycho-socio-cognitives dans leurs recherches sur la littératie ? Cela représente-t-il une difficulté particulière ?

Uta Papen : Il me semble que les chercheurs en éducation sont très fortement influencés par le discours dominant de la littératie en tant que compétence ou capacité individuelle. Et c’est un peu la même chose dans les recherches anglophones ; la plupart des études menées par des chercheurs en éducation sont développées sur l’idée que la littératie est un ensemble de compétences techniques et que le défi des chercheurs est de trouver la meilleure façon de les enseigner. Je vois cela dans les études anglophones que je connais, lesquelles essaient vraiment de trouver la façon la plus efficace d’enseigner aux enfants la lecture et l’écriture. Ces études conçoivent que la lecture et l’écriture s’apprennent vraiment sur la base de compétences techniques, les compétences de codage et de décodage. Et cette conception de la littératie est vraiment très, très dominante. Il y a certainement des chercheurs qui sont plus influencés par l’anthropologie, la sociologie ou même la linguistique, mais ces chercheurs ont une position assez marginale dans l’ensemble de ce domaine de recherche en éducation. Je ne connais pas la situation au Canada, mais ici en Angleterre, par exemple, toutes les recherches en éducation sont aussi très influencées par la politique, où l’éducation et la question de l’alphabétisation représentent toujours un sujet important en soi, mais aussi pour le public et pour l’électorat. Ce qui veut dire que le gouvernement a plutôt tendance à financer des études qui essaient de trouver des manières efficaces d’enseigner la lecture et l’écriture. Le gouvernement cherche des solutions simples et faciles à mettre en place. Du point de vue du gouvernement, ce qu’il faut, ce sont des stratégies simples à utiliser à grande échelle, mais néanmoins efficaces. Souvent, cela veut dire que le genre de mesures proposées pour l’enseignement sont des mesures uniformes, standardisées, du genre « one size fits all » [la même taille sied à tout le monde]. Ce genre de mesure uniforme s’applique par exemple en Angleterre, où toutes les écoles primaires suivent un programme d’enseignement appelé « phonics ». C’est une méthode consistant à enseigner aux enfants les relations graphophonétiques. L’avantage de phonics, c’est d’offrir aux enseignants une façon très systématique d’enseigner la lecture. D’après la méthode phonics, la lecture est une question de compétences techniques, on voit bien l’influence du concept de littératie en tant que skills. En revanche, les dimensions socioculturelles ou les dimensions psycho-socio-cognitives sont souvent ignorées ou même vues comme des obstacles à l’apprentissage, des dimensions qu’il vaut mieux évacuer au bénéfice des aspects techniques du processus de la lecture et de l’écriture. Par rapport à la lecture par exemple, phonics apprend aux enfants à décoder, mais cela ne veut pas dire que l’enfant qui sait décoder comprend nécessairement le sens du mot ou de la phrase qu’il a lu. La lecture, évidemment, est un processus plus compliqué, et ce qui motive la lecture, c’est toujours la volonté de communiquer, d’exprimer quelque chose. De plus, chaque enfant apprend à lire et à écrire un peu de façon individuelle. Alors, souvent, il est dit que les dimensions socioculturelles sont trop variées et trop compliquées à saisir, c’est pour cela qu’on peut être tenté de dire qu’au moment où les élèves arrivent à l’école, il vaut mieux laisser de côté leur contexte social, familial, parce qu’il n’aide pas forcément à développer les apprentissages. Le contexte familial, dit-on, est favorable aux apprentissages seulement pour les enfants des classes moyennes, public cible de l’école. Mais pour les autres, on pense que le contexte familial de référence n’est pas toujours favorable ; on considère alors qu’il est préférable de se concentrer sur les apprentissages techniques pour tous les élèves. Il est dit aussi que la méthode phonics est la meilleure méthode pour tous les enfants, y compris ceux qui ne lisent pas à la maison. Il faut aussi tenir compte du contexte politique dans lequel les enseignants sont placés. Ils sont souvent critiqués pour leur travail, on les rend responsables de l’échec scolaire des enfants. En même temps, les enseignants eux-mêmes ont peu d’influence sur la politique. Les mesures scolaires sont dirigées et souvent imposées par le gouvernement. En classe, les enseignants se trouvent face à une trentaine d’élèves – des groupes assez grands, où la population est diversifiée – et avec peu de temps pour permettre à chaque enfant d’apprendre à lire et à écrire à son propre rythme et selon sa propre manière d’apprendre. Il y a un rythme soutenu de tests et d’examens qui commencent très tôt, à la fin de la première année (first grade), quand les enfants ont cinq ou six ans. Alors, les enseignants sont obligés de faire tout ce qu’ils peuvent pour s’assurer que leurs élèves réussissent le test. Le tout premier test, à la fin de la première année, n’évalue que les compétences de reconnaissance graphophonétique : il consiste en une série de mots que l’enfant doit décoder. Le sens de ces mots n’est pas important. Il y a même des non-mots, inclus pour vérifier si l’enfant peut décoder selon les règles apprises dans ses leçons de phonics. Ce test est largement critiqué, surtout l’utilisation de mots artificiels. Quel est le but de la lecture si ce n’est pas la compréhension du mot écrit ? Ce que je voulais dire ici, c’est que le contexte actuel en éducation en Angleterre ne facilite pas l’intérêt pour les contextes culturels. La direction que la politique a prise, avec la méthode phonics, qui est un système fortement basé sur l’idée de la littératie en tant que compétences techniques, n’encourage pas une forme d’enseignement qui s’intéresse aux contextes familiaux et culturels des différents élèves.

Mais je dirais que non seulement les enseignants mais aussi les chercheurs sont incités à développer des études qui aident à trouver des solutions faciles pour résorber la crise de la littératie. Cela veut dire qu’un bon nombre d’études se donne pour objectif de développer et de tester des stratégies pédagogiques simples et faciles à mettre en place à grande échelle. Ceci n’encourage pas les études qui examinent en détail le contexte socioculturel et les façons individuelles d’apprendre la lecture et l’écriture.

Karine Collette : Est-ce que, de ton côté, tu penses qu’il existe autant de déterminants socioéconomiques de la littératie que de déterminants socioéconomiques de la littératie en santé et de la santé en général, et qu’on devrait peut-être s’attacher davantage à décrire et à connaître ces déterminants sociaux culturels et économiques de la littératie pour travailler avec ceux-ci ?

Uta Papen : Oui, certainement, et pour cela il est un peu dommage que les études menées par des chercheurs influencés par les NLS et qui travaillent sur les pratiques de l’écrit dans les familles et à l’école soient souvent ignorées par les politiciens, par le gouvernement, par le ministère de l’Éducation ou de la Santé. Il faudrait certainement mieux comprendre les facteurs socioculturels, la situation dans les familles. Mais quand on parle de l’environnement culturel de l’enfant ou de l’adulte, il faut surtout éviter le « discours de déficit » (deficit discourse). Ceci est très important. Les médias, par exemple, ont tendance à stéréotyper les situations – par exemple à présenter l’enfant de la famille immigrante en présupposant qu’il vient d’un contexte familial qui ne peut pas soutenir ses aspirations scolaires. Pourtant, nous savons très bien que ceci n’est pas forcément le cas, que les parents qui ne parlent pas l’anglais vont souvent faire tout ce qu’ils peuvent pour assurer que leurs enfants réussissent à l’école. En Angleterre, on parle aussi souvent des enfants de la classe ouvrière, qui – dit-on – vivent dans un environnement où l’éducation et avec elle la littératie ne sont pas valorisées. Là, on revient un peu à ce que Lahire a dit par rapport à la construction de l’illettrisme. Il s’agit d’un discours public, des idées stéréotypées que le public et les médias diffusent.

Mais il faut voir aussi l’influence de certains facteurs structurels dans le contexte britannique. Je m’explique, il y a peut-être là une différence entre le Canada et l’Angleterre. En Angleterre, la qualité des écoles publiques varie, car elles présentent des situations et des conditions très différenciées. Si ton enfant a la chance d’aller dans une école qui est vue comme une « bonne école », il a beaucoup de chances d’apprendre à lire et à écrire sans difficulté. Si, par comparaison, il fréquente une école située dans une communauté plus « difficile », où il y a beaucoup plus de difficultés sociales et économiques, une population plus marginalisée, il aura peut-être plus de difficultés. Il y a donc aussi ces différences plutôt économiques et structurelles qui renvoient à des inégalités en termes d’accès à un enseignement de qualité. Cela est un facteur qu’il faut analyser : les inégalités dans les écoles et dans la qualité des enseignements qu’elles offrent. Et je ne parle pas vraiment des enseignants, mais plutôt des contextes matériels, par exemple : est-ce que les écoles disposent d’assez d’ordinateurs, est-ce qu’elles ont des livres, des supports de qualité ? Et pour ce qui est des enseignants : est-ce qu’il y a suffisamment d’enseignants qualifiés, ayant suivi une formation complète et adaptée au public ? En Angleterre et aux États-Unis, on parle souvent de « crise de la littératie » (literacy crisis) – c’est un sujet très populaire, souvent discuté dans les médias, à la radio. Il est dit que trop d’élèves quittent l’école sans avoir appris à bien lire et écrire. Des statistiques semblent montrer qu’un pourcentage significatif d’élèves ne réussit pas. Mais il existe aussi une polémique sur la vérité de la crise : la crise de la littératie est-elle vraie ou pas ? On en discute beaucoup, et les statistiques présentant les résultats obtenus par les élèves à la fin de l’école primaire et secondaire ne sont pas claires du tout. Dans cette situation, quelques chercheurs disent que la crise en question est plutôt un discours animé par les politiciens et les journalistes, mais qu’en vérité, les résultats des élèves n’ont pas vraiment changé. D’autres chercheurs, comme James Paul Gee aux États-Unis, disent que la vraie crise, c’est que ceux qui ont du mal à réussir sont les élèves des groupes marginaux, des classes ouvrières ou bien les enfants des immigrants pour qui l’anglais n’est pas la langue maternelle.

Karine Collette : Selon toi, l’école c’est une sorte de médiateur de la littératie, mais qui présente aussi des inégalités structurelles…

Uta Papen : Oui, il y a des facteurs structurels importants et il y a suffisamment d’études qui ont montré cela. Les élèves issus de familles de la classe moyenne ont plus de chance de réussir sans avoir de difficultés, contrairement aux enfants issus d’un milieu plus marginalisé. En Angleterre, on parle toujours des classes moyenne ou ouvrière. Cela montre les inégalités structurelles. Pourtant, nous avons un curriculum national et, en théorie, chacun reçoit le même enseignement et le même contenu d’enseignement en lecture et en écriture.

La difficulté, c’est que les résultats des grandes études sont souvent interprétés afin de suggérer que c’est la faute des parents de classes ouvrières ou des parents immigrants qui ne fournissent pas suffisamment de soutien à leurs enfants. Alors le danger est qu’on perpétue des stéréotypes, par rapport, par exemple, à la question intergénérationnelle de la littératie. Mais il est nécessaire d’étudier plus en détail la situation de telles familles si on veut bien comprendre les raisons pour lesquelles leurs enfants réussissent moins à l’école. Et souvent, ce n’est pas l’attitude des parents qui est problématique, mais plutôt les moyens qui manquent ou bien le contenu de l’enseignement.

Karine Collette : Est-ce que les enfants des classes ouvrières sont regroupés à peu près dans les mêmes écoles ? Est-ce qu’il y a des écoles qui concentrent davantage des enfants des classes ouvrières et d’autres les enfants des classes moyennes ?

Uta Papen : Oui, ceci est souvent le cas. Il y a des écoles qui regroupent plutôt des enfants de la classe moyenne et d’autres où la plupart des élèves viennent de la classe ouvrière. En voici peut-être la raison : en Angleterre, les résultats des élèves dans les différentes écoles sont rendus publics. À la fin de la 2e année en école primaire par exemple, tous les élèves passent un examen de littératie, et les écoles sont obligées de publier les résultats, alors les parents dont les enfants vont entrer à l’école l’année suivante peuvent consulter ces statistiques, se renseigner sur les résultats obtenus dans les différentes écoles de leur quartier ou de leur ville. Cela veut dire que les parents qui recherchent cette information, ceux qui se renseignent pour choisir une école, vont essayer d’éviter celles où les résultats n’atteignent pas ou frôlent la moyenne. Le choix d’école n’est pas complètement libre, car les places sont attribuées en fonction de la proximité de la résidence des élèves. En conséquence, ce n’est pas si rare qu’une famille de la classe moyenne envisage de déménager s’il n’y a pas de bonnes écoles dans son quartier. En Angleterre, la plupart des gens ne louent pas, mais acquièrent une maison et les prix de l’immobilier dépendent entre autres de la qualité des écoles dans le quartier. Dans certains quartiers de Londres où l’on trouve de bonnes écoles primaires, les prix des maisons sont très, très élevés. Alors on voit ici l’importance des facteurs structurels qui influencent les conditions de la littératie. Par ailleurs, s’il n’y a pas d’école publique de qualité dans un quartier, certains parents qui en ont les moyens financiers envoient leurs enfants dans des écoles privées.

Karine Collette : Veux-tu ajouter quelque chose sur cette question ?

Uta Papen : Pour moi, c’était intéressant de voir comment cette notion de littératie a été traduite et comment elle est utilisée chez vous au Québec et au Canada. En fait, l’anglais literacy, comme tu le dis dans ta question, englobe toutes les dimensions socioculturelles, mais chez vous, on parle beaucoup d’alphabétisation. C’est un peu la même chose en Allemagne : quand on utilise le mot alphabétisation, ça réfère à des connaissances de base. Je vois peut-être aussi qu’il y a une notion anglo-américaine qui a été traduite et que quelques chercheurs canadiens trouvent intéressante à explorer pour développer leurs recherches. Mais d’autres semblent considérer que la « littératie » est une notion venue d’un autre contexte, qui ne reflète peut-être pas vraiment le contexte québécois.

Karine Collette : Du point de vue de la littératie médiatique, Lebrun, Boutin et Lacelle considèrent, entre autres, qu’on enseigne insuffisamment la dimension sémiotique (le sens construit à partir de textes multiples, les relations textes-images), qu’on se préoccupe essentiellement des compétences technologiques nécessaires pour utiliser les nouveaux médias, au détriment de l’enseignement disciplinaire. Ils critiquent également l’approche superficielle de l’apprentissage de la critique d’information, réduit à l’identification et à la validation des sources. Comment les New Literacy Studies peuvent-elles aider à insuffler des contenus, de la culture et des connaissances, dans la coquille vide des formations en littératie médiatique (et pour quelles catégories de littératies) ?

Uta Papen : Les NLS nous incitent à instaurer en classe, avec des élèves ou avec des jeunes, des activités qui engagent les étudiants dans des tâches qui les invitent à identifier leurs propres pratiques de l’écrit. Dans les études de littératie, on parle d’un côté des pratiques de l’écrit de l’école, on les appelle les school literacy practices, et, d’un autre côté, on parle des pratiques de l’écrit de la vie ordinaire, de la vie en famille ; en anglais, on dit tout simplement home literacy practices ou bien vernacular literacy practices. Souvent, les enseignants ne connaissent pas bien les pratiques dans lesquelles leurs élèves s’engagent à la maison. Ceci est bien normal et bien compréhensible. Je ne veux pas critiquer les enseignants. Je connais bien cette situation. Par exemple, les étudiants inscrits à mes cours à l’université utilisent Facebook, et je connais Facebook, je l’utilise aussi. Mais je sais très peu de ce que représente la place de Facebook dans la vie de mes élèves. Qu’est-ce qu’ils font sur Facebook ? Dans quel but, pour quelles activités est-ce qu’ils utilisent ce réseau ? Comment est-ce qu’ils écrivent sur Facebook ? Je sais qu’ils n’utilisent pas forcément un langage formel et standard sur ces réseaux. Mais quel style utilisent-ils ? Quelles sont les expressions « hip » (à la mode) dont les jeunes se servent ? Les enseignants pourraient inviter leurs élèves à examiner en détail leurs propres pratiques de l’écrit et leurs pratiques médiatiques. Parce qu’il est très clair, dans notre société contemporaine, que même des enfants de 5 ans s’engagent déjà beaucoup dans des pratiques médiatiques de l’écrit qu’on appelle « digital literacies ». Il est clair qu’une grande partie des pratiques de l’écrit des enfants et des jeunes d’aujourd’hui a à voir avec des pratiques médiatiques d’Internet, avec l’usage des téléphones cellulaires, etc. Et comme les auteurs l’expliquent dans l’article, le problème, souvent, pour les enseignants, est qu’ils ne connaissent pas ces pratiques des enfants et des jeunes ; ils ne savent pas ce que font les élèves dans l’après-midi et dans la soirée sur leurs ordinateurs. Les auteurs ont expliqué cela aussi : les enseignants n’ont pas les mêmes expériences avec ces nouvelles pratiques médiatiques ; ils ne connaissent peut-être pas du tout les nouveaux réseaux sociaux. Le problème qui se pose ici est que les professeurs qui ne connaissent pas ces pratiques ont tendance à penser qu’elles n’ont rien à voir avec les activités qu’on conduit à l’école, comme lire un roman, écrire une discussion sur un roman, etc. Les professeurs qui ne connaissent pas ces pratiques ont peut-être tendance à penser que celles-ci ne sont pas sérieuses, qu’elles ne requièrent pas de compétences ou alors que ce sont des pratiques techniques compliquées, mais qui n’ont rien à voir avec ce que l’on doit enseigner et apprendre à l’école. La proposition que nous faisons, mes collègues et moi à Lancaster, mais je suis sûre que nous ne sommes pas les seuls à utiliser cette approche, c’est d’inviter les élèves, peut-être du niveau primaire-secondaire (des élèves de 10, 11 à 12 ans) à tenir une sorte de journal pendant un ou deux jours, où ils noteront tout ce qu’ils exercent en tant qu’activité d’écriture et de lecture. Ils noteront surtout tout ce qu’ils font à partir de l’ordinateur et des téléphones ou d’autres moyens médiatiques. Si, ensuite, ils arrivent en classe avec leur journal et présentent leurs activités médiatiques liées à la lecture-écriture pendant une journée, ils peuvent commencer à comparer leurs pratiques, à les analyser avec l’enseignant. On fait la même chose ici, à Lancaster, avec nos étudiants. Au début du trimestre, quand on commence un cours sur les pratiques de l’écrit médiatique, les media literacy, on invite les étudiants à partager avec nous leurs pratiques. Et on les analyse ensemble, en classe, en posant par exemple des questions comme : pourquoiPourquoi est-ce que vous faites ceci ou cela ? Pourquoi est-ce que vous aimez Facebook ? Pourquoi aimez-vous envoyer des textes avec votre téléphone mobile ? Quel est le but de ces pratiques pour vous ? Quel est le sens que vous accordez à ces activités ? Pourquoi est-ce que vous passez toute la soirée chez vous devant votre ordinateur, pour faire quoi ? Comment est-ce que vous écrivez sur Facebook ? Quel style utilisez-vous ? C’est l’idée d’engager les élèves dans des analyses de leurs propres pratiques, d’amorcer la réflexion, pour pouvoir mieux comprendre de quoi il retourne dans ces pratiques de l’écrit médiatique, mais aussi pour essayer de voir ensemble s’il y a des liens avec des pratiques scolaires. Parce que, souvent, dans l’opinion publique, les littératies médiatiques ne sont pas prises au sérieux : on écrit mal, on n’utilise que des images, ce n’est pas vraiment un langage standard et approprié… Mais si on examinait en détail les pratiques particulières dans lesquelles les jeunes s’engagent, on arriverait à identifier des façons d’écrire ou de communiquer qui ne seront pas les mêmes que les façons de communiquer à l’école, mais qui pourront peut-être y ajouter quelque chose ou qui pourront peut-être être comparées à des types de textes ou à des types de communication enseignés aux élèves à l’école.

Karine Collette : D’après toi, est-ce qu’on va forcément utiliser les nouvelles technologies pour les mettre au service de l’enseignement scolaire ou plutôt réfléchir sur ce qu’on en fait, comment les utilise-t-on et en quoi ça se distingue ou pas de ce qu’on fait à l’école ?

Uta Papen : On peut utiliser les nouvelles technologies à l’école, mais il faut comprendre auparavant les pratiques déjà installées des jeunes et des enfants, avec ces technologies, dans leur vie quotidienne. Si l’on utilise les nouvelles technologies à l’école sans comprendre les expériences des jeunes avec ces mêmes technologies, on risque de leur proposer des activités qui ne vont pas faire sens pour eux. Il est très important d’utiliser beaucoup plus les nouvelles technologies à l’école et je vois beaucoup de possibilités, mais je crois qu’il faut être prudent, qu’il faut d’abord comprendre les pratiques des jeunes, savoir un peu d’où elles viennent, saisir ce qu’ils font déjà et leurs expériences. Je crois aussi qu’il est très important d’analyser avec les jeunes comment ils ont appris à utiliser ces nouvelles technologies, parce qu’ils ont acquis énormément de compétences à travers des processus d’apprentissage informels, en utilisant ces nouvelles technologies. Ils ont appris à utiliser Facebook ou autre chose, ils ont appris à créer des textes multimodaux. C’est ça le potentiel aussi, il faut essayer de tenir compte de ces ressources que constituent leurs expériences avec ces pratiques. Ils ont déjà des compétences et je crois que l’enseignant devrait si possible développer des activités sur la base de ces compétences et expériences, pour pouvoir établir des liens entre ce que les élèves savent déjà, leurs expériences et les contenus enseignés à l’école. Un bon nombre d’études aux États-Unis et en Angleterre a montré que des enseignants, avec de très bonnes intentions, essayaient d’utiliser les nouvelles technologies (Facebook, blogues), mais sans succès. Il y a de nombreuses raisons pour lesquelles ça ne marche pas toujours, notamment des problèmes technologiques ou qui renvoient au manque d’expériences des enseignants avec ces pratiques. Mais ce sont souvent aussi des problèmes d’écart entre la façon qu’ont les élèves d’utiliser les nouvelles technologies dans leur vie quotidienne et ce qu’on leur demande de faire à l’école, avec les mêmes technologies. Souvent, les élèves ne voyaient pas très bien pourquoi on utilisait ces technologies à l’école, car l’usage à l’école était complètement différent de leurs pratiques autonomes. Ils ne comprenaient pas le sens de l’usage de ces technologies à l’école. Il y a des écarts entre les expériences des élèves en dehors de l’école et les façons qu’ont les enseignants d’utiliser les technologies. J’ai eu des discussions avec des étudiants. Ici, les étudiants en première et deuxième année à l’université ont 18, 19, 20 ans. On parle par exemple de ce qu’ils font avec Facebook ou d’autres réseaux de ce genre, et on compare ce qu’ils font et ce que je fais, moi, avec Facebook. C’est tout à fait différent : ils utilisent Facebook pour des activités très différentes et le sens qu’ils accordent à ces activités est très différent. C’est à travers ces discussions que je comprends mieux l’importance de ces activités dans leur vie. Je comprends mieux, par exemple, le rôle de certaines pratiques telles que l’écriture de son profil sur Facebook. Ce sont des écrits, des textes qui sont très importants pour les jeunes, car ils leur permettent d’exprimer ou de créer une identité, c’est pour eux un important moyen de communiquer, d’être membre ou d’essayer d’être membre de certains groupes, de créer des amitiés. En même temps, quand on a ces discussions avec des jeunes, on apprend beaucoup sur leur façon d’écrire dans ces nouvelles pratiques médiatiques. On comprend mieux le style qu’ils utilisent, qui souvent ne correspond pas au standard, mais qui peut être très créatif et montre comment la langue, dans son usage quotidien, se développe, comment la langue change, comment de nouvelles façons d’écrire et de s’exprimer se développent. Ces façons d’écrire sont souvent multimodales et cela aussi, il faut l’analyser comme un indicateur de la manière dont on communique aujourd’hui. En tant qu’anthropologue, ces discussions me permettent de mieux comprendre le sens culturel de ces pratiques pour ce groupe de jeunes, l’importance du contexte particulier d’une conversation en ligne et les pratiques et conventions qui déterminent comment on écrit dans ce contexte. C’est plutôt sur la base de cette compréhension que les enseignants arrivent à développer des activités qui accroissent leurs expériences et leurs propres compétences.

Karine Collette : Dans le dernier texte que je t’ai soumis, Collette et Rousseau inscrivent le concept de littératie dans le cadre des New Literacy Studies, pour étudier les dimensions idéologiques de la responsabilité/responsabilisation en santé. Ils montrent que les comportements inattendus peuvent être logiquement liés à des représentations sociales et discursives, aux effets parfois discriminants à l’égard des personnes. Quelles places peuvent ou doivent prendre les conditions idéologiques et politiques de l’exercice de la littératie dans les études ? Comment l’anthropologie de l’écriture envisage-t-elle l’articulation entre les conditions sociopolitiques, culturelles et individuelles ?

Uta Papen : Pour moi, la première question ici renvoie à la toute première question de l’entrevue, celle qui était inspirée par la perspective de Lahire, aussi parce que ton article à toi était situé dans un contexte de soins de santé. Je pense qu’il est très important qu’on examine toujours les conditions idéologiques et politiques dans l’étude de la littératie. Les conditions sociopolitiques, culturelles et les circonstances plus individuelles sont très étroitement liées. Si tu te rappelles ce que je disais plus tôt, quand on parlait tout à l’heure du système scolaire en Angleterre et des inégalités structurelles, tu vois déjà que ce sont des conditions qu’il faut analyser. Quand il s’agit par exemple de comprendre les difficultés d’un certain élève ou la situation d’un certain adulte, il faut toujours essayer d’examiner les conditions sociopolitiques, les conditions économiques de la vie de cette personne. Pour cela, en anthropologie de l’écriture, on travaille avec une conception large du contexte. Ce qui est important dans le contexte, ce sont les facteurs larges, les facteurs structurels et économiques qui déterminent souvent les pratiques de l’écrit et les valeurs qui sont accordées à des pratiques différentes. Dans les NLS, on parle des pratiques de l’écrit dominantes (dominant literacies) et vernaculaires (vernacular literacies). Et je pense que, surtout dans les contextes de santé, il faut toujours tenir compte des relations de pouvoir qui caractérisent le système de soins de santé. Toute forme de communication y poursuit toujours un certain but, la conformité. Cela revient à ce que j’avais dit au début, par rapport au premier article. Prenons un entretien avec un médecin qui m’explique ma situation ; en même temps, il va me proposer une certaine façon d’agir, de réagir et de me comporter, et cela arrive aussi quand le médecin me donne un dépliant à la fin de l’entretien et me propose de le lire à la maison ; le contenu de ce dépliant va certainement proposer certaines façons de réagir à ma maladie, certaines façons de me soigner. Alors, l’intérêt du médecin est que j’adopte ses propositions. Dans ce contexte, le médecin prend une position d’autorité, il est l’expert, tandis que le patient a une position différente : son savoir profane ou expérientiel n’a pas la même autorité. Mais cela veut dire aussi que les dispositions [capacitations] et compétences du patient ne sont pas forcément reconnues par le médecin. Prenons un exemple. Le patient a trouvé de l’information sur sa condition sur Internet et propose au médecin de suivre le traitement proposé sur le site Internet que le patient a lu. Si le médecin pense que ceci n’est pas le meilleur traitement, il va tout simplement expliquer au patient que, selon ses expériences, ce traitement ne va pas fonctionner et il en propose un autre. Le médecin n’est même pas obligé de demander au patient où il a trouvé cette information ni pourquoi il veut suivre ce traitement. Les recherches menées par le malade lui-même peuvent être dénigrées par le médecin. Car dans les contextes de soins de santé, c’est normalement le médecin qui sait et qui décide comment il faut agir, pas le malade. Il est question ici d’une relation entre savoir qui fait autorité et savoir qui ne fait pas autorité, parce qu’il y a la question du savoir professionnel du médecin d’un côté, et, de l’autre côté, il y a le savoir profane ou le savoir expérientiel du patient. Il y a donc une relation de pouvoir qui concerne les savoirs différents. En même temps interviennent aussi les caractéristiques de chaque situation particulière de littératie en santé et celles d’un contexte marqué par des problèmes d’inégalités sociales et économiques. Même si officiellement, ici, en Angleterre, le système de soins de santé est gratuit et accessible à tout le monde, on sait très bien qu’en fait, il y a d’importantes inégalités. Par exemple, il se peut que, dans le NHS (National Health Service, le système de soins de santé public), le patient doive attendre plusieurs semaines et même plus d’un mois avant d’être dirigé vers un spécialiste. Par contre, ceux qui ont les moyens de voir un médecin privé seront examinés beaucoup plus tôt. Tout cela veut dire que si on mène une étude sur les pratiques de l’écrit en contexte de santé, il est nécessaire de détailler les conditions sociétales, les conditions politiques et les conditions culturelles de ce contexte particulier, et cela inclut par exemple la situation financière du malade, les valeurs culturelles qui influencent peut-être sa façon de voir sa maladie et aussi, évidemment, ses expériences antérieures avec la même maladie, avec d’autres maladies ou avec le système de soins de santé. Au moment d’une consultation par exemple, toutes ces conditions et tous ces aspects sont importants si on veut comprendre la communication entre médecin et malade. Et je parle ici de la communication orale, mais aussi de tout ce qui concerne l’importance des documents dans ce genre de situation. Pour donner un exemple, lors d’un entretien avec un médecin, normalement, on se trouve dans son bureau, où il est assis, souvent devant son écran d’ordinateur. Il s’y trouve probablement des étagères avec des livres, peut-être aussi des affiches sur les murs. On pourrait dire que tous ces genres de textes sont tout simplement des livres, du contexte, mais ce sont certainement des écrits médicaux, des textes rédigés par des docteurs, par des médecins. Alors, symboliquement, la présence de ces livres confirme la position du médecin en tant que personne qui a le savoir qui compte ; c’est le médecin qui est l’expert. En face, il y a le malade, le patient qui va probablement parler, se contenter d’expliquer dans ses propres mots sa situation et ses symptômes. La voix du malade n’a pas le même pouvoir que celle du médecin.

Karine Collette : Pour toi, les études de littératie doivent effectivement s’attacher à décrire ces rapports de forces symboliques, que ce soit l’autorité du corps médical ou encore les dimensions idéologiques des politiques en santé…

Uta Papen : Oui, absolument, parce qu’il importe de voir que les textes ou les documents n’ont pas tous le même pouvoir. Je ne sais pas comment ça se passe au Canada, mais chez nous, souvent, vers la fin de la consultation, le médecin remet un dépliant au malade. Il s’agit généralement d’un document tiré d’Internet, imprimé pour le malade et remis avec la recommandation de consulter ce texte, où l’on peut revoir toutes les propositions que le médecin avait faites pendant la consultation et où le malade va pouvoir trouver d’autres informations. Automatiquement, ce texte est doté d’un certain pouvoir parce qu’il a été donné par le médecin, par quelqu’un qui est expert, qui est en position d’autorité. Par contre, un bout de papier, contenant des notes écrites à la main par le malade, pour préparer sa consultation et se souvenir des questions à poser, n’a pas le même pouvoir. Ceci est une situation que j’ai pu observer dans une étude. L’épouse d’un malade m’en a parlé. Elle expliquait qu’elle avait préparé des questions à poser au médecin pendant l’entretien, mais au moment où elle s’était retrouvée assise devant le docteur, elle avait eu du mal à poser ses questions. Elle n’était plus sûre de ce qu’elle avait écrit sur son bout de papier. En même temps, elle me racontait que le médecin utilisait des « grands mots » [termes techniques, savants] que ni son mari ni elle ne comprenaient très bien.

En ce qui concerne la responsabilité et la responsabilisation en santé, en Angleterre, le système de soins de santé prône la nécessité de bien informer le malade et de l’inclure dans des décisions concernant son traitement. Avec cette politique du patient informé (informed patient) vient une certaine responsabilisation. On demande au malade de s’informer et de prendre des décisions. Parfois, on demande même que le malade prenne en charge son propre traitement, surtout dans le cas de maladies chroniques. Il existe un programme appelé « expert patient programme », destiné à ceux qui souffrent d’une maladie chronique : l’idée est qu’on leur donne suffisamment d’instructions afin qu’ils réussissent à gérer leur situation sans avoir besoin de consulter fréquemment le médecin. Ce genre de programme présume que le malade peut et veut s’informer, qu’il veut assumer une position active.

Karine Collette : Oui, et derrière tout ça, il y a l’idée du patient modèle, voire de la culpabilité du malade.

Uta Papen : Oui, les dispositions du malade qui se prend en charge renvoient aux compétences du malade, mais aussi à sa volonté de s’impliquer dans son traitement. On fait la promotion du patient modèle qui veut s’informer. C’est un idéal de patient qui se sent responsable, qui pense devoir parfaitement comprendre sa condition, sa situation, devoir s’informer en détail et apprendre à gérer lui-même sa condition. Pourtant, il faut bien comprendre qu’en situation de maladie, surtout en cas de maladie grave, le patient peut peut-être aussi espérer ou préférer que le médecin prenne les décisions importantes.

Karine Collette : À travers ce que tu me dis là, je comprends qu’il y a encore beaucoup de choses à faire pour arriver à une possibilité d’émancipation du patient en santé.

Uta Papen : Oui, absolument. Mais ce qui est peut-être intéressant à souligner dans ce contexte est le rôle des réseaux qu’on trouve sur Internet, les forums, les réseaux de patients qui communiquent entre eux, qui échangent des idées, de l’information. Il y a là, je crois, une possibilité pour les gens de s’émanciper, il y a des possibilités de trouver des informations qui peuvent être différentes de l’avis d’un médecin. J’ai mené une petite étude sur les pratiques d’écriture des femmes enceintes. Le but était de comprendre comment des femmes enceintes cherchent de l’information sur la grossesse, les soins au bébé, etc. J’ai mené des entrevues avec des femmes enceintes et elles m’ont parlé en détail de leurs stratégies d’information. Beaucoup d’entre elles se servaient d’Internet en tant que source d’information. Mais il était clair dans mon étude que la question des pratiques d’information (information practices) est liée aussi aux compétences et aux expériences avec Internet. Il faut savoir comment chercher sur Internet. Il faut savoir évaluer la qualité des informations qu’on y trouve. Cette orientation, qui consiste à responsabiliser les patients, privilégie ceux d’un niveau d’éducation plutôt élevé. Les femmes qui participaient à mon étude étaient toutes des professionnelles, diplômées, certaines étaient même docteures. Pour elles, Internet représentait une source énorme d’informations. Mais elles savaient comment on cherche de l’information sur Internet, elles pouvaient vraiment en profiter, car elles s’en servaient déjà avant de tomber enceintes. C’était une pratique normale pour elles, quelque chose qu’elles avaient l’habitude de faire, qu’elles faisaient tout le temps au travail. Mais pour d’autres malades, la situation est tout à fait différente.

Karine Collette : La dernière question formulée pour cette entrevue porte sur l’urgence à étudier la littératie en termes de cultures plurielles, hors des frontières individuelles, hors d’une intention de conformation à l’idéologie dominante et au système et, pour nos sociétés occidentales, hors de la rentabilité économique des personnes.

Uta Papen : Il faut certainement étudier la littératie en termes de cultures plurielles, dans ses contextes particuliers, telle qu’elle est utilisée par des personnes dans leur vie de tous les jours. Et je trouve qu’il est très important de faire des études un peu comme tu proposes ici, qui essayent de comprendre l’individu au sein de son contexte familial, avec ses amis et dans son environnement culturel habituel. Il faut mener des études basées sur des groupes ou des communautés et moins sur des individus, parce que, comme j’essayais de le dire tout au début, les pratiques de l’écrit relèvent souvent d’un groupe. Ce sont des façons d’utiliser la lecture et l’écriture qui sont partagées par un groupe de personnes ou par une communauté. Et je ne veux pas dire communauté dans un sens identitaire strict, mais, par exemple, sur les réseaux Internet, il y a des gens qui communiquent ensemble, qui forment une sorte de communauté ou de réseau. Ceci n’est pas une communauté au sens strict, mais plutôt une sorte de regroupement. Le chercheur américain James Paul Gee parle de « affinity groups » ou bien de « affinity spaces » [espaces ou groupes d’affinités], et c’est dans ces regroupements – qui présentent des cultures particulières – que de nouvelles façons d’écrire, de nouvelles façons de communiquer se développent. Et c’est là où l’on voit bien la multiplicité, les pratiques multiples qui se développent. C’est dans ce genre d’étude qu’on arrive à voir l’importance de l’écrit, de la littératie pour la vie personnelle, la vie culturelle et la vie sociale des personnes, mais en dehors du discours économique et de la rentabilité économique. Parce qu’il est très clair pour moi que la littératie joue un rôle important dans la vie de tous les jours. Dans la vie privée, il se peut que des gens faiblement alphabétisés conduisent des activités de littératie ; peut-être rédigent-ils des poèmes, peut-être écrivent-ils des contes, peut-être dans un langage non standard. Mais il est bien possible que ce genre de pratiques, que ce genre de textes ait une importance considérable pour ces personnes, pour leur identité. Et tout cela est en dehors de toute question économique, de formation formelle, d’emploi, etc.

Karine Collette : Est-ce que tu penses que la compréhension des enjeux de communication et des logiques de discours sont aussi très importantes en termes de littératie, aussi importantes que les capacités de lire-écrire ?

Uta Papen : Oui, si on essaie de voir, par exemple, comment un texte est utilisé dans une situation, à l’occasion d’une activité particulière (literacy event), le texte va toujours être une partie d’une communication qui se passe à travers plusieurs canaux, incluant l’oral. Et puis l’enjeu n’est pas seulement de réussir à décoder les mots et les phrases, mais de comprendre le discours ou les positions proposées dans ce texte. Il est souvent important de pouvoir développer un point de vue critique vis-à-vis d’un certain texte et son message. Je veux dire ici que c’est important que la définition de la lecture inclue qu’on développe un point de vue, qu’on arrive à identifier et à comprendre les différentes propositions et qu’on soit capable de dire si l’on est d’accord ou pas avec ce qui est dit dans le texte. On entend ici littératie dans le sens de lecture critique, c’est encore un exemple des limites du sens de littératie en tant qu’habilité technique. Le plus important dans la vie quotidienne, c’est certes de comprendre la fonction d’un certain texte dans une situation, mais aussi de comprendre le contenu d’un texte dans le sens de comprendre son discours, y compris ce qui est dit implicitement et les points de vue suggérés dans un texte.

Karine Collette : Mais on voit pourtant, à ma connaissance en tout cas, peu d’études de littératie qui se préoccupent vraiment des discours au sens large, au-delà de la compréhension des textes en termes de compétences techniques.

Uta Papen : Oui, mais c’est peut-être en train de changer. Il faut voir aussi qu’il y a toute une tradition de recherches sur la littératie qui s’est développée sur la base des idées de Paulo Freire, le pédagogue brésilien, dans la perspective de la littératie critique (critical literacy). Son travail a surtout influencé les chercheurs en éducation, moins les anthropologues et les linguistes. Dans la linguistique, par contre, il y a une tradition importante, celle de l’analyse de discours et elle, elle s’intéresse certainement au discours au sens large dont tu parles dans ta question. Mais peu de chercheurs qui font de l’analyse de discours s’intéressent à la littératie. Ces deux perspectives pourraient en fait se nourrir et vraiment développer notre compréhension des problématiques liées à la littératie. Mais il y a peu de liens entre ces deux perspectives. Certains chercheurs des NLS se servent de l’approche développée par leurs collègues analystes de discours, mais le mariage de ces deux perspectives n’est pas sans problème. Le problème que je vois se situe dans la notion de « pratiques ». Pour les linguistes comme Norman Fairclough, le point de départ, c’est le texte. Un texte comme un article dans un journal, un document politique est analysé en se servant des techniques linguistiques – par exemple, on examine le vocabulaire utilisé, les structures grammaticales, comment le texte parle des acteurs (en voix active ou passive par exemple). Ce genre d’analyse nous permet de voir les stratégies utilisées par l’auteur pour développer un certain point de vue et pour convaincre le lecteur de son point de vue. Ceci est très valable. La démarche en analyse de discours a aussi un point commun avec les NLS, soit le fait qu’on examine un texte dans son contexte social, historique, politique. Mais il reste une différence fondamentale entre ces deux perspectives. Pour les NLS, le point de vue privilégié est celui d’un lecteur particulier qui lit un texte dans un contexte particulier. On s’intéresse au sens particulier que ce lecteur accorde à ce texte. C’est la perspective ethnographique au sein des NLS. Mais l’analyse de discours venant de la linguistique peut mener à proposer des interprétations d’un texte qui ne sont peut-être pas les mêmes que ce que mon lecteur particulier me dit sur le même texte. J’ai essayé de tester un peu cela dans une étude récente : dans une entrevue, un enquêté me disait ce qu’il pense d’un texte qu’il avait produit, mais quand moi j’ai utilisé les outils de l’analyse de discours, je suis arrivée à d’autres interprétations. Les outils de l’analyse de discours sont des façons de lire et de comprendre le texte sur la base de l’analyse de son vocabulaire, de son style, de sa grammaire. Cela nous permet de trouver l’interprétation la plus probable. Mais en même temps, une perspective ethnographique permet de voir plus précisément comment le même texte est interprété et utilisé par des lecteurs empiriques, dans une situation réelle. Alors, le chercheur qui utilise les deux approches doit essayer de combiner les deux perspectives.

Karine Collette : Mais il me semble intéressant de développer ce double regard analytique, non ?

Uta Papen : Effectivement, le double regard peut aussi permettre d’observer les choses à l’échelle des sujets et peut-être aussi à d’autres échelles, comme l’échelle par exemple des idéologies. Je crois que mon inquiétude relève du contexte du chercheur qui essaie de travailler d’une manière interdisciplinaire. Chez nous, il me semble que parfois il y a concurrence entre les disciplines. Si je présente une interprétation qui résulte de mon travail ethnographique, je risque que des linguistes me disent que cette interprétation n’est pas suffisante. Ils vont proposer que j’analyse le texte avec leurs instruments et que je considère d’autres façons d’interpréter le même texte, pas seulement celui de ma lectrice. Pour eux, l’interprétation de la lectrice elle-même est intéressante mais pas suffisante, et moi, en tant qu’anthropologue, j’alloue la plus grande importance et le plus grand intérêt à l’interprétation de ma lectrice : c’est celle qui compte le plus.