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Introduction

Les systèmes éoliens de haut de falaise ont été peu étudiés jusqu’à maintenant, sans doute en raison de leur faible répercussion sur l’environnement et de leur influence plutôt locale. Leur existence a néanmoins été signalée en divers endroits, comme en Irlande (Wilson, 1989), en Écosse (Ballantyne, 1998), au Yukon (Lauriol et al., 2002), dans les Territoires du Nord-Ouest (Mackay, 1963 ; Rampton, 1988 ; Bégin et al., 1995), sur les rives du lac Supérieur, en Ontario (Marsh et Marsh, 1987), et en Gaspésie septentrionale, au Québec (Hétu, 1992). En certains endroits, on a pu reconstituer les paléo-environnements holocènes et le régime des vents (Bégin et al., 1995).

Les systèmes éoliens de haut de falaise relèvent en grande partie d’une dynamique nivéo-éolienne (Hétu, 1992 ; Bégin et al., 1995 ; Ballantyne, 1998). Considéré sans importance géomorphologique par Pissart (1966), le transport nivéo-éolien joue pourtant un rôle majeur dans la formation des dunes périglaciaires (Koster, 1988). Dans les régions froides, il contribue au bilan sédimentaire annuel dans une proportion pouvant atteindre 90 %, notamment dans les milieux côtiers, comme l’ont montré Bélanger et Filion (1991) ainsi que Ruz et Allard (1994) sur la côte orientale de la mer d’Hudson. En hiver, l’activité nivéo-éolienne est favorisée par la faible cohésion du matériel meuble engendrée par la sécheresse du substrat à basse température, par la fréquence élevée de vents de grande vélocité et par la surface de neige durcie qui facilite le transport des particules minérales (McKenna-Neuman, 1989, 1990, 1993).

Le vent a longtemps été sous-estimé, voire ignoré, comme agent de transport et d’érosion et quant à ses effets sur le modelé du substrat rocheux (Hétu, 1992). Dans les travaux pionniers de Rapp (1960), le transport de sédiments par le vent était considéré comme un processus secondaire. En revanche, les recherches effectuées par Shaw et Healy (1977), Hétu et Vandelac (1989) et Hétu (1991, 1995) sur les talus d’éboulis ont permis de montrer que le vent joue un rôle déterminant comme agent de transport dans ce type de milieu. Wilson (1989), en Irlande, Hétu (1992), en Gaspésie et Ballantyne (1998), en Écosse, ont aussi clairement montré l’importance de l’action du vent sur des parois rocheuses friables. Des mouvements ascendants, parfois de grande intensité, permettent la prise en charge par le vent de fragments et leur délestage sur les plateaux sommitaux.

À l’extrémité sud-est de l’île d’Anticosti, une terrasse rocheuse surplombant la mer est en grande partie couverte de dépôts éoliens qui se sont accumulés après1700 BP, depuis que le paysage forestier, de plus en plus exposé, a cédé la place à un milieu ouvert, encore très dynamique aujourd’hui (Germain, 1999). Les sédiments éoliens, de textures très variables, comprennent des plaquettes dont la taille atteint plus d’une dizaine de centimètres de longueur, des graviers remaniés en des rides de granules ainsi que des limons mis en place sous la forme de minces pellicules à une distance pouvant atteindre 50 m depuis l’escarpement côtier.

Les objectifs de l’étude sont : 1) de distinguer les formes et les dépôts associés à l’éolisation sur cette terrasse marine ; 2) de caractériser les faciès sédimentaires de ces dépôts éoliens et 3) de discuter des conditions de leur mise en place ainsi que de leur signification paléoclimatique.

Localisation et caractéristiques du site d’étude

D’une longueur de 222 km et d’une largeur de 56 km, l’île d’Anticosti est située à la limite nord-ouest du golfe du Saint-Laurent, entre 49° 03’ et 49° 55’ de latitude nord et 61° 45’ et 64° 35’ de longitude ouest (fig. 1).

Contexte biophysique

L’activité éolienne étudiée se manifeste à l’extrémité sud-est de l’île d’Anticosti, au cap Sandtop (49° 12’ 15’’ N ; 61° 43’ 53’’ O) (fig. 1). Cette partie de l’île correspond au front nord et nord-est de cuestas dont le revers est incliné de 0,5 à 2° vers le SSO (Petryk, 1979 ; Painchaud et al., 1984). Le substratum rocheux est constitué de calcaires avec quelques minces lits de schistes argileux (Twenhofel, 1928 ; Petryk, 1979). Selon le ministère des Terres et Forêts (1974), les côtes exposées au nord subiraient, par endroits, un recul de 0,5 à 1,0 m par an. On déplore toutefois l’absence de précisions quant à la période étudiée et la méthode d’évaluation. Cette érosion généralisée serait associée à une légère submersion (Painchaud et al., 1984).

La terrasse du cap Sandtop est une ancienne plate-forme littorale rocheuse exondée (Bigras et al., 1987), aujourd’hui fossilisée sous un mince placage de dépôts meubles de quelques mètres d’épaisseur. D’une altitude de 15 m au-dessus du niveau marin actuel, cette terrasse s’étend sur une distance de plus de 1 000 m et atteint près de 200 m de largeur dans sa portion centrale. La surface de la terrasse est relativement plane, sauf dans le secteur central, où deux cordons littoraux orientés SE-NO et partiellement éolisés viennent rompre l’horizontalité. On note aussi la présence de quelques blocs glaciels dispersés, témoins d’une dynamique littorale ancienne, soit au cours de l’exondation des terres à l’Holocène supérieur.

Le couvert végétal est composé d’une mosaïque très particulière de forêts de conifères et de marais. La présence de krummholz et de nombreux arbres moribonds témoigne de conditions précaires pour la croissance de l’épinette blanche et du sapin dans ce milieu très exposé. La présence de subfossiles de conifères, notamment dans les marais, indique que des changements sont survenus dans les conditions édaphiques ainsi que dans la nature et la composition du couvert végétal (Germain, 1999).

Dans le secteur sud de la terrasse, dépourvu de végétation, des rides de granules se sont développées (fig. 2 et 3). Le secteur nord, au contraire, est encore forestier et bordé par une frange d’épinettes blanches comprenant plusieurs individus dont la forme asymétrique ou rabougrie témoigne de leur forte exposition au vent de la mer. Entre les deux, dans le secteur central, le sol est jonché par endroits de subfossiles de conifères dont la forme rappelle celle des krummholz.

Figure 1

Localisation de la région et du site d’étude.

Location map of the area and study site.

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Contexte climatique

L’île d’Anticosti connaît un climat maritime sub-boréal largement influencé par le courant froid du Labrador. Les données climatiques de la station de la pointe Heath, située au sud-est du site d’étude (fig. 1), révèlent que les températures mensuelles moyennes du mois le plus froid et du mois le plus chaud, soit février et août, s’établissent à10,2 et 13,8 °C respectivement, la température moyenne annuelle étant de 1,6 °C (Desloges et Émond, 1974). Les précipitations annuelles moyennes atteignent 750 mm, dont 30 % tombe sous forme solide. Quoique assez bien réparties sur l’ensemble de l’année, les précipitations sont plus abondantes durant l’été et au début de l’automne.

Les données moyennes ont tendance à masquer les véritables conditions qui prévalent dans un tel milieu exposé, en ne faisant pas ressortir les extrêmes climatiques. Certaines caractéristiques du site, difficilement mesurables, méritent toutefois d’être mentionnées en raison de leur incidence sur les conditions d’éolisation. Les précipitations totales en été ne traduisent pas l’humidité atmosphérique élevée dans ce secteur côtier, comme en témoigne le nombre élevé de jours de brouillard (ministère des Terres et Forêts, 1974). En outre, l’apport continu d’embruns engendrés par l’action des vagues contre la falaise contribue à maintenir des conditions d’humidité au sol peu propices à l’éolisation en été. La production d’embruns cesse toutefois après la formation de la banquise sur le pourtour de l’île.

La neige s’accumule difficilement au sol à cette extrémité de l’île à cause de la vélocité des vents. En effet, l’influence des masses d’air arctiques et des systèmes dépressionnaires en provenance de la côte est des États-Unis font de cet endroit un milieu très venté, particulièrement durant l’hiver, période pendant laquelle les vents prévalent 95 % du temps (ministère des Terres et Forêts, 1974). Bien que les données sur la vélocité des vents hivernaux ne soient pas disponibles, les rares observations effectuées dans l’est de l’île témoignent néanmoins de blizzards pouvant atteindre plus de 100 km/h, en particulier ceux en provenance de l’est (Desloges et Émond, 1974).

Méthodes

Cartographie géomorphologique

La cartographie géomorphologique a été réalisée à l’échelle de 1/3 000 pour l’ensemble de la terrasse. De multiples forages manuels, le long de transects perpendiculaires au trait de côte, ont permis de déterminer avec précision l’extension des divers types de dépôts éoliens, notamment la limite distale des dépôts à texture fine. Les principales unités de végétation, soit la forêt et le marais, ont également été cartographiées. Le secteur couvert de rides de granules a fait l’objet d’une cartographie détaillée à l’échelle de 1/400.

Stratigraphie et analyses sédimentologiques

Trois coupes stratigraphiques, numérotées de I à III depuis le nord vers le sud, ont été dégagées à l’intérieur de trois secteurs présentant des caractéristiques morpho-sédimentologiques différentes. Ces coupes ont été minutieusement décrites en identifiant les unités stratigraphiques et la position des lits, ainsi que les caractéristiques sédimentaires de ces derniers (nature et forme des contacts, organisation et classement du sédiment, extension des lits, etc.). Chacune des unités stratigraphiques a fait l’objet d’un échantillonnage aux fins d’analyses sédimentologiques.

Figure 2

Croquis géomorphologique et répartition spatiale des dépôts éoliens.

Escarpement côtier forme: 008606aro001n.png

Talus d’érosion forme: 008606aro002n.png

Cordons littoraux (paléoplages) forme: 008606aro003n.png

Affleurements rocheux forme: 008606aro004n.png

Mares intermittentes forme: 008606aro005n.png

Fissures de décollement forme: 008606aro006n.png

Rides de granules forme: 008606aro007n.png

Couvertures détritiques grossières forme: 008606aro008n.png

Épandages sablo-limoneux forme: 008606aro009n.png

Coupes stratigraphiques forme: 008606aro010n.png

Paléosol forestier mis au jour forme: 008606aro011n.png

Épinettes blanches forme: 008606aro012n.png

Krummholz forme: 008606aro013n.png

Végétation herbacée de milieu humide forme: 008606aro014n.png

Végétation herbacée de milieu sec forme: 008606aro015n.png

Geomorphological sketch and spatial distribution of eolian deposits.

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Figure 3

A

Vue générale des rides.

General view.

B

Cliché montrant la texture grossière des rides.

Coarse textured debris of ripples.

Les rides de granules sur la terrasse du cap Sandtop.

Granule ripples of Cap Sandtop.

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La granulométrie des échantillons a été mesurée à l’aide d’un sédigraphe (Sedigraph 5100) pour la fraction inférieure à 63 µm et par tamisage pour la fraction supérieure à 63 µm. Des mesures manuelles directes ont été effectuées sur les éléments grossiers (graviers et cailloux). La longueur, la largeur et l’épaisseur des fragments ont été mesurées sur des lots de 50 à 100 éléments contigus. Les classes granulométriques sont celles de Wentworth (1922) et les divers paramètres (moyenne, médiane, indice de tri, coefficient de dissymétrie et d’acuité) ont été calculés selon la méthode de Folk (1968). À noter que les paramètres granulométriques ont été calculés sur la fraction inférieure à 16 mm dans le but de montrer le caractère exceptionnellement grossier des dépôts.

La forme des fragments a été décrite à l’aide de deux indices, soit l’indice de sphéricité de Krumbein (1941) : Is = (bc/a2)1/3 et l’indice d’aplatissement de Cailleux et Tricart (1965) : Ia = (a + b/2c). Les axes a, b et c correspondent respectivement à la longueur, la largeur et l’épaisseur d’un fragment selon la notation de Krumbein (1941). Les rapports largeur/longueur (b/a) et épaisseur/largeur (c/b) ont également servi à confectionner des diagrammes de Zingg (Briggs, 1977), lesquels permettent un classement des fragments en catégories de formes (tige, lame, disque, sphère).

Des rapports surface/poids ont été calculés sur plusieurs plaquettes éoliennes provenant de revêtements continus sous forme de rides de granules ainsi que sur une quinzaine de fragments grossiers isolés sur le couvert de végétation et répartis dans le secteur central de la terrasse, à proximité des coupes stratigraphiques I et II. Des mesures ont aussi été effectuées sur des fragments en provenance des cordons littoraux non éolisés pour fins de comparaison avec les plaquettes éoliennes. La surface de chacun des éléments a été mesurée avec un planimètre et leur poids a été déterminé à l’aide d’une balance électronique avec une précision de 0,01 g.

Finalement, la présence de dépôts organiques au sein des coupes I et II a permis l’élaboration d’une chronologie absolue basée sur des datations radiométriques au 14C. Les datations ont été effectuées au laboratoire de radiochronologie de l’Université Laval. Les âges au radiocarbone ont été calculés selon la demi-vie de Libby (5568 ans) et n’ont pas été corrigés.

Résultats

Répartition des formes éoliennes et caractéristiques morphométriques des dépôts éoliens

Les surfaces représentées par les divers types de dépôts éoliens sur la terrasse du cap Sandtop varient beaucoup en étendue. Les épandages sablo-limoneux, d’une superficie approximative de 15 000 m2, représentent plus de 60 % de la surface soumise aux processus éoliens. Les dépôts grossiers, sous forme de couvertures détritiques grossières, couvrent environ 6 000 m2, alors que les rides de granules, plutôt locales, se répartissent sur un peu moins de 4 000 m2 (fig. 2).

Les épandages sablo-limoneux

Les épandages sablo-limoneux apparaissent en surface à plus d’une vingtaine de mètres de la falaise sauf aux environs de la coupe II, où ces derniers affleurent à proximité immédiate de l’escarpement côtier (fig. 2). Plus au nord, dans le secteur de la coupe I, on constate que, là où une couverture détritique grossière recouvre actuellement la surface, de tels apports sédimentaires étaient survenus antérieurement. L’unité 5 de la coupe I (fig. 4A) et les unités 4, 5 et 6 de la coupe II (fig. 4B) sont représentatives de tels dépôts. D’une épaisseur de 10 à 20 cm, elles sont essentiellement constituées de sables très fins à grossiers faiblement triés (fig. 4C).

Figure 4

A

B

C

Coupes stratigraphiques I et II et courbes granulométriques des sédiments éoliens.

forme: 008606aro016n.png Dépôt éolien

forme: 008606aro017n.png Dépôt palustre

forme: 008606aro018n.png Tourbe sableuse

forme: 008606aro019n.png Matière organique

forme: 008606aro020n.png Tourbe fibrique

forme: 008606aro021n.png Faciès de marais intertidal

forme: 008606aro022n.png Faciès de bas estran avec blocs de délestage

forme: 008606aro023n.png Datation au radiocarbone

Stratigraphic cuts I and II and granulometric curves of eolian deposits.

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Les couvertures détritiques grossières

Les couvertures détritiques grossières apparaissent en bordure immédiate de la falaise, à l’intérieur d’une bande de quelques mètres de largeur, sub-parallèle au trait de côte (fig. 2). Elles forment une couche superficielle de pierraille (fig. 5). Dans le secteur central, à proximité de l’escarpement côtier, les cordons littoraux sont très évasés. Les indices d’aplatissement et de sphéricité montrent très clairement la limite au-delà de laquelle l’influence des processus éoliens s’estompe (fig. 6A). Les plaquettes transportées depuis la falaise et délestées sur la terrasse présentent de forts indices d’aplatissement et une sphéricité peu marquée, alors que les fragments composant les cordons littoraux présentent des tendances inverses. En effet, sur le diagramme de Zingg (fig. 6B), les plaquettes éoliennes correspondent aux disques et aux lames, avec de faibles valeurs de rapports épaisseur/largeur par comparaison aux cordons littoraux, dont les valeurs correspondent davantage à celles des sphères et des tiges.

Figure 5

Sédiments éoliens grossiers. Le couteau mesure 8 cm.

Coarse-grained eolian blanket. The knife is 8 cm long.

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Figure 6

A

Relation entre l’indice de sphéricité et celui d’aplatissement. Chaque point représente un site d’échantillonnage (moyenne de 50 éléments).

Relation between sphericity index and flatness index. Each point represents a sampling site (50 observations on average for each site).

B

Diagramme de Zingg dans lequel chaque point représente un caillou.

Zingg’s diagram. Each dot marks a clast.

Forme des fragments.

forme: 008606aro024n.png Grosses plaquettes éoliennes

forme: 008606aro025n.png Rides de granules

forme: 008606aro026n.png Cordons littoraux remaniés

forme: 008606aro027n.png Cordons littoraux non éolisés

Shape of clasts.

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Les rides de granules

Les rides de granules apparaissent sur une surface dont la pente est inférieure à 10°. Ces rides se présentent comme une succession de crêtes sinueuses, discontinues, sub-parallèles et disposées perpendiculairement aux vents du nord-est (fig. 3). Vues en plan, elles présentent tantôt un profil curviligne en croissant (forme parabolique), tantôt un profil inverse rappelant davantage la forme barkhanoïde. Les rides ont une longueur et une hauteur moyenne de 3 m et 13 cm respectivement pour un indice longueur/hauteur (ripple index) avoisinant 23 (tabl. I).

Tableau I

Caractéristiques morphologiques des rides de granules,du cap Sandtop*

Caractéristiques morphologiques des rides de granules,du cap Sandtop*
*

Données basées sur une dizaine de mesures.

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Dans l’ensemble, leur hauteur décroît en fonction de la distance depuis l’escarpement côtier. Les rides ont un côté sous le vent relativement abrupt (14 à 19°) par comparaison au côté au vent (6 à 15°). Le côté protégé est d’ailleurs caractérisé par une concavité basale liée à l’accumulation de fragments instables. Vues en coupe, les rides correspondent à une succession d’unités parallèles à la pente du côté sous le vent et présentent toutes un pendage d’environ 15°. La coupe révèle quatre unités distinctes (fig. 7A et B) :

Figure 7

A

Profil topographique et stratigraphique.

Topographic and stratigraphic profil.

B

Coupe stratigraphique. Les unités sont décrites dans le texte.

Stratigraphic cut. The units are described in the text.

C

Histogrammes granulométriques et courbes de fréquence cumulée pour chacune des unités sédimentaires.

Granulometric histograms and cumulative grain size curves of each sedimentary units.

Les rides de granules (coupe III).

Granule ripples (stratigraphic cut III).

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L’unité 1 présente une texture fermée à support matriciel. Elle est très faiblement triée (So = 3,31ø) et composée de limon sableux (Mz = 4,65ø), de couleur gris-beige, sans stratification apparente et comprenant quelques graviers calcaires épars qui représentent près de 25 % de la masse totale du sédiment. La distribution granulométrique est très platikurtique, ce qui traduit une population hétérogène (fig. 7C).

L’unité 2 se caractérise aussi par une texture fermée à support matriciel. Elle est très mal triée (So = 3,71ø) et contient surtout des éléments grossiers de la taille des sables à celle des graviers (Mz = 0,49ø). Ces derniers, surtout des plaquettes, représentent plus de 50 % de la masse sédimentaire. La matrice est composée de limons et confère une répartition de type platikurtique, caractéristique d’une population hétérogène (Folk, 1968) (fig. 7C).

Contrairement aux deux unités précédentes, l’unité 3 a une texture ouverte. Elle est faiblement triée (So = 1,58ø) et formée de plaquettes de la taille des graviers (Mz = -2,12ø). La distribution leptokurtique témoigne d’une plus grande homogénéité de la taille des particules que dans les deux unités précédentes (fig. 7C). Ce lit constitue l’unité sédimentaire principale des rides, mais son épaisseur varie de plusieurs centimètres selon sa position du côté exposé ou sous le vent. Dépourvues de matrice fine, les plaquettes s’avèrent extrêmement instables.

Enfin, l’unité 4 correspond à une couche superficielle de pierraille. Elle est composée de minces plaquettes calcaires anguleuses dont les indices moyens d’aplatissement et de sphéricité sont respectivement de 4,58 et 0,51 (fig. 8A et tabl. II). Près de 85 % des fragments ont une largeur supérieure à 10 mm et un poids supérieur à 3 g (fig. 8B et C). Le tableau II fournit des données sédimentologiques complémentaires. Sur le diagramme de Zingg (fig. 8D), le nuage de points occupe surtout les zones qui correspondent aux disques et aux lames. Ces résultats peuvent d’ailleurs être généralisés à l’ensemble des rides de granules, puisque les plaquettes mesurées à l’intérieur des différentes unités au sein de la coupe III ne montrent qu’une légère variation en ce qui concerne la taille.

Figure 8

A

Indice d’aplatissement.

Flatness index.

B

Largeur des fragments (axe b).

Width of fragments (b axis).

C

Poids.

Weight.

D

Diagramme de Zingg.

Zingg’s diagram.

Données sédimentologiques des fragments à la surface des rides.

Sedimentological data of surficial fragments of ripples.

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Capacité maximale et seuil de prise en charge par le vent

Des rapports surface/poids ont été calculés sur plusieurs plaquettes éoliennes provenant des rides de granules ainsi que sur une quinzaine de fragments grossiers isolés. Ces galets grossiers épars, qui prennent la forme d’un disque ou d’une lame au cap Sandtop, ont un indice moyen d’aplatissement de 8,2 et un poids moyen de 116,2 g (tabl. III). Fait particulièrement intéressant, les plus grosses plaquettes n’offrent pas nécessairement un meilleur rapport surface/poids que les fragments provenant des cordons littoraux non éolisés. En effet, ces dernières se caractérisent par un rapport de 0,67 cm2/g en comparaison de 1,36 et 0,56 cm2/g pour les rides de granules et les cordons littoraux (fig. 9).

Tableau II

Données statistiques portant sur la forme et la taille des fragments à la surface des rides éoliennes (n = 489)

Données statistiques portant sur la forme et la taille des fragments à la surface des rides éoliennes (n = 489)
*

Limite inférieure de l’échantillonnage.

**

Indice de sphéricité (bc/a2)1/3 (Krumbein, 1941).

***

Indice d’aplatissement (a + b)/2c (Cailleux et Tricart, 1965).

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Tableau III

Caractéristiques morphométriques des quinze plus grosses plaquettes transportées par le vent au sommet de la falaise

Caractéristiques morphométriques des quinze plus grosses plaquettes transportées par le vent au sommet de la falaise
*

Indice d’aplatissement : (a + b)/2c (Cailleux et Tricart, 1965).

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Chronologie et taux de sédimentation

La présence de dépôts organiques au sein des coupes I et II a permis l’élaboration d’une chronologie absolue fondée sur des datations radiométriques au 14C. Au sein de la coupe I, la base de l’unité 2 et le sommet du dépôt organique (unité 3) ont été datés à 5700 ± 120 BP (UL-1522) et à 1670 ± 70 BP (UL-1527) respectivement (fig. 4A). À partir de cette dernière date, on peut d’ailleurs estimer un taux de sédimentation de 0,12 mm/an.

Dans le cas de la coupe II, les dates obtenues à la base et au sommet du dépôt organique correspondant à l’unité 3 s’établissent à 2710 ± 90 BP (UL-1523) et à 1390 ± 80 BP (UL-1538) (fig. 4B). Une troisième date de 980 ± 90 BP (UL-1539), provenant de la partie supérieure de l’unité 4, permet d’établir le taux de sédimentation. Celui-ci s’établit à 0,12 mm/an entre 1390 et 980 BP et est, par conséquent, comparable à celui de la coupe I. Toutefois, pour les unités supérieures (unités 5 et 6), on note une accentuation de la sédimentation avec un taux de 0,29 mm/an.

Figure 9

A

Fragments isolés.

forme: 008606aro028n.png Grosses plaquettes éoliennes

Eolian isolated flakes.

B

Rides de granules et des cordons littoraux.

forme: 008606aro029n.png Rides de granules

forme: 008606aro030n.png Cordons littoraux

Granule ripples and pebble beaches.

Corrélation surface/poids.

Surface/weight correlation.

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Discussion

Dynamique de transport

Les transferts de débris par déflation de la partie supérieure de la paroi rocheuse, haute d’une quinzaine de mètres, vers la terrasse, sont favorisés par un ensemble de conditions climatiques et locales.

Les facteurs climatiques

La présence d’une banquise de glace littorale formée dès l’automne permet l’assèchement de la falaise pendant la saison froide. En automne et en hiver, du fait que les vagues et les embruns n’atteignent pas la côte et que les températures baissent, la libération du matériel de la falaise est favorisée, d’autant plus que les vents hivernaux, surtout ceux de l’est, peuvent atteindre de grandes vélocités (> 100 km/h) (ministère des Terres et Forêts, 1974). Ces vents violents peuvent ainsi déplacer d’importantes quantités de débris de tailles très variables qui se trouvent souvent en position précaire dans les nombreuses anfractuosités de la falaise.

Malgré l’absence de structures sédimentaires typiques des dépôts nivéo-éoliens, l’activité éolienne semble se produire essentiellement au cours de l’hiver. Toutefois, le site étant difficilement accessible en hiver, on n’a pu y effectuer aucune observation durant cette saison ni établir le bilan sédimentaire saisonnier. Néanmoins, le matériel mobilisé pendant la saison froide semble transporté sur le sol durci sous l’effet des basses températures ou sur le couvert de neige de densité élevée mis en place sous l’emprise du vent. Des vents violents plus fréquents en hiver, la formation d’une banquise permettant l’assèchement de la falaise ainsi que la redistribution de la neige par le vent favorisent sans contredit les transports supra-nivaux.

Les sédiments ainsi déplacés sont par la suite délestés sur la terrasse sur une distance pouvant atteindre 50 m dans le cas des épandages sablo-limoneux. Des situations semblables sont rapportées dans la littérature. Wilson (1989), en Irlande, Hétu (1992), en Gaspésie, au Québec, et Ballantyne (1998), en Écosse, mentionnent la présence de sable et de plaquettes sur des plateaux d’altitude, lesquels surplombent des falaises rocheuses. Dans tous les cas, le matériel est prélevé à même la paroi formant l’escarpement. La sédimentation éolienne au sommet de la paroi est étroitement associée aux vents ascendants, qui soufflent en rafales de forte intensité, particulièrement durant la saison froide. Déjà signalé par ces mêmes auteurs, le modèle de Bowen et Lindlay (1977) décrivant la turbulence au droit d’un escarpement peut expliquer la capacité de prise en charge par le vent de fragments de la taille de graviers, voire de galets. Selon les données de ce modèle expérimental, la vélocité du vent s’accroît considérablement au sommet de l’escarpement et à proximité de la surface sommitale, le facteur d’amplification pouvant atteindre 1,7.

Observés pour la première fois par Guilcher et Cailleux (1950) puis testés en soufflerie par Grove et Sparks (1952), les transits supra-nivaux à contre-pente pourraient expliquer la présence de dalles calcaires mesurant près de 20 cm de longueur à plus d’une dizaine de mètres de la falaise côtière. Des études récentes (Edlund et Woo, 1992 ; Hétu, 1992 ; Lewkowicz, 1998) ont d’ailleurs montré la présence de fragments relativement grossiers déplacés selon des processus nivéo-éoliens. L’étude de Lewkowicz (1998) rapporte notamment des déplacements de particules dont la taille maximale atteint 45 mm et le poids, 25 g, lesquels sont associés à des vents de courte durée mais de grande vélocité. Des événements climatiques exceptionnels, tel qu’un blizzard continu de plusieurs heures, peuvent également provoquer des apports sédimentaires considérables comme l’a montré Hétu (1992). L’absence ou le très faible tri dans les sédiments éoliens témoigne de leur mise en place sur un manteau neigeux ou verglacé (Pissart et al., 1977 ; Ahlbrandt et Andrews, 1978 ; Thorn et Darmody, 1980, 1985 ; Hétu, 1992 ; Ruz et Allard, 1994). Une seule couche de débris est déposée chaque hiver. Le mauvais triage s’explique par le cumul de toutes les tailles confondues lors de la fonte, tailles elles-mêmes liées aux variations dans la vélocité des vents (Hétu et Gray, 2000).

L’influence lithologique

La nature grossière des sédiments éoliens du cap Sandtop, bien que comparable à celle de dépôts semblables identifiés par Hétu (1992) et Ballantyne (1998) (fig. 10), s’explique par les conditions du climat local ainsi que par la morphologie même des fragments. Il semble que le type de surface d’un fragment soit le facteur déterminant pour le transport sur une longue distance si, évidemment, le rapport surface/poids s’avère supérieur au seuil de prise en charge. Au site étudié, ce seuil se situe entre 0,56 cm2/g, tel qu’établi pour les cordons littoraux non éolisés, et 0,67 cm2/g pour les plaquettes de grande taille (fig. 9). C’est d’ailleurs ce que laisse voir la répartition des grosses plaquettes, concentrées dans la quinzaine de mètres du secteur central de la terrasse jouxtant l’escarpement côtier. Les fragments de petite taille sont rares à cet endroit, sauf dans la partie sud de la terrasse où se trouvent les rides de granules. Le diagramme de Zingg (fig. 6B) montre clairement que les fragments grossiers ayant la forme d’un disque sont sujets au transport éolien, malgré un rapport surface/poids inférieur à celui des plaquettes constituant les rides. Le transport des plaquettes de plus petite taille s’explique par leur rapport surface/poids élevé, mais également par leur forme en disque ou en lame. À l’opposé, les fragments constituant les cordons littoraux se concentrent dans les portions du diagramme correspondant aux sphères et aux tiges. Leurs caractéristiques morphologiques (fig. 6A) les rendent impropres au transport éolien.

Figure 10

Relation entre la moyenne granulométrique et l’indice de tri pour différents dépôts éoliens de haut de falaise.

Anticosti, Québec

forme: 008606aro031n.png Rides de granules

forme: 008606aro032n.png Coupes stratigraphiques I et II

forme: 008606aro033n.png Hétu (1992) Gaspésie, Québec

A Ballantyne (1998) Écosse

B Bégin et al., (1995) Territoires du Nord-Ouest, Canada

C Wilson (1989) Irlande

Relationship between mean grain-size and sorting index for different cliff-top eolian deposits.

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Les rides de granules

Parmi les dépôts recensés sur la terrasse du cap Sandtop, ceux des rides de granules constituent sans contredit l’indice le plus probant d’une exposition élevée au vent en raison de leur nature extrêmement grossière (fig. 7 et 10). Décrites il y a plus d’un siècle par Cornish (1897), ces rides de granules constituent une variété originale de forme éolienne. Différentes appellations leur ont d’ailleurs été attribuées : residue ridges (Cornish, 1897), erosion ripples (Cornish, 1935), residue ripples et ridges (Bagnold, 1941), granule ripples (Sharp, 1963 ; Filion et Morisset, 1983), giant ripples (Wilson, 1972), pebble ripples (Selby et al, 1974 ; Sakamoto-Arnold, 1981) et megaripples (Ellwood et al., 1975 ; Greely et Iversen, 1985 ; Tsoar, 1990).

Relativement peu fréquentes, les rides grossières se forment dans des milieux où prévaut une forte érosion ou une forte sédimentation, comme dans les aires de déflation caractérisées par la présence d’un pavage d’éléments relativement grossiers (Filion et Morisset, 1983 ; Greely et Iversen, 1985). Les avis divergent toutefois quant à la durée de leur formation. Certains auteurs l’évaluent à quelques siècles, alors que d’autres affirment que ces rides peuvent se former en quelques heures seulement (Bagnold, 1941 ; Sharp, 1963 ; Sakamoto-Arnold, 1981).

En ce qui concerne le ripple index (rapport longueur/hauteur), Filion et Morisset (1983) rapportent une valeur moyenne de 10,78 au Québec subarctique ce qui concorde avec les données de Reineck et Singh (1973) qui ont fait suite aux observations réalisées en Californie par Weir (1962) et Sharp (1963). Également en Californie, Sakamoto-Arnold (1981) rapporte des valeurs de 18 à 23 qui sont du même ordre de grandeur que des mesures effectuées en Antarctique (RI = 23) par Selby et al. (1974). Ces dernières valeurs concordent assez bien avec les indices calculés à l’île d’Anticosti, d’une valeur moyenne de 23,2. Selon Selby et al. (1974), une valeur élevée du ripple index serait révélatrice de la formation des rides de granules par des vents de grande vélocité.

Remaniements post-sédimentaires

L’absence de structures sédimentaires typiques des dépôts nivéo-éoliens (voir à cet effet la synthèse de Koster et Dijkmans, 1988) ne va pas à l’encontre d’une telle interprétation (Kutzbach et Wright, 1985 ; Hétu, 1991, 1995). En effet, plusieurs auteurs (Pissart, 1966 ; Cailleux, 1976 ; Shaw et al., 1978 ; Gilbert, 1982, 1983) font mention d’apports détritiques nivéo-éoliens par saupoudrage sous forme de revêtements. De plus, il est généralement reconnu que la fonte de la neige à l’intérieur de tels dépôts peut engendrer des modifications importantes et entraîner la destruction des structures associées (Dijkmans, 1990).

La cartographie détaillée des rides de granules a permis de montrer qu’à l’échelle locale, le réseau de drainage influence leur morphologie. Lorsqu’elles sont situées à proximité de petits ravins d’échelle décimétrique, les rides montrent des affaissements. L’écoulement des eaux de pluie ou de fonte permet également l’évacuation du matériel lâche situé entre les rides. Ce ruissellement, qui ne peut dégager que la fraction fine à cause de la pente faible, agit davantage sur la redistribution du matériel de surface que sur le réaménagement des formes. Le granoclassement vertical inverse observé à l’intérieur des rides est sans doute accentué par les percolations syngénétiques (fonte de la neige, pluie), comme le croit Hétu (1995) pour les éboulis stratifiés cryonivaux de la Gaspésie. Ce granoclassement se caractérise d’ailleurs en surface par un lit de plaquettes lavées, dépourvu de toute matrice fine (exemple de l’unité 4 de la coupe III, figure 7B).

À l’opposé, les remaniements post-sédimentaires au sein du matériel fin mis en place sous forme de revêtements nivéo-éoliens, résultent d’une dynamique beaucoup moins active. La présence de matériel fin ainsi que la topographie plane freinent le drainage, et les conditions d’humidité excessive favorisent le développement d’une strate herbacée continue empêchant tout remaniement par le vent pendant la saison de croissance. Les taux de sédimentation calculés, de l’ordre de 0,1 à 0,3 mm/an, largement inférieurs à ceux établis par Hétu (1992), en Gaspésie, mais comparables à ceux de Ballantyne (1998), en Écosse, ne constituent donc pas un obstacle à la présence d’une couverture herbacée.

Conclusion

La présente étude a permis de définir, d’une part, les conditions climatiques et locales requises pour l’édification d’un complexe éolien de haut de falaise et, d’autre part, de préciser les formes et les natures des dépôts éoliens ainsi que les faciès sédimentaires qui leur sont associés. La formation d’une banquise de glace littorale sur le pourtour de l’île permet l’assèchement de la falaise. La fréquence élevée de vents de grande vélocité en provenance de la mer et l’efficacité de la surface de neige durcie comme plan de transit favorisent le transport par déflation de fragments depuis la paroi vers la terrasse. La nature exceptionnellement grossière du matériel délesté sur la terrasse s’explique par la morphologie des fragments : leur forme en disque, caractérisée par un indice d’aplatissement et un rapport surface/poids élevés permettent leur prise en charge par le vent. Le mauvais triage des sédiments résulte du dépôt en une couche unique de l’ensemble des matériaux transportés par les vents de toutes vélocités.

À l’échelle régionale, l’étude d’autres systèmes éoliens de haut de falaise pourrait certainement contribuer à une meilleure reconstitution des paléovents. De plus, l’étroite relation qui existe entre la sédimentation, essentiellement nivéo-éolienne, et la formation d’une banquise littorale ouvre des perspectives intéressantes quant à la reconstitution possible de la fréquence des tempêtes hivernales. À cet égard, l’accentuation du taux de sédimentation observée au sein de la coupe II pour la période du dernier millénaire pourrait refléter un changement des conditions locales (disponibilité des sédiments, proximité de la source associée au recul de la falaise, etc.) ou encore une augmentation de la fréquence ou de la force des tempêtes. Des recherches ultérieures sur le pourtour du golfe du Saint-Laurent sont souhaitables afin d’améliorer l’état des connaissances.