Corps de l’article

Cette première grande monographie consacrée à la sédimentation glacielle dans les océans (glaces de mer et icebergs) devrait retenir l’attention des spécialistes des sciences de la Terre et de la mer. Si, à la suite de certaines exagérations de Sir Charles Lyell datant de plus d’un siècle et demi, la plupart des géologues ont volontairement négligé de prendre en considération l’action géologique des glaces flottantes et des icebergs, le présent ouvrage redonne au glaciel sa juste place. Plusieurs s’étonneront sans doute de son importance. En effet, peut-on ignorer plus longtemps que 26 millions de kilomètres carrés de la surface des océans (7 %) dans les deux hémisphères est couverte de glace et que 20 % de la surface des océans (636 km2) est parcourue par les icebergs ? À elle seule, la glace de mer transporte annuellement, dans chaque hémisphère, entre 600 et 900 millions de tonnes de sédiments. Au cours des glaciations du Quaternaire, la quantité totale des sédiments provenant de la cryosédimentation dans les océans aurait totalisé 1016 tonnes au minimum. Dans les océans Arctique, Atlantique Nord et Pacifique Nord, la sédimentation glacielle est en grande partie liée aux apports par les glaces flottante (sea ice), alors que dans l’Antarctique, elle résulte principalement des apports par les icebergs. Selon l’auteur, dans l’hémisphère Nord, le volume sédimentaire glaciel provenant des glaces de mer est équivalent, voire supérieur au volume de sédiments introduit dans le bassin océanique par l’ensemble des cours d’eau qui s’y déversent. Comment alors passer sous silence le rôle d‘un agent aussi important ? Mentionnons ici que l’ouvrage de Lisitzin déborde largement le thème du rôle des glaces de mer et des icebergs. Il contient aussi d’abondantes données sur les suspensions (nature, granulométrie, minéralogie, géochimie, etc.) et sur la répartition géographique des dépôts cryogènes dans les océans Arctique, Atlantique et Pacifique Nord. On y trouve aussi des concepts relativement nouveaux.

Divisé en cinq parties, l’ouvrage comprend 16 chapitres, dont le premier sert d’introduction (10 p.). La première partie (40 p.) traite de la cryosphère et des particularités de la sédimentation. L’auteur parle tour à tour des matériaux et des méthodes d’étude utilisées, de la cryosphère et des caractéristiques des milieux glaciaire et glaciel, des glaces de mer et d’eau douce (provenant des cours d’eau), ainsi que des glaciers continentaux et du couvert glaciel au droit de l’océan Arctique, qu’il qualifie de marine glaciation. Il est aussi question du transport vers la mer des sédiments provenant des bassins de drainage des terres émergées environnantes.

Consacrée à la sédimentation glacielle (par les glaces de mer) dans l’océan global, la deuxième partie (232 p.), comprend quatre chapitres d’un grand intérêt pour les géomorphologues et les sédimentologues. Le premier traite des apports continentaux des cours d’eau aux zones côtières couvertes de glace. Il est aussi question, pour l’océan Arctique, d’une zone prélittorale servant de filtre ; cette zone joue un rôle fondamental pour la prise en charge des suspensions et leur transfert vers les bassins plus profonds de la plate-forme continentale et ceux situés au-delà. On parle, entre autres, des sédiments provenant de la cryo-abrasion ainsi que de la dérive littorale des sédiments.

Le chapitre 6 traite des étapes de la lithogénèse dans les zones glacielles. Il est question des mécanismes d’incorporation des sédiments dans la glace, de leur mode de transport et de la relâche sur les fonds marins

Le chapitre 7 (42 p.) donne un aperçu substantiel du système sédimentaire des mers de l’océan Arctique (mers de Chukchi, de Sibérie, de Laptev, de Kara et de Barens), de l’Atlantique Nord (mers du Groenland et de Norvège et détroit de Fram), ainsi que du Pacifique Nord (mers de Béring et d’Okhotsk). Il est question de la répartition géographique des matériaux grossiers, sableux et fins transportés par les glaces flottantes. L’auteur fournit de nombreuses données sur la pétrographie, la minéralogie, la granulométrie et la géochimie des sédiments grossiers et fins y compris la fraction argileuse. Il précise aussi l’origine du matériel et les routes empruntées par la dérive des glaces avant la relâche du matériel minéral et organique sur les fonds océaniques.

Le chapitre 8 (121 p.) porte sur les systèmes sédimentaires de l’océan Arctique et les interactions entre les géosphères interne et externe. C’est un chapitre riche en données diverses sur les apports éoliens, sur le système sédimentaire des glaces marines et des flux associés, sur les sédiments du fond (taux et volume) ainsi que sur la régularité de la sédimentation glacielle.

La troisième partie de l’ouvrage (204 p.) concerne la sédimentation liée aux icebergs ; elle comporte six chapitres. Il est question des mécanismes d’incorporation des sédiments dans la glace en milieu continental, des dépôts récents des icebergs et des dépôts biologiques dans l’Antarctique, ainsi que de la géologie des milieux continentaux en rapport avec la nature lithologique des débris délestés par les icebergs.

Le chapitre 12 est consacré à la sédimentation glacielle actuelle et passée par les icebergs et les glaces flottantes dans l’hémisphère Nord, alors que le chapitre suivant fournit d’abondantes données sur la lithologie et la géochimie dans les zones de sédimentation par les icebergs. Dans le chapitre 14, il est question des faciès sédimentaires glaciogéniques et cryogéniques résultant des plates-formes de glace (ice shelves) et des icebergs. L’auteur distingue neuf macrofaciès selon leur emplacement et fournit des critères permettant de distinguer ceux liés aux icebergs de ceux correspondant aux avancées et aux retraits des glaciers sur la plate-forme continentale.

Beaucoup plus courte (15 p.), la quatrième partie traite de la sédimentogenèse glaciaire de la Terre au cours des temps géologiques. L’auteur rappelle brièvement les événements et résume les principales caractéristiques des dépôts des milieux continentaux et océaniques ; il parle aussi de l’Antactique durant les périodes interglaciaires. Rappelons que ce continent est couvert de glace depuis 40 à 45 millions d’années, c’est-à-dire depuis la fin de l’Oligocène.

Dans la cinquième et dernière partie de l’ouvrage (10 p.), l’auteur propose des bases pour l’analyse des formations cryogéniques et aborde la question de la zonalité tectonique.

Cette volumineuse monographie comprend en outre un chapitre de conclusion (6,5 p.), une riche bibliographie (40 p.), un index (23 p.) et une table des matières relativement détaillée (5 p.).

Abondamment illustré (332 figures au trait, dont 75 % de cartes diverses) et enrichi de 121 tableaux, cet ouvrage relié est de très belle facture. La traduction du russe à l’anglais est de bonne qualité. Au total, nous avons relevé seulement une douzaine de fautes d’impression. Présenté en deux colonnes, le texte se lit facilement. Malheureusement certaines cartes sont surchargées et d’autres trop réduites, ce qui diminue leur utilité.

L’ouvrage de Lisitzin s‘avère une référence incontournable pour comprendre les processus sédimentaires cryogéniques dans les océans et l’importance des agents en cause, et pour interpréter les faciès récents et anciens. Il s’agit d’un travail magistral, fruit de plus de 40 années de recherches dans l’océan mondial par une équipe de chercheurs multidisciplinaire regroupée dans un grand institut d’océanologie. De nombreux aspects ont été étudiés et des milliers d’échantillons analysés et interprétés. Un effort de cartographie géographique des divers types de dépôt cryogéniques a été fait ; bref, voici un travail sérieux de longue haleine qui donne un fruit savoureux.

Nous limiterons nos commentaires à quelques points mineurs. Soulignons d’abord que l’auteur situe correctement les phénomènes et les processus de la sédimentation glacielle ou cryogénique dans le domaine périglaciaire. Désormais, les manuels concernant cette discipline devront en tenir compte et augmenter substantiellement le nombre de pages sur le glaciel. Même remarque pour l’unique périodique entièrement consacré au périglaciaire (Permafrost and Periglacial Processes) qui, après seize années d’existence, n’a, jusqu’à maintenant, publié aucun article sur le glaciel.

Le vocable « glaciel », qui apparaît pourtant dans plusieurs dictionnaires et encyclopédies (Schwartz, 1982 ; Bates et Jackson, 1987), n’a pas été utilisé. L’auteur a plutôt choisi une série de vocables composés avec le préfixe « cryo » (ex. cryologie, cryosol, cryogenèse, cryoenvironnement, cryosédimentation, etc.) ; ces termes portent parfois à confusion car ils englobent davantage que le terme glaciel. Par exemple, le vocable « cryosol », largement utilisé dans cet ouvrage, a un sens fort de celui qu’on lui connaît habituellement chez nous. En effet, l’auteur l’applique au matériel sédimentaire contenu dans le couvert glaciel plutôt qu’à des formes superficielles, ou dessins, à la surface des terrains meubles des régions froides.

Le terme « abrasion » revient assez souvent, et mal à propos, pour désigner l’érosion des rivages de l’Arctique, en particulier ceux constitués de matériel meuble. Faut-il rappeler que l’abrasion est un mécanisme d’érosion particulier qui implique l’usure mécanique d’un substrat par un objet plus dur ou plus résistant ? Le sous-titre de la section 6.1.2 (p. 94) contient le vocable anchor ice ; or, il n’est nullement question de ce type de glace dans les cinq pages et demie de la section, entièrement consacrée à la glace de frazil.

Sur la carte générale des glaciations quaternaires de l’hémisphère Nord (p. 6), le Québec est identifié comme la Labrador Peninsula, alors rien d’étonnant de constater que le Labrador Ice Center soit situé en plein centre du Québec nordique. L’auteur parle aussi du Lawrence Ice Cap in eastern Canada (p. 293) et de la St Lawrence Sea (p. 493) en référence à l’inlandsis laurentidien et aux mers postglaciaires de Champlain et de Goldthwait.

L’ouvrage du professeur Lisitzin réhabilite la mémoire de Lyell et fait la démonstration que le glaciel a joué, et joue encore, un rôle très important dans la sédimentation des océans dans les régions froides. Si les icebergs exercent une action prépondérante dans l’Antarctique, dans les océans Arctique, Atlantique Nord et Pacifique Nord, ce sont plutôt les glaces flottantes (sea ice) qui contrôlent la sédimentation glacielle dans les différents milieux sédimentaires définis par Lisitzin, à savoir la plate-forme continentale interne (0 à 30 m de profondeur), la plate-forme externe (30 à 600 m), le talus continental (1 000 à 4 000 m) et les bassins pélagiques (plus de 4 000 m). Il convient de souligner ici que la sédimentation glacielle, ou cryosédimentation, ne concerne pas uniquement les éléments minéraux grossiers à très fins transportés et relâchés par les glaces flottantes mais aussi les éléments biogènes constitués principalement de micro-organismes (foraminifères, radiolaires, silicoflagellés, pollens, etc.) qui constituent normalement la boue des fonds océaniques. Les apports éoliens dans le couvert glaciel de l’océan Arctique sont aussi beaucoup plus importants en volume qu’on l’a cru jusqu’à maintenant et contribuent d’une façon non négligeable à la sédimentation glacielle.

Il faut se réjouir de la traduction en anglais de la riche monographie de Lisitzin. Désormais une somme très importante des connaissances sur la sédimentation glacielle dans les océans est mise à la portée d’un grand nombre de chercheurs. À tous d’en profiter pleinement.