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Je me dis toutefois : j’écris mes Mémoires ; je les écris pour me désennuyer ; je les écris parce que je ne puis guère écrire autre chose et que peut-être on les lira, comme on lit, par hasard, une feuille jaunie de quelque vieille gazette trouvéee au fond d’un tiroir. On la lit parce qu’il s’y trouve quand même une minime parcelle d’un passé, si loin, et qui précisément, parce que loin, fait travailler l’esprit, remue quelque cendre en notre mémoire.Qui n’aime réfléchir sur la figure à demi effacée d’une vieille monnaie ?

Lionel Groulx, Mes Mémoires, IV : 305.

L’histoire du Québec nous offre peu de sujets plus colorés, complexes et mythifiants que le nationalisme de Lionel Groulx[1]. La diversité même de son activité intellectuelle fut prodigieuse. Comme prêtre, historien, enseignant, homme de lettres, orateur, journaliste, propagandiste, le chanoine Groulx a dédié sa longue vie à la survivance du Canada français. La complexité et la mutabilité de sa pensée font que l’étude de son nationalisme est fascinante. Combien de figures dans l’histoire du Canada ont pu définir une nation comme une race, une culture, une éducation, une histoire, un groupe ethnique, un sol et un climat ? La vie de Groulx (1878-1967) coïncida avec une bonne partie du xxe siècle.

L’étude de son nationalisme pose alors un défi particulier. Sa vision de la nation pendant la Révolution tranquille était-elle la même qu’après la Première Guerre mondiale ? En quoi avait-elle changé ? Cela soulève la question de la relation entre le penseur et son contexte social. Jusqu’à quel point peut-on dire que la pensée du prêtre-historien « reflétait » une réalité sociale en évolution constante ?

Jusqu’à sa mort en 1967, Groulx est resté un défenseur infatigable du nationalisme canadien-français. Peut-on présumer que ses idées se sont formées entre les deux guerres et que pendant le reste de sa carrière intellectuelle il a défendu un style de nationalisme de plus en plus débranché de la réalité[2] ? Un tel argument ne manque pas d’attrait, mais il implique que le nationalisme de Groulx a « reflété » avant tout la realité sociale du Québec des années 1920-1930.

Voilà un constat difficile à soutenir, car il présume une approche simpliste de l’idéologie, qui serait en quelque sorte un bloc à la fois immuable et cohérent. Si on examine le discours de Groulx, on peut certes y trouver des constantes, mais on peut y voir aussi des contradictions, des silences et des inconsistances. Si on part de l’hypothèse que la plupart des idées de Groulx remontent aux années 1920, et que par la suite elles firent partie intégrante de son discours, on en déduira qu’au fil des années elles avaient de moins en moins de lien direct avec les changements de la société. Et on pourra en conclure que son rêve d’une nation d’inspiration française, catholique et traditionnelle perdait sa pertinence. Toutefois, on peut avancer une autre hypothèse : s’il ne fait pas de doute que les idées défendues par Groulx dataient d’une autre époque, ce n’était toutefois pas celle de l’entre-deux-guerres ; en outre, dans les dernières années de sa vie, séduit par la renaissance nationale liée à la Révolution tranquille, mais troublé par son sécularisme et par certains aspects de la croissance de l’État, il a réexaminé et reformulé ses idées de manière à en assurer la fidélité aux principes auxquels il a toujours tenu, mais d’une manière qui les rendait de plus en plus contradictoires aux yeux de ses contemporains[3]. Et c’est justement dans sa critique de la Révolution tranquille que l’on pourra mettre en évidence les aspects ambivalents de son idéologie[4].

Avant d’aborder la réaction de Groulx face à la Révolution tranquille, il importe de discuter de l’homme lui-même, de voir comment il se percevait et d’analyser sa relation à l’univers. Lionel Groulx se comparait à un homme de la Renaissance dont la carrière représentait l’équilibre idéal entre la pensée et l’action, et dont l’éducation classique se reflétait sur tous les aspects de la vie humaine. Comme chrétien humaniste, sa pensée et ses actions étaient dirigées par une volonté d’inspiration divine. L’accent chrétien-humaniste mis sur l’importance de l’Homme comme le médiateur central entre le ciel et la terre lui a donné un sens particulièrement prononcé d’une mission à accomplir. Le résumé le plus juste de l’oeuvre de Groulx est celui de Jean-Pierre Gaboury, qui le voit comme construisant la Cité de Dieu sur terre. Les circonstances ont fait que, dans le cas de Groulx, la Cité de Dieu s’est manifestée dans le giron de la nation canadienne-française. Cette éducation classique, combinée au sens de la mission d’inspiration divine, amenait Groulx à se pencher sur la vie temporelle et spirituelle de ce qu’il appelait affectueusement son « petit peuple ».

Chose peu surprenante, Lionel Groulx, même avant la guerre, était anachronique. Gaboury note qu’il était un homme du xixe siècle, et qu’il était rattaché « à la tradition conservatrice de la pensée canadienne-française, plus particulièrement à celle des milieux ecclésiastiques de la fin du xixe siècle[5]... ». Il est permis d’aller plus loin  : Groulx rejetait la rationalité scientifique de l’époque des Lumières, préférant plutôt l’univers intellectuel du xviie siècle français. C’est là que Groulx trouvait refuge, là qu’il puisait le réconfort spirituel et l’inspiration intellectuelle. En fait, son oeuvre nous présente rien de moins qu’une critique de l’Homme du xxe siècle du point de vue d’un disciple du classicisme du xviie siècle. C’est pour cette raison qu’il est difficile, sinon même périlleux, de présumer que les idées du chanoine « reflétaient » ou « exprimaient » la réalité sociale du Canada français, même dans l’entre-deux-guerres. Tout au plus peut-on dire que la pensée de Groulx était une « production » qui mêlait cette vision passéiste de la mission héroïque du Canada français à une réalité sociale en constante mutation.

Cette contradiction entre le xviie et le xxe siècle est comparable à celle entre son catholicisme traditionnel et la montée du nationalisme libéral-démocrate dans le Québec des années 1960. D’un côté, il baignait dans les idées d’un théologien comme Bossuet. De l’autre, il était un proto-nationaliste, pour reprendre l’expression d’Eric Hobsbawm[6]. Selon ce dernier, le proto-nationalisme tient avant tout à un sentiment d’identité, qu’il soit ethnique, linguistique, religieux ou racial, et il précède la montée du nationalisme tout court, lié à la montée de l’État libéral-démocratique au xixe siècle et aux mouvements de libération et de décolonisation dans le siècle suivant. Parmi les développements intellectuels de son époque, Groulx a choisi seulement ceux qui se mariaient à son catholicisme traditionnel. Pour le reste, il demeurait un homme du xviie siècle.

Un mot sur l’approche que nous adoptons. Cet article s’intéresse à la pensée de Lionel Groulx dans les années qui ont précédé sa mort[7]. Dans les dernières années de sa vie, Groulx a tellement parlé et écrit qu’on a le sentiment qu’il ne fait que répéter ses anciennes thèses. En fait, à cette époque, lorsqu’il écrivait pour les journaux, accordait des entrevues ou présentait une conférence, Groulx avait tendance à citer des entrevues, discours ou travaux de ses plus jeunes années. Le vieux prêtre le faisait par souci pratique, mais aussi par fierté de démontrer qu’il avait été, avant la guerre, un avant-gardiste. Dans un sens, il avait l’impression que la société québécoise l’avait finalement rejoint ; mais en même temps, sous d’autres aspects, elle l’avait totalement dépassé.

Cela pose un problème méthodologique pour le chercheur. Car il est difficile de saisir la spécificité de sa pensée dans les années 1960 si les sources contiennent des fragments de pensée qui ont pris naissance dans les années 1920 et 1930. Souvent Groulx, sensible au jugement des futures générations, indique quand il se cite. Mais il ne le fait pas systématiquement. C’est pourquoi nous avons évité, en général, ses entrevues et ses articles de journaux. Dans ces derniers, Groulx se « pastichait » sans honte — utilisant des phrases, slogans, idées et formulations antérieures, souvent sans en donner l’origine.

Ses Mémoires, dans ce cas, représentent une excellente source, car Groulx les rédigea avec la conscience de l’héritage spirituel qu’il léguait aux générations suivantes. En ce sens, ces Mémoires nous indiquent ce que Groulx voulait que le public sache sur lui. Cette intentionnalité en fait une source précieuse. Ses autres publications, et surtout Chemins de l’avenir, sont également très utiles, puisqu’il s’agit de documents originaux et publics. Nous avons également utilisé sa correspondance personnelle, surtout pour montrer que dans l’intimité d’une lettre privée, il pouvait exprimer des doutes, des hésitations et parfois même se contredire. Groulx était pleinement conscient de son personnage public, image qu’il soignait avec toute l’attention nécessaire pour garantir sa place dans les annales de l’histoire du Québec. Si, dans l’analyse qui suit, nous avons privilégié les documents publics de Groulx, c’est pour mieux le saisir et le comprendre selon les termes que lui-même a utilisés.

Un autre point doit être signalé. La réaction de Groulx à la Révolution tranquille est un sujet vaste, qui mériterait tout un livre et non pas un simple article. Groulx était tellement présent dans la vie du Canada français qu’il se plaignait même du manque de repos dans les dernières années de sa vie. Dans le travail qui suit, nous avons tracé les grandes lignes de sa réaction à la Révolution tranquille. Pour ce faire, nous avons laissé de côté plusieurs aspects de la fin de sa vie tels que sa correspondance avec le Frère Untel, son analyse du « problème religieux », sa réaction envers différents groupes de nationalistes, comme les néo-nationalistes du Devoir et de l’Action nationale, les divers mouvements indépendantistes des années 1950 et 1960, son oeuvre monumentale sur le Canada français missionnnaire, son inquiétude face à l’avenir de la langue française et sa relation avec la Revue d’histoire de l’Amérique française. Nous avons analysé seulement son attitude vis-à-vis de la nationalisation de l’hydro-électricité, son idéal de l’État français qui semblait enfin se réaliser, sa critique générale de la Révolution tranquille, son attitude devant la jeune génération et, enfin, sa condamnation des réformes de l’éducation proposées par le Rapport Parent. Nous avons jugé que ces sujets préoccupaient Groulx plus que tous les autres. En nous en tenant à ceux-ci, nous nous limitons à un simple survol de la contribution que Groulx apportait à cette époque charnière[8].

Les ressources naturelles, les ressources intérieures, Lionel Groulx et le développememt économique du québec des années 1960

L’infériorité économique des Canadiens français était encore une question importante pour Groulx dans les années 1960. Dans Chemins de l’avenir, il confessa que « Jusqu’à la fin de ma vie pourtant, le problème économique m’obsédera[9]. » En 1962, lorsqu’André Laurendeau lui demanda pourquoi un prêtre était si intéressé à l’économie, il répondit : « Un peuple n’est vraiment maître de sa vie spirituelle [...] que s’il détient l’entière possession de son patrimoine matériel... La question nationale chez nous est une question économique[10]. » L’analyse économique de Groulx reposait, si l’on peut dire, sur un matérialisme nationaliste élémentaire. La nation avait une « base » — l’économie — et une « superstructure » spirituelle — ou civilisation. De la domination étrangère de la « base » était issue la dégradation culturelle ou spirituelle du Canada français. Il va sans dire que des notions marxisantes du genre « mode de production » ou « classe sociale » étaient complètement hors de l’univers mental du prêtre. C’est pourquoi quand Groulx dit carrément que : « De la sujétion économique vient presque tout le mal[11] », nous devons tenter de comprendre précisément ce qu’il voulait dire. Dans les années 1960, tout comme dans les années 1920, la domination étrangère de l’économie de la province était pour lui la source de la torpeur morale et spirituelle de la nation canadienne-française.

Bien que la position de Groulx sur la « question économique » restât substantiellement la même pendant toute sa vie, dans les années 1960 il l’exprimait dans les termes de la libération nationale. Dans une entrevue qu’il accordait à Jean-Marc Léger en 1960, il souhaitait un « renversement de la situation économique au Canada français » :

Il faudra créer les cadres de la libération, nous former des techniciens, des ingénieurs de grande classe, des chefs de grande entreprise ; il y faudra un rassemblement de capitaux. Mais à l’exemple des jeunes peuples de l’Amérique latine et de l’Afrique qui déjà s’y préparent et s’y donnent, ayons le courage d’entreprendre le labeur de la seconde indépendance. Que, dès maintenant, en l’esprit de notre peuple trop prostré, on sache allumer l’espoir, l’ambition virile de rentrer en possession de son avoir matériel, de redevenir maître chez soi. Qu’on l’associe, même financièrement, par participation individuelle et collective, à sa propre libération. Et le peuple retrouvera la foi qu’il a perdue[12].

Le chanoine fait référence, bien sûr, à l’ambitieux projet que René Lévesque allait presque à lui seul établir comme la plus haute priorité du gouvernement libéral de Jean Lesage, fraîchement élu : la nationalisation des ressources hydro-électriques de la province. Lionel Groulx avait toujours considéré le contrôle des ressources naturelles du Québec par les Anglo-Américains comme une entrave au développement économique de la province. Il ne cachait pas son plaisir à penser que les Canadiens français pouvaient collectivement participer à la nationalisation de la ressource naturelle la plus abondante et prometteuse pour l’avenir du Québec. Loin de s’opposer à l’intervention de l’État dans l’économie, Groulx pensait que ce dernier n’était pas allé assez loin, et devait nationaliser toutes les ressources naturelles[13]. Sans aller jusqu’à la nationalisation de l’économie tout court, le nationaliste prenait quand même un certain plaisir à observer, dans ses Mémoires, que les idées qui lui avaient valu le titre de « révolutionaire » dans les années 1920 étaient finalement en train de se réaliser. La nationalisation de l’électricité était un aspect de la Révolution tranquille que Lionel Groulx savourait comme un triomphe personnel, et il la voyait comme une partie intégrante de l’oeuvre de sa vie.

Mais bien des batailles personnelles de Groulx n’étaient pas encore gagnées. Ailleurs, il affirmait que l’ultime responsabilité pour la libération économique du Canada français résidait non pas dans l’État, mais dans l’individu. « L’importation massive du capital étranger » dans l’économie du Québec avait pour résultat le fait que les Canadiens français n’avaient plus besoin de parler leur langue pour gagner leur vie, et avaient perdu confiance en leur culture. Cette conviction incita Groulx à affirmer que le problème avec le Canada français est « d’abord d’ordre psychologique et moral[14] ». Le remède ? Rien de moins qu’une « cure de l’âme de notre peuple[15] ». La solution du problème économique de la nation n’allait pas se trouver dans une croissance du rôle de l’État, mais dans l’âme de l’homme canadien-français. Il était convaincu que la civilisation française et catholique de ce pays le distinguait du reste de l’Amérique du Nord. Selon lui, cette civilisation, comme toutes grandes civilisations, était animée non pas par la force économique de la nation, mais par les qualités supérieures — et plus éternelles — de l’esprit. Domination étrangère ou pas, Lionel Groulx insistait pour dire que le Canada français cesserait d’être une nation s’il ne reconnaissait pas les qualités spirituelles de sa civilisation française et catholique. Dans la même entrevue accordée à Laurendeau mentionnée plus haut, il réfléchissait sur la nécessité d’une « cure d’âme » :

Aussi ne faut-il craindre d’exalter l’esprit de notre peuple par l’espoir de la petite civilisation qu’il lui sera possible de créer en Amérique [...] elle [cette civilisation] sera riche du juste équilibre de ses éléments matériels et spirituels, riche des valeurs d’âme que nous aurons su y infuser. Et elle sera belle de son originalité et de son extraordinaire réussite dans le contexte américain [...]. Bâtir une civilisation ! [...] nous aboutirons là où peut et doit aboutir toute culture humaine, ou nous n’aboutirons à rien[16].

Évidemment, Groulx croyait que pour construire une civilisation, les Canadiens français devaient développer leurs ressources intérieures autant que leurs ressources naturelles. Le développement économique ne suffisait pas. Par un effort collectif de volonté, les Canadiens français devaient aspirer à une forme de civilisation unique pour atteindre la vraie grandeur. Une telle aspiration, tout en nécessitant un effort de volonté individuelle et collective, pourrait être encouragée par une éducation proprement nationale. Dans Chemins de l’avenir, Groulx écrivit que : « Dans les grandes écoles nous aurons besoin d’enseignants qui éveilleront les aspirations collectives, indiqueront eux aussi les chemins de la liberté[17]. » Les architectes de la Révolution tranquille, eux aussi, croyaient qu’il était nécessaire d’utiliser l’éducation comme outil de développement national. Mais comme nous allons voir, les réformes proposées par la Commission Parent allaient rompre nettement avec l’ambition du vieux prêtre d’utiliser l’éducation pour préserver une civilisation française et catholique en Amérique du Nord.

L’état condradictoire de Lionel Groulx

Tout comme le thème de domination étrangère de l’économie, le rêve de Lionel Groulx d’un État français a aussi survécu aux années 1960[18]. Les premières années de cette décennie tumultueuse formaient un temps où la téléologie séparatiste de l’oeuvre historique de Groulx semblait plus réalisable que jamais. À ce moment, plusieurs intellectuels nationalistes ne faisaient pas que critiquer la tendance croissante du gouvernement fédéral vers la centralisation des pouvoirs, mais mettaient en cause la nature même du système fédéral. Lionel Groulx, croyant encore à la dissolution imminente de la confédération canadienne, raviva son idéal de l’État français devant cette jeune génération de nationalistes. Citant les oeuvres qu’il avait écrites dans les années 1930, il redéploya ses arguments antérieurs et reconstitua tous les éléments mythiques de l’État français pour de nouvelles audiences. Évidemment, il croyait que l’idéal de nation pour lequel il s’était battu depuis si longtemps était à portée de la main[19].

Certains aspects de l’idéal groulxiste de la nation semblaient bien se réaliser. Dans un discours de 1964 qu’il donna à la Fédération des Sociétés Saint-Jean-Baptiste du Québec, le chanoine rappela que l’émergence d’un mouvement pour l’indépendance ne pouvait être comprise que comme la conséquence de deux tournants du passé du Canada français. Le premier de ces événements traumatiques était la Conquête. Parlant du Canada français, Groulx s’exclama : « Un peuple conquis, coupé trop jeune de nos racines nourrissantes, nous avons essayé de nous adapter à des institutions qui ne nous étaient pas naturelles. » Un mouvement en faveur de l’indépendance avait surgi parce que : « Notre peuple en général n’a jamais complètement accepté la Conquête. » La deuxième crise à avoir des conséquences profondes pour le Canada français était la Confédération :

La preuve éclate aujourd’hui sous les yeux de tous : nos folies partisanes n’ont pu amoindrir, encore moins annihiler cette ambition de liberté qui, après une aberration d’un siècle, nous ressaisit soudainement avec une vigueur explosive que nulle puissance politique ou autre ne pourra plus refréner : ambition de posséder un État bien à nous, « expression politique » de la nation canadienne-française : l’État français autrement dit, que j’osais revendiquer il y a quarante ans, et qui me valait alors les épithètes de « séparatiste » ou de révolutionnaire[20]...

Groulx se trouvait dans la rare position du prophète satisfait qui vit assez longtemps pour voir sa prophétie se réaliser — ou qui du moins semblait en voie de se réaliser[21]. Alors, malgré ses adjurations à l’effet que « Le silence, la discrétion [...] doivent être la vertu des vieillards[22] », Lionel Groulx livre sa pensée sur l’avenir de la Confédération.

Bien que la doctrine catholique de Groulx lui fasse voir la Révolution tranquille comme rien de moins qu’un cataclysme spirituel, ses sympathies nationalistes le portaient à concéder que : « Tout n’est pas à dédaigner en ce brusque changement[23]. » Dans ses Mémoires, il ne pouvait pas cacher son enthousiasme à l’endroit « de cette ressaisie de notre destin, de cette prise de conscience nationale qui nous a éveillés enfin au sens de notre passé, de notre avenir, de notre être ethnique et qui a préparé jusqu’à l’évolution pour ne pas dire la conversion de notre personnel politique[24] ». Groulx était fier de noter que : « Enfin, dans ces milieux et dans bien d’autres, l’on sent, l’on parle et même parfois l’on agit en canadien-français[25]. » Il remarqua qu’il avait été tenu responsable de cette « heureuse évolution[26] », et cita Jean-Marc Léger, qui, dans Le Devoir du 26 novembre 1965, écrivait que « le nouvel élan du Canada français lui est dû pour une très grande part[27] ». Groulx nota, modestement, que bien que ce soit un très grand compliment : « Je ne puis l’ignorer néanmoins à voir mes anciennes thèses, jugées si révolutionnaires autrefois, reprises par les nouveaux bâtisseurs de notre nation à ce point que, pour la première fois de ma vie, je me trouve en excellentes relations avec tous les politiques québécois[28]. » Évidemment, le vieux maître renonçait à son dédain habituel pour les politiciens lorsqu’ils embrassaient son rêve de nation.

Avant de décrire son idéal d’indépendance politique, Groulx sentait le besoin de rappeler le fait qu’il ne faisait que répéter les propos qu’il avait toujours tenus. Dans ses Mémoires, il exprimait sa surprise de voir toute l’excitation entourant le slogan du parti libéral pour la campagne électorale de 1962, « Maîtres chez nous », expression dont il clama, non sans amertume, avoir été l’instigateur quarante ans plut tôt : « Maître chez soi ! Maître chez soi ! Grand mot qu’on ose enfin prononcer[29]. » Si Groulx répétait des idées qu’il avait toujours défendues, il le faisait maintenant en parfait accord avec le but du gouvernement Lesage d’accroître le rôle de l’État provincial pour promouvoir les intérêts du Canada français. Brodant sur le thème de « Maître chez nous », il réfléchit :

Encore faut-il bien se rendre compte de ce qu’il sous-entend [...] être maître de sa politique, j’entends de son gouvernement, de son parlement, de sa législation, de ses relations avec l’étranger, ne pas subir, en ce domaine, de tutelle indue ; cela veut dire encore, être maître, dans la mesure possible, à l’heure contemporaine, de sa vie économique et sociale, exploiter pour soi et non pour les autres, ses ressources naturelles, toutes ses ressources naturelles, posséder les moyens de financer son administration, ses institutions d’enseignement, de bien-être social ; ces moyens, n’être pas obligé d’aller les mendier chez qui que ce soit[30].

Cela ressemble plus à un René Lévesque promouvant la nationalisation de l’hydro-électricité qu’au vénérable abbé Groulx s’exclamant sur l’État français. Ici Groulx emprunte ce qui, pour lui, semblait être le discours libéral-nationaliste si séduisant du gouvernement de Jean Lesage. Les historiens acceptent que les politiciens nationalistes des années 1960 ont adopté l’abbé Groulx comme leur « père spirituel », mais tendent à perdre de vue le fait que lui-même a été influencé par la rhétorique des jeunes nationalistes.

Mais plus loin, Groulx revient à ses images conservatrices et catholiques plus habituelles :

Cela veut dire aussi, pour une nation trop longtemps colonisée, un ressourcement aux fontaines vives de sa culture, une désinfection et un rajeunissement de son esprit ; et cela veut dire enfin, pour une nation chrétienne et même catholique, un abreuvement assoiffé aux sources jaillissantes où, depuis vingt siècles, toute nation affamée de liberté, de fraternité, de grandeur, a trouvé, dans la doctrine du Christ, la plus nourrissante, la plus merveilleuse formule de civilisation[31].

Dans ce passage, Groulx soutient que ce n’est pas suffisant pour les Canadiens français de devenir des « maîtres » de leur État provincial. Ils doivent aussi aspirer à l’idéal de l’État français, qui était l’ultime but d’une civilisation française et catholique en Amérique du Nord.

Jean-Pierre Gaboury se demande : « Peut-on concevoir une pensée vraiment nationaliste qui ne tend pas à la réalisation de l’indépendance d’une nation[32] ? » La réponse est oui. Car le nationalisme de Groulx n’a jamais requis l’indépendance économique ou politique du Québec[33]. En dépit de son flirt avec les théories sur la dépendance économique et de son admiration pour la croissance de l’État entreprise par le gouvernement Lesage, Lionel Groulx croyait surtout que l’indépendance nationale allait être achevée par un éveil spirituel du peuple canadien-français. Sa vision était essentiellement millénariste : toujours imminent mais jamais réalisé, l’État français existe comme un idéal national désincarné auquel les Canadiens français aspirent collectivement, et qui représente les plus fines qualités de leur civilisation catholique et française[34]. La pire chose qui peut advenir à une vision millénariste est qu’elle soit partiellement réalisée : tempérée par le contact avec la réalité, elle perd de sa qualité eschatologique. C’est précisément ce qui arriva à la vision de Groulx de l’État français dans les années 1960[35].

Tandis que Groulx, le nationaliste, était charmé par la croissance de l’État sous le régime Lesage, Groulx le catholique était alarmé par le fait que cette croissance faisait partie d’un plus large mouvement vers la sécularisation de la société québécoise. C’est en cela que réside toute l’ambiguïté de son idéal de l’État français. Alors que l’État était le telos d’une civilisation distinctement française et catholique, parallèlement, la croissance d’un État provincial fortement interventionniste allait éclipser le rôle dirigeant du clergé catholique, si nécessaire à la perpétuation d’une telle civilisation. D’un côté, en autant que l’Église catholique maintenait son hégémonie sur la société québécoise, l’État français pouvait rester un idéal distant et hautement inspirant. Si, de l’autre côté, un État moderne, libéral et démocratique, régnait sans partage, la société québécoise atteindrait peut-être le statut de nation, mais perdrait en même temps ses qualités mythiques et héroïques et ne serait plus une civilisation. Groulx le nationaliste voulait voir l’État français s’imposer et augmenter son pouvoir vis-à-vis du gouvernement fédéral ; Groulx le catholique voulait que l’Église reste l’expression première, spirituelle et institutionnelle, de la nation. Cette contradiction sous-tendait toute sa perception de l’accroissement de l’État pendant les premières années de la Révolution tranquille[36].

La critique de la révolution tranquille

Il est difficile de sous-estimer le degré d’opposition d’un nationaliste traditionnel comme Groulx à l’esprit de modernisation qui frappait le Québec en 1960. Les historiens ont décrit la Révolution tranquille comme étant surtout une révolution dans les mentalités, où passéisme, autoritarisme et religiosité ont subitement été remplacés par progressisme, démocratie libérale et une attitude plus positive vis-à-vis du rôle de l’État[37]. Les institutions sociales du Québec, trop longtemps contrôlées par les ordres religieux, étaient généralement perçues comme depassées et insuffisantes. Seules des institutions totalement laïques, sous l’égide de l’État, étaient en mesure de subvenir aux besoins d’une société de plus en plus complexe, urbaine et industrielle. Si la jeune génération de nationalistes voyait la modernisation idéologique et politique comme un ajustement inévitable à la croissance économique et au développement social, Groulx la percevait comme la destruction totale d’une civilisation unique qui avait survécu au test du temps, et une attaque insidieuse à l’âme de l’homme canadien-français[38]. Même s’il était conscient que la société québécoise avait bien changé, surtout depuis la Deuxième Guerre mondiale, il maintenait, avec acharnement, que la nature intrinsèque de l’homme canadien-français restait la même. Lionel Groulx était avant tout un déterministe spirituel, car selon lui, les structures de la société québécoise devaient se conformer aux besoins spirituels de l’homme traditionnel canadien-français, et non le contraire.

Même si la Révolution tranquille pouvait être vue comme une réaction au duplessisme, ses origines demeuraient une énigme pour Groulx. Dans ses Mémoires, il discutait des interprétations de son temps : « Soudain, eût-on dit, des aspirations trop longtemps comprimées explosent. Quelque chose comme un séisme souterrain. Car l’on ne saurait citer ni campagne de presse, ni ouvrage du temps qui l’eussent préparé[39]. » Il observa, avec acuité, que la Révolution tranquille avait été préparée par les développements intellectuels de l’après-guerre. De ses origines, il écrit : « Il semble, en effet, que la secousse provienne des courants de pensée des années quarante et donc qu’il faille remonter assez loin dans le passé[40]. » Néanmoins, Groulx admet qu’il était incapable d’identifier ces courants. La Révolution tranquille avait sans doute commencé avec la trahison des intellectuels canadiens-français. Il se plaignit du fait que « Notre gent intellectuelle se montre plutôt étrangère à la vie de la nation et se balance fichument du destin canadien-français[41]. » Parce que son analyse se basait sur les besoins éternels de l’individu canadien-français et non pas sur les besoins changeants de la société québécoise, les sources de la Révolution tranquille lui restaient incompréhensibles. Groulx avait dédié sa vie à transformer en mythologie ce passé maintenant vu par la jeune génération comme désuet. En lisant ses Mémoires, on a l’impression que Groulx ne pouvait pas vraiment prendre de distance vis-à-vis de ce qu’il voyait comme un déni de l’oeuvre de sa vie. Inconsciemment, il ne pouvait peut-être pas accepter faire lui-même partie du « problème ».

Au lieu de voir la Révolution tranquille comme reflétant les nouveaux besoins d’une société complexe, urbaine et industrielle, l’abbé Groulx la voyait comme une crise spirituelle harcelant les âmes des individus. Dans ses Mémoires, il confessa : « Je me sens comme à la fin d’une époque. Que de changements, en notre peuple, autour de moi, en ces dernières années[42] ! » La Révolution tranquille s’est peut-être accomplie sans violence, sans verser de sang, « mais combien profonde dans les esprits, dans les moeurs[43] ! » Groulx admet que : « Jamais n’avait-on vu un peuple se révulser, presque changer d’âme, aussi rapidement, sans bruit, sans trop s’en apercevoir[44]. » En fait, pour lui, « Révolution tranquille » n’était pas une expression appropriée, car nulle révolution attaquant la vie spirituelle de l’homme ne pouvait être décrite comme « tranquille ». Il se demanda : « Qui n’a été bouleversé par la révolution d’esprit surgie chez nous, en ces derniers dix ans, révolution explosive qu’on a décorée du plus mensonger des noms : “Révolution tranquille”[45] ? » Il est évident qu’il croyait que le Québec vivait une crise spirituelle de premier ordre : « C’était un déferlement fou de vagues fracassantes ; tous les reniements à la fois : reniement de l’histoire, des traditions, le dos tourné au passé ; l’attaque plus que sournoise contre tous les éléments constitutifs de l’homme canadien-français, des fondements mêmes où il avait jusqu’alors assis sa vie[46]. » Pour une raison perverse et inconnue, les Canadiens français rejetaient leur passé, et avec lui une définition traditionnelle de la civilisation canadienne-française. Pour un homme comme Groulx, cela n’était rien de moins qu’une catastrophe nationale.

Dans Chemins de l’avenir, il observe que ce soulèvement spirituel n’avait pas commencé avec l’élection du gouvernement Lesage en 1960. Suivant la mort de Duplessis en 1959 : « Une prise de conscience vive, amère, de nos retards, de nos déficiences, bouleversa le petit peuple adulte que nous étions devenus[47]. » Avec le « Désormais [...] » de Paul Sauvé, « Un souffle, presque un vent chargé de tous les regrets des printemps perdus, mais aussi de tous les espoirs ajournés, passa sur la province[48]. » Après la mort tragique de celui-ci, l’aggiornamento déclenché par son « Desormais [...] » continua[49]. Groulx se rappela qu’après sa victoire sur l’Union nationale en 1960, le gouvernement libéral s’est mis au travail : « Avec une ardeur même un peu inquiétante [...]. Tout rénover et tout à la fois semblerait son mot d’ordre[50]. » Des libéraux, il écrivit : « Face à la nécessité et à l’urgence de vastes réformes : reprise des ressources naturelles du pays québécois, réforme du système scolaire, mesures de sécurité sociale, l’État seul, disait-on, pouvait suppléer à l’indigence des particuliers et des vieilles institutions[51]. » Avec appréhension, Groulx observa que les réformes du gouvernement Lesage avaient pour but de remplacer les institutions sociales privées sous contrôle de l’Église par de nouvelles structures laïques et étatiques. Mais il ne tenait pas les ministres individuellement responsables de ces changements. Selon lui, le nouveau gouvernement agissait simplement sur un désir exprimé par le peuple lui-même pour des réformes politiques et de l’innovation sociale. Avec le « Désormais [...] de Sauvé, écrit-il, une digue s’était rompue dont rien ne pouvait freiner le débordement[52]. »

Le plus alarmant était qu’une vague irrésistible de libéralisation semblait inonder la province. La liberté d’esprit et d’expression semblait être devenue le mot d’ordre, et toutes sortes d’idées étrangères comme le socialisme, le marxisme et l’existentialisme semblaient être en compétition pour le coeur et l’esprit des Canadiens français. Groulx percevait cela comme la plus pernicieuse attaque jamais lancée sur l’âme collective de la nation. La liberté d’expression détruisait le consensus spirituel si vital à la survivance : elle impliquait que la culture catholique française et classique n’était qu’une formule vieille et passée de mode, pour la survivance nationale, et que bien d’autres pouvaient s’y substituer[53]. Plus inquiétant encore, pour certains penseurs, la survivance nationale n’était même pas un priorité. Malgré le fait que Groulx ait dénoncé violemment ces penseurs, il ne croyait pas que leurs idées avaient été introduites dans les années 1960. Il ne faisait que remarquer que, soudainement, ils recevaient énormément d’attention.

Groulx s’apercevait avec chagrin que le prêtre n’occupait plus une position privilégiée d’autorité dans la société québécoise. Pendant des siècles, la foi catholique et la direction du clergé avaient fait en sorte que le Canada français possède un fort sentiment d’identité en tant que nation. En effet, la foi catholique avait été un unificateur national. Le catholicisme et la culture française avaient su insuffler une qualité unique à la famille, à l’école et à bien d’autres institutions nationales. Plus important encore, cette religion avait défini l’homme canadien-français, sa nature essentielle et son but ultime. Le retrait soudain de la foi et le rejet de la direction cléricale avaient laissé la pluralité idéologique et le chaos spirituel dans son sillage. Ainsi Groulx pouvait conclure : « il y a tout de même un idéal de l’homme, un idéal de la société, un idéal de la civilisation qui disparaîtront avec la disparition de la foi[54] ».

Groulx observait avec désarroi que la radio et la télévision avaient remplacé le prêtre comme source d’autorité morale et spirituelle de la société québécoise. Sa rancoeur tenait non seulement au fait que de nouvelles et plus puissantes tribunes l’avaient lui-même marginalisé, mais, plus tragiquement, à sa perception qu’un coup mortel avait été donné à son rêve chéri de civilisation. Le prêtre de paroisse, l’aumônier du syndicat catholique, le frère enseignant dans un collège classique, les soeurs oeuvrant comme enseignantes dans les écoles normales n’étaient plus les seuls définisseurs de la vie intellectuelle et morale de la nation. Pire encore, Groulx remarquait : « Les plus hautes tribunes appartiennent à ceux qui ont le plus de poumon et le plus de voix, aux plus hardis, aux plus audacieux, à ceux-là qui fauchent éperdument dans les vieilles traditions, qui n’ont pas assez de moquerie ni de dédain pour les façons de penser d’hier[55]. » Loin de sauver les âmes, ces « tribunes » étaient vouées simplement à faire des profits. Les émissions de radio et de télévision cherchaient à rejoindre l’auditoire le plus large possible et ainsi faisaient appel au plus bas dénominateur commun de la société. La critique sans freins du statu quo et la destruction sans but des traditions anciennes étaient à l’ordre du jour, et rendaient le contenu des émissions excitant, sinon sensationnel. L’homme qui avait dédié sa vie à montrer comment le passé était le maître de l’avenir du Canadien français était désarçonné devant ce rejet collectif de la tradition. Dans Chemins de l’avenir, il conclut, avec morosité, que : « C’est toute l’antique philosophie qui est remise en question, celle où jusqu’à ce jour l’homme avait assis sa vie, sa fortune, ses espoirs[56]. »

Cette vision des nouveaux médias de masse sous-tendait une méfiance profonde, presque instinctive, à l’endroit de la démocratie. S’il était convaincu que le Québec était en train de devenir un nouveau Babel[57], ce n’était pas simplement parce qu’il y avait des langues en conflit, mais parce que trop de langues sans aucune qualification s’exprimaient dans une sorte de cacophonie morale et spirituelle. Particulièrement alarmant, les médias de masse avaient tendance à laisser l’homme ordinaire exprimer son opinion sur les questions les plus vitales et les plus complexes.

Tout à fait exécrables, selon Groulx, étaient les sections dans les journaux qui contenaient les « Opinions de nos lecteurs » et les programmes radiophoniques de « lignes ouvertes ». De ceux-ci, un Groulx indigné écrit : « Tous les pédants, tous les cuistres et les crétins qui se croient de grosses têtes et qui le croient d’autant plus fermement qu’ils sont seuls à le croire, s’en donnent éperdument. Ainsi feront leur chemin et à foison demi-vérités et opinions superficielles et déroutantes[58]. » L’attitude de Groulx envers la radio et la télévision était quelque peu ambiguë. Évidemment, il n’était pas contre l’idée d’utiliser la radio pour rejoindre un auditoire plus large, car il avait consenti, en 1949, à la diffusion d’une série de conférences sur l’histoire du Canada français par une station de radio populaire de Montréal (CKAC). L’expérience l’avait désenchanté, cependant, et il en vint à la conclusion que : « L’historien n’avait pas bonne réputation en ces milieux où l’on prône si haut la liberté de penser et de s’exprimer[59]. » Probablement que Groulx aurait approuvé la radio et la télévision s’il avait pu les utiliser pour promouvoir sa vision d’une civilisation classique canadienne-française. Mais il comprit assez tôt que ces tribunes étaient devenues des véhicules pour la propagation d’une variété époustouflante d’idées étrangères et de fausses doctrines, selon lui. Groulx en voulait particulièrement à Radio-Canada, qu’il décrivit comme une tribune de « demi-catholiques ou agnostiques[60] ». Il appliqua l’épithète aux médias de masse en général, car ils promouvaient tous la liberté de pensée et d’expression.

Étant donné cette vision conservatrice et ultracatholique, il n’est pas surprenant que Groulx ait réservé sa plus mordante critique à la revue Cité Libre. Selon lui, cette petite revue incarnait tout ce qu’il y avait de plus pernicieux dans les courants intellectuels de la société québécoise de l’après-guerre. Groulx décrit ainsi ses origines : « Il y a quelque dix ans, une petite revue naissait qui allait canaliser toutes les rancoeurs, toutes les impatiences, tout l’esprit de révolte, tout ce vieux fond anticlérical qui, nous l’avons vu, tel le tison jamais éteint, couve au fond de l’âme française[61]. » Le vieux prêtre croyait fermement que cette revue, en exposant les problèmes et insuffisances de l’Église catholique, a servi à attiser le feu de l’anticléricalisme des années 1960. De plus, et encore plus repréhensible selon lui, la revue elle-même représentait la liberté de pensée et d’expression[62]. Ce que le journalisme à sensation avait fait pour les masses, Cité Libre était en train de l’accomplir pour l’élite de la société canadienne-française. L’anticléricalisme des Citélibristes atteignait les classes instruites et contribuait à leur désenchantement à l’endroit des vieilles valeurs et institutions. Groulx était horrifié lorsqu’il constatait que la petite revue radicale était lue même par les bonnes mères de familles canadiennes-françaises. L’esprit libre-penseur de Cité Libre était aussi très populaire parmi la jeunesse de la province, et encourageait leur désaffection générale. Le chanoine n’avait que des paroles amères pour cette revue.

Tous les écrits de Groulx au cours de cette période étaient colorés par sa conviction que le Canada français traversait une crise d’autorité sans précédent. La direction de l’Église catholique avait été un unificateur national. L’apostasie collective signifiait non seulement le déclin institutionnel de l’Église dans la société québécoise, mais le relâchement des liens de communauté spirituelle qui avaient soutenu les Canadiens français comme nation et comme race. On ne pouvait pas sous-estimer la menace que cela posait à la survivance. Groulx observa que : « Aucun événement dans notre histoire, pas même la Conquête anglaise ne nous aura à ce point remués, ébranlés jusqu’au fond de nos assises[63]. » La Conquête a peut-être détruit l’élite séculaire du Canada français, mais ce n’est rien en comparaison de cette décapitation spirituelle. Il percevait avec appréhension le fait que l’État québécois semblait remplir le vide laissé par le déclin de l’Église et le retrait de la foi. Lorsque vint le temps de choisir entre les deux autorités, l’Église ou l’État, Groulx proclamait sans difficulté la première comme l’autorité suprême de la société. En fin de compte, son catholicisme traditionnel imposa de strictes limites à sa capacité d’embrasser la croissance d’un État provincial fort à l’aube de la Révolution tranquille.

Sans la direction spirituelle de l’Église, qu’avons-nous ? « Une pauvre humanité qui, pour avoir voulu se passer de Dieu et de son Église, s’amuse, se débat dans toutes les orgies de la pensée, ruine, l’une après l’autre, ses civilisations. Perpétuellement à la recherche d’une paix introuvable, elle ne sait plus qu’inventer pour s’abîmer dans un épouvantable cataclysme[64]. »

Ce passage, plus que tout autre, résume tout ce que la Révolution tranquille représentait pour Groulx, soit une tragédie. Tout comme l’individu canadien-français avait abandonné sa conscience chrétienne en faveur de la liberté intellectuelle et morale, la société québécoise avait délaissé l’Église catholique en faveur de l’État neutre, libéral et démocratique.

Lionel Groulx et la désaffection de la nouvelle génération

Dans ses Mémoires, Groulx confessa qu’il se sentait complètement confondu par la désaffection de la jeunesse canadienne-française. Pour la première fois de sa vie, il commença à douter de sa capacité à diagnostiquer adéquatement les problèmes qui affligeaient les jeunes. Mais il surmonta ses doutes et ses hésitations, croyant qu’il devait au moins essayer de comprendre les sources de ce soulèvement spirituel. Groulx admit, modestement, qu’il faisait cela non par un sens du devoir ou d’auto-valorisation, mais « par amour et pitié de la jeunesse qui fut toujours, comme on disait, aux temps chevaleresques, une “dame de ma pensée”[65] ». À 87 ans, et malgré sa « promesse publique de ne pas écrire », il produisit Chemins de l’avenir. Publié en 1964, ce court traité voulait montrer aux jeunes Canadiens français « le chemin de l’avenir », et il peut être vu comme le testament spirituel du chanoine. Le vétéran de la guerre pour la survivance du Canada français rassembla ses forces pour une dernière bataille héroïque. Généralement parlant, c’était une bataille de mots, engagée sur un terrain spirituel longtemps abondonné par les troupes régulières.

La critique que Lionel Groux fit de la nouvelle génération était particulièrement virulente. Ses amis et admirateurs le prévinrent que Chemins de l’avenir ne serait pas bien reçu par les jeunes, car c’était une condamnation trop sévère. Mais l’attaque colérique de Groulx sur la jeunesse, si peu justifiée, était au moins compréhensible. À ses yeux, au lieu de montrer la modestie et un respect propre aux traditions de la civilisation canadienne-française, les jeunes étaient en train de rejeter violemment toutes les idées et valeurs qu’ils croyaient démodées ou vieux jeu. À la colère de la jeunesse, Groulx répondit avec une fougue comparable. Chemins de l’avenir fut écrit à la hâte pour montrer aux jeunes comment ils avaient erré et pour fournir quelques leçons de base sur la façon de bien mener leur vie comme catholiques et Canadiens français. Au fond, Groulx avait peut-être la conviction qu’il était de loin le plus qualifié pour diagnostiquer ce qu’il voyait comme une crise morale de premier ordre :

Disons-le : nous assistons à pire qu’au heurt traditionnel des générations. Un abîme s’est creusé entre la génération d’hier et celle d’aujourd’hui. Les parents ne parlent plus la même langue que leurs enfants. Les maîtres captent malaisément les oreilles de leurs élèves. On dirait une race nouvelle surgie d’un tronc vermoulu. Et chacun d’apporter sa pierre mal dégrossie à la construction de la nouvelle Babel[66].

Évidemment, il s’agissait là d’une crise de grande magnitude. Dans Chemins de l’avenir, Groulx commença : « J’ai erré autour de notre petite Babel. J’ai écouté. En sa cacophonie m’aurait-elle livré quelques secrets[67] ? » La perception que la jeunesse avait rejeté le passé prenait source dans ses expériences personnelles. Dans ses Mémoires, le vieux prêtre observait avec effarement que les jeunes semblaient maintenant complètement indifférents, sinon ouvertement hostiles à des figures traditionnelles d’autorité. Il écrit : « En ce quartier où je n’étais pas tout à fait un inconnu, j’avais constaté d’ailleurs que plus personne de ces collégiens ne saluait le prêtre ; beaucoup le toisaient d’un air insolent[68]. » Groulx nota que, comme le reste de la société canadienne-française, la jeune génération avait été frappée par un incontournable désir d’embrasser la liberté intellectuelle et morale. Il se rendait compte que des hommes comme lui faisaient maintenant partie de tout un monde qu’on laissait en arrière. Groulx était sûrement chagriné par l’indifférence des jeunes, mais il ne perdit pas confiance : pour contrer les idées avant-gardistes des jeunes, il pouvait compter sur une sagesse accumulée depuis des siècles. Néanmoins, la tâche devait lui sembler monumentale. Dans Chemins de l’avenir, il confia que : « Une revue de toutes les influences philosophiques, littéraires, morales qui peuvent, à un moment donné, ravager l’esprit d’un peuple peu adulte dans l’ordre de l’intelligence, n’est pas facile à tenter[69]. »

Le vieux prêtre a voulu analyser, du mieux qu’il le pouvait, la source de cette crise spirituelle. Cependant, son analyse n’était pas sans ambiguïtés. Comme nous l’avons vu, la critique groulxienne de la Révolution tranquille s’appuyait non pas sur les besoins de la société, mais sur ceux de sa conception l’homme canadien-français. Comme Groulx le définit, cet homme était racialement prédisposé à la foi catholique. La jeune génération semblait pourtant avoir rejeté le catholicisme avec tous les autres éléments constituants de l’héritage traditionnel du Canada français. Pour être consistant, Groulx dut conclure que la nouvelle génération appartenait à une nouvelle race. À d’autres moments, par contre, il maintenait que les déficiences dans les structures de la société québécoise étaient responsables de l’apostasie de la jeunesse. Groulx sentait que sa vision de l’homme canadien-français devait être soutenue par des fondations institutionnelles solides. Comme analyste social, il passa près d’admettre que la vie spirituelle de la nation était déterminée par les structures de la société canadienne-française. Mais comme catholique, il ne pouvait jamais abandonner la notion que la reconversion spirituelle de l’individu était la clef d’une meilleure société. Donc son discours vacillait entre des attaques virulentes des individus catholiques, les dénonçant pour leur lâcheté morale et leur torpeur spirituelle, et une critique non moins mordante de la famille moderne, les médias de masse et le système scolaire.

Tout comme la société canadienne-française avait collectivement rejeté la direction cléricale, les jeunes sembaient s’être débarrassés de leur conscience chrétienne. Dépourvue de la direction spirituelle que seul le christianisme pouvait fournir, la jeune génération était en « décomposition intellectuelle et morale[70] ». Plus inquiétant était l’étalage public de la licence sexuelle des jeunes. « Quel débraillé ! Que j’en aurai vu de ces “collages” de garçonnets et de fillettes, empoignés par le cou et par la taille et déambulant au défi de toute pudeur[71]. » La notion du péché originel ne les retenant plus, les jeunes souffraient d’un « déséquilibre désastreux » entre leur nature mentale et physique[72]. Groulx diagnostiqua que la jeunesse avait « trop de corps pour trop peu d’âme[73] ». Un tel déséquilibre avait engendré des irrégularités morales et expliquait la montée alarmante de la délinquance et de la criminalité juvéniles, des grossesses d’adolescentes, des mariages prématurés et des vies gâchées. Sans pitié, il se livra à la critique de cette « nouvelle race » :

Race où la « bête » a pris le pas sur l’esprit ; race sans frein, race qui porte dans le sang un ferment révolutionnaire, une hostilité farouche à toute autorité, à toute règle, à toute contrainte, à toute tradition. Race qui piaffe d’impatience, rue dans les brancards, veut faire sauter les « vieux cadres » sans trop se soucier de ce qu’il faudra mettre à leur place[74].

La jeune génération s’identifiait à « l’homme revenu à l’état naturel, avec toutes ses passions, tous ses instincts débridés, le “sauvage” des temps nouveaux[75]. » Si Lionel Groulx désespérait de la situation des jeunes, il resta ferme dans sa conviction que la chrétienté pouvait encore « civiliser le jeune barbare[76] ». Il maintenait que la nouvelle génération devait être libérée de l’illusion « qu’avec elle serait venue au monde une autre espèce d’homme[77] ». Car il nota que si la société québécoise entrait dans l’âge nucléaire, « l’homme fondamental n’avait pas changé substantielle-ment ». Sa vision de l’homme était essentiellement catholique et le divisait en deux parties, le corps et l’âme. Dans Chemins de l’avenir, il écrit : « L’homme, un être où nécessairement l’âme, partie supérieure et spirituelle, domine, vivifie, coordonne, informe le tout, lui confère son unité[78]. » Bien qu’à la création l’homme possédât cet « équilibre stable », il l’avait perdu par le péché originel. La « tâche souveraine de l’homme » était de « reconquérir à tout prix son équilibre[79] ». Groulx s’exclama : « Entre mes mains réside toujours la terrible option : faire comme Dieu et ne vouloir que le bien ; être grand ou être petit ; faire quelque chose de ma vie ou n’en faire rien[80]. » La seule façon de rester « pleinement et bellement homme » était de « reconquérir l’équilibre primitif » qui avait été perdu après la chute[81].

La solution que Groulx proposa au problème du déclin moral et spirituel de la jeunesse reflétait son analyse plus générale des sources de la Révolution tranquille. D’un côté, il déplorait la route qu’empruntait cette jeunesse agnostique, imbue des fausses doctrines européennes et cherchant avidement le sensationnalisme de la culture américaine de masse. Une solution au problème de la survivance nationale ne pouvait alors être rien de moins que « la réfection totale de l’espèce[82] ». Groulx proposa que des individus de l’élite spirituelle du Canada français soient choisis pour engendrer une autre race. Cela était une façon sûre de reconstruire « l’homme moral, [...] l’homme vraiment homme : espèce qui se fait de plus en plus rare[83] ». Une telle solution était en contradiction évidente avec l’idée de Groulx que « l’homme fondamental » n’avait pas changé ; il envisageait désormais une solution draconienne telle que le renouvellement racial.

D’un autre côté, il considérait que les jeunes étaient éminemment curables, grâce à des institutions comme la famille, l’Église et l’école. La famille devait retrouver les valeurs traditionnelles catholiques et inspirer la jeunesse avec un exemple de pureté morale, de sacrifice individuel et de charité sociale. L’Église du Québec devait munir les jeunes d’une doctrine spirituelle originelle et d’institutions catholiques pertinentes à la nouvelle société technologique. Mais Groulx plaça son plus grand espoir dans la capacité de réforme du système scolaire traditionnel du Canada français. Les jeunes pourraient retrouver leur équilibre spirituel par une éducation catholique vigoureuse. « Éducation ! Éducation ! Éducation ! » Il écrit : « Réjouissez-vous : l’homme est, de sa nature, éduquable[84]. » En bref, la nation avait besoin de fondations économiques et politiques concrètes, mais pour être une vraie civilisation, elle avait besoin d’une fondation spirituelle forte : « Au Canada français, nous pensons beaucoup, de ce temps-ci, aux structures politiques où nous pourrons vivre notre demain. Pensons-nous, avec autant d’anxiété, aux structures spirituelles qui s’offrent à nous, déjà toutes faites, et dont nous ne pourrions nous passer sans tout gauchir[85] ? » Étant donné son déterminisme spirituel, il eût mieux valu que son testament intellectuel, Chemins de l’avenir s’intitule Routes vers le passé.

Réforme de l’éducation ou suicide national ? Le chanoine Groulx critique le Rapport Parent

Dans ses Mémoires, Groulx nota : « J’ai conscience parfois qu’on me prend pour un homme figé, enfermé en son petit magasin d’idées, un bloc granitique que rien ne rapetisse ni ne grossit, et qui ne bougera d’éternité où le hasard l’a installé[86]. » Alors qu’il est vrai que les idées de Groulx sur l’économie ou la politique étaient peut-être sensibles aux vents passants des théories de libération et de décolonisation, sur le sujet de l’éducation, Groulx était plutôt comme le bloc de granite qu’il décrivait. Quand bien même il approuvait la nationalisation de l’électricité, et parfois semblait promouvoir l’indépendance politique, ses idées sur l’éducation révèlent qu’il était fondamentalement en désaccord avec le projet libéral de modernisation politique.

Le sujet des réformes de l’éducation proposées par la Commission Parent occupa une large portion des ruminations et des écrits tardifs de Groulx et suscita chez lui une amertume particulière. Car dans ses multiples capacités comme prêtre, historien, conférencier, romancier et propagandiste, Lionel Groulx était avant tout un éducateur — un « éveilleur national[87] ». Sa production littéraire volumineuse inclut un traité intitulé L’enseignement français au Canada, qui reste une source importante d’information sur le système scolaire du Canada français[88]. Sa carrière d’enseignant durera cinquante ans : d’abord au Collège de Valleyfield et ensuite comme conférencier en histoire canadienne à l’Université Laval de Montréal puis à l’Université de Montréal. Cela lui permit de laisser sa marque nationaliste sur trois générations d’étudiants québécois. Cette carrière officielle comme conférencier, combinée avec sa vocation d’historien national, ainsi qu’une panoplie d’autres activités propagandistes, qualifient Lionel Groulx comme l’éducateur national du Canada français. L’attaque amère de Groulx contre la Commission Parent vient de sa crainte de voir l’abolition du système traditionnel d’éducation du Québec, mais aussi parce qu’il est profondément blessé de n’avoir pas été nommé commissaire[89].

La Commission royale d’enquête sur l’enseignement (Commission Parent) fut établie en 1961 pour développer une stratégie en vue de moderniser le système d’éducation du Québec. Après une enquête de trois ans, les commissaires produisirent un rapport de cinq volumes, dont les recommandations furent mises en oeuvre par le gouvernement Lesage[90]. Le premier volume du Rapport proposa le transfert de la responsabilité générale de l’éducation de l’Église à l’État. En 1963, suivant les recommandations du Rapport, le Conseil d’instruction publique fut remplacé par le ministère de l’Éducation. Comme tout autre ministère du gouvernement, il serait dirigé par un ministre responsable devant l’électorat québécois. Cela avait pour effet d’assujettir l’éducation au contrôle démocratique[91]. Un corps intermédiaire, le Conseil supérieur de l’éducation, fut créé pour s’assurer que les divers groupes d’intérêt soient représentés. De sa position de dominance relative par l’entremise du Conseil d’instruction publique, l’Église avait été reléguée au rôle d’un simple groupe d’intérêt. Ce qui impliquait que dorénavant, l’Église s’occuperait seulement de l’instruction religieuse[92]. De telles réformes ont effectivement établi l’État neutre comme la seule institution ayant les ressources et les pouvoirs suffisants pour adapter le système éducatif du Québec aux besoins d’une nouvelle époque.

La manière dont la Commission Parent analysa les besoins éducatifs de la province rompait avec l’héritage catholique du Canada français. Les commissaires désiraient élaborer des réformes en mesure de satisfaire les besoins éducatifs d’une société nord-américaine, multiculturelle et économiquement développée. Étant donné la complexité d’une telle société, les commissaires, comme le nota le père Arès, endossaient une vision pour l’essentiel sociologique de l’éducation[93]. Contrairement à Groulx, les commissaires ne semblaient pas croire que l’homme était éternellement taché par le péché originel. Pour eux, les structures de la société canadienne-française étaient déficientes. Les recommandations du Rapport Parent étaient basées sur la notion qu’en changeant les structures éducatives, une meilleure société pouvait être créée. En fournissant aux étudiants des connaissances en sciences sociales et des compétences en sciences et en techniques, ces nouvelles structures aideraient les Canadiens français à éliminer leur infériorité économique.

Pour Lionel Groulx, la nature même de l’homme canadien-français était le terrain sur lequel la guerre pour la survivance nationale aurait lieu et la réforme de l’éducation serait la bataille décisive. L’approche sociologique de la Commission Parent partait d’une analyse des besoins de la société québécoise, et de cette analyse allait surgir un humanisme universaliste et une vision nord-américaine de l’homme. L’analyse de Groulx commençait toujours avec les besoins essentiels de l’homme canadien-français, qui étaient éternels et immuables. Groulx croyait que les réformes de l’éducation devaient chercher à adapter la société aux besoins de l’homme et non le contraire[94].

Il n’est pas surprenant, alors, que Groulx se soit attaqué au Rapport Parent avec toute son énergie. Parlant du quatrième volume du Rapport, il s’exclama : « d’un trait, ou peu s’en faut, l’on biffait l’enseignement des vieilles humanités classiques, pour se tourner vers l’enseignement pragmatiste, d’inspiration américaine[95]. » Lionel Groulx maintenait que les recommandations du Rapport Parent allaient forcer les Canadiens français à ressembler à leurs voisins anglophones. La promotion des techniques modernes d’enseignement était malsaine, car celles-ci ignoraient les besoins de ce qu’il appelait l’homme « fondamental » ou « intégral ». Dans Chemins de l’avenir, il observa qu’« Ils ne parlent plus que de sciences physiques, que de technologie, que de hautes mathématiques[96]. » Il demanda : « Que devient, en l’aventure, l’homme tout court, l’homme traditionnel, fondamental[97]... » L’homme nord-américain, pragmatique, pouvait s’occuper de technologie et de science, mais l’homme intégral de Groulx devait être inspiré par les idéaux chrétiens humanistes et l’esprit du classicisme français.

L’éveilleur national n’ignorait pas le besoin d’accroître la formation technique et scientifique au Québec. Dans Chemins de l’avenir, il indiquait que : « La science, la technique lui donnèrent, pour dominer la nature ou le monde, des moyens que ne possédait point l’homme d’hier. » De plus, il était conscient que de telles compétences allaient permettre aux Canadiens français de jouer un rôle plus important dans l’économie du Québec. Il demanda : « Serait-ce trop demander à ces éducateurs que d’apprendre aux jeunes générations à se dépouiller de la livrée de serfs, pour s’adonner enfin à l’oeuvre libre qui les attend : Ut operaretur ? » En dépit de ce besoin criant, Groulx ne pensait pas qu’il fût nécessaire de complètement détruire le vieux système. « Faut-il tout chambarder, faire table rase de la traditionnelle pédagogie ? » Il ne voyait simplement pas de contradiction entre les valeurs du collège classique traditionnel et les buts pragmatiques de la nouvelle éducation. Pour lui, la technologie ne pouvait pas être un but en soi. Dans Chemins de l’avenir, il médita : « La technique la plus prodigieuse peut aider l’homme à se faire plus homme, mais dans la mesure où il la domine et la maintient à l’état d’instrument. » Il conclut : « Si l’on ne doit plus forger que l’homme technique, n’aspirer plus qu’à la culture technique, ne parlons plus de civilisation. Ouvrons nos portes aux barbares[98]. »

Cette défense des humanités face à la fascination croissante pour la technologie peut nous sembler prophétique, particulièrement aujourd’hui, dans notre société postindustrielle. (Peut-être avons-nous ouvert nos portes aux barbares !) Mais examiné de plus près, l’humanisme de Groulx renferme des concepts qui sont loin d’être progressistes. Car il croyait que les Canadiens français, comme race, étaient biologiquement prédisposés au classicisme de la culture française. L’amour de la culture française était logé « dans l’esprit humain, [...] ces sortes d’habitus ou de préordinations à des formes de pensée et d’expression[99] [...] ». Les idées de Lionel Groulx sur l’éducation nous révèlent jusqu’à quel point il croyait que la conversion individuelle — et non pas l’intervention de l’État — était la source de la regénération économique, politique et culturelle de la nation canadienne-française. Son État français était bel et bien « un état d’esprit », et seule une éducation proprement nationale pouvait le promouvoir.

Conclusion. Lionel Groulx, nationaliste spirituel

L’étude de l’idéologie groulxiste est intéressante à plusieurs niveaux. Nous avons essayé de démontrer que cette idéologie n’est pas une simple « réflexion » de la formation sociale québécoise des années 1920 ni des années 1960. Nous avons voulu, plutôt, voir comment ses écrits et discours publics étaient nourris par des contradictions : parfois entre un proto-nationalisme typique du xixe siècle et le néo-nationalisme de la Révolution tranquille, parfois entre une conception de l’identité catholique de la nation enrichie par une mystique tant personnelle que nationale, et les aspects technocratiques, bureaucratiques, sociologiques et laïcisants du programme de modernisation proposé par le gouvernement Lesage. Ainsi nous pouvons constater que Groulx avait une attitude ambivalente envers la Révolution tranquille.

Plusieurs des analystes de la pensée du chanoine se sont arrêtés sur cette question : était-il un prêtre ou un nationaliste ? Ramsay Cook a déjà décrit Groulx comme « un homme d’action frustré[100] » — incapable, finalement, de réconcilier sa vocation religieuse avec son militantisme politique. Était-il prêtre ou politicien, catholique ou nationaliste ? Susan Mann maintient que Groulx était « un trait d’union entre le nationalisme religieux et séculier[101] ». Mais nous avons tenté de démontrer que la réalité n’était pas si simple. Le discours de Groulx était construit sur des significations parfois contradictoires entre un proto-nationalisme dans lequel la foi catholique demeurait la clef de voûte de l’identité canadienne-française, et le nationalisme moderne du milieu du xxe siècle. Alors nous pouvons conclure que le discours de Groulx alternait constamment entre ces deux pôles, particulièrement vers la fin de sa vie. Et il n’a jamais pu résoudre adéquatement ce conflit. Si, dans les années 1920, il avait été dénoncé par Henri Bourassa pour avoir utilisé le catholicisme à des fins nationalistes, dans les années 1960 il fut critiqué parce qu’il utilisait le nationalisme à des fins catholiques. Être un trait d’union idéologique n’est jamais une position confortable.

En un sens, Groulx n’avait pas à résoudre cette dichotomie entre son catholicisme et son nationalisme, car, pour lui, cette contradiction n’existait pas. L’étude du discours groulxiste vers la fin de sa vie nous révèle qu’il pouvait parfois faire appel à l’intervention de l’État dans l’économie, ainsi qu’à l’indépendance politique, la décolonisation et la libération nationale. Ces éléments de son discours lui gagnèrent l’admiration de la jeune génération de nationalistes séculiers, des hommes comme Michel Brunet, René Lévesque et même Jean Lesage[102]. À d’autres moments, le monocausalisme spirituel de Groulx le portait à maintenir qu’une renaissance spirituelle continuelle, stimulée par une éducation classique, catholique et française, respectant la nature essentielle de l’homme canadien-français telle qu’il la concevait, était la clef de toute affirmation économique, politique et culturelle. Ses idées sur l’éducation nous révèlent combien il déplorait la montée de l’État sous l’administration Lesage, car en enlevant aux religieux le titre de directeurs spirituels du Canada français, elle contribuait à une sécularisation accrue de la société québécoise, portant ainsi un coup mortel à son rêve de nation. Ces éléments du discours de Groulx étaient largement ignorés par la jeune génération de nationalistes[103].

Finalement, l’étude de sa réaction à la Révolution tranquille nous permet de conclure que Lionel Groulx peut être vu comme un nationaliste « spirituel ». Si on le définit comme tel, on peut voir comment il a pu, à ses yeux, justifier sa carrière de prêtre et de nationaliste. Au lieu de le voir comme « un homme d’action frustré », nous pouvons concevoir Groulx comme un homme d’action spirituelle intensément satisfait. Entre son rêve de reconquérir l’économie québécoise et sa vision d’un État français, il croyait que la reconversion catholique était la source ultime de tout progrès social. D’où l’aspect désuet qui frappe tout lecteur parcourant une copie poussiéreuse de Chemins de l’avenir[104].