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Il existe une littérature abondante concernant l’histoire de l’assurance-chômage au Canada, mais cet ouvrage présente la première synthèse critique de cette pièce maîtresse de l’État-providence. Georges Campeau esquisse un aperçu de l’assurance-chômage, de ses origines canadiennes au moment de la Crise des années 1930 aux ennuis des dernières années du xxe siècle, à l’ère du néolibéralisme. Il constate que deux visions antagonistes de l’assurance-chômage se sont toujours opposées : l’une qui soulève des considérations actuarielles et l’autre qui insiste sur la reconnaissance du droit social des sans-emploi à un revenu garanti. Tandis que la vision actuarielle ignore les causes sociales du chômage et met l’accent sur le maintien d’un équilibre entre les cotisations et les prestations, la vision sociale souligne la responsabilité du marché dans la création du chômage et, par conséquent, réclame de l’État qu’il ne punisse pas les victimes des caprices du marché. Campeau se pose en défenseur de la vision sociale et indique que son livre « fait suite à plusieurs années de pratique à titre d’avocat spécialisé dans la défense des droits des sans-emploi, effectuée en collaboration avec des mouvements de défense des chômeurs et des organisations syndicales » (p. 16).

Campeau commence son ouvrage en examinant le débat entourant l’introduction de l’assurance-chômage en Grande-Bretagne avant la Première Guerre mondiale. Il observe que les mêmes discussions se sont répétées au Canada après la guerre, mais qu’un mouvement ouvrier plus faible et des luttes fédérales-provinciales concernant la compétence sur un régime de l’assurance-chômage y ont affaibli le projet d’une prise en charge des chômeurs par l’État. Dans les milieux syndicalistes, surtout là où les communistes et les socialistes étaient présents, la plupart des partisans de l’assurance-chômage demandaient un régime financé par tous les contribuables, c’est-à-dire un régime non contributif. Mais la législation mise de l’avant par le gouvernement de Mackenzie King en 1940 (après une tentative ratée du gouvernement de R. B. Bennett en 1935), faisait reposer le financement du régime sur les travailleurs eux-mêmes et ne prévoyait qu’une très petite assistance financière de l’État.

Pour Campeau, l’évolution de l’assurance-chômage témoigne de changements dans les rapports sociaux et leur impact sur la pensée étatique. Le régime initial, tout en répondant au militantisme des sans-emploi durant la Crise, respectait le désir des employeurs de voir s’établir un système largement autofinancé et dont les prestations seraient assez maigres pour empêcher les hausses de salaires. Les milieux d’affaires, en effet, tenaient pour vraie la fiction selon laquelle le chômage relève d’un choix volontaire, d’où leur défense du régime actuariel. Au moment de son instauration, l’assurance-chômage était marquée par l’exclusion des travailleurs saisonniers et des travailleurs précaires ; ceux-ci étaient associés aux travailleurs licenciés pour inconduite ou à ceux qui démissionnent sans raison valable (aux yeux de l’employeur et de l’État), et ils étaient pénalisés par la longue attente qu’ils devaient subir avant de recevoir leurs prestations.

Dans l’après-guerre, avec la croissance des idées keynésiennes, vues comme un compromis entre le libre marché et le socialisme, il y a eu un changement graduel dans le caractère du régime de l’assurance-chômage au Canada. Peu à peu, on entendait que le chômage était une conséquence du système économique et non plus le choix des gens qui refusaient de travailler. Dans les années 1950 et 1960, les catégories des travailleurs couverts par l’assurance-chômage se sont élargies, et le traitement de ceux qui quittaient un travail ou étaient congédiés s’est assoupli. Les syndicats ont joué un rôle important dans cette évolution. Même le sexisme, que le régime initial perpétuait, a été ébranlé. Un règlement de 1950, qui disqualifiait la plupart des femmes mariées, a été annulé en 1957 grâce à une campagne de mouvements féministes, appuyés par les syndicats.

L’apogée du mouvement en faveur d’une conception sociale de l’assurance-chômage est La Loi de 1971 sur l’assurance-chômage, qui a étendu l’application du régime à 96 % de la population active, tout en augmentant le montant des prestations maximales et en introduisant des prestations de maternité. Ces gains ont néanmoins été mis en péril avec la fin de la croissance économique qui a caractérisé les trois décennies d’après-guerre. Peu à peu, le keynésianisme cédait la place à l’idéologie néolibérale dont les milieux d’affaires se faisaient champions. Des compressions budgétaires ont frappé les programmes sociaux, y compris le régime d’assurance-chômage. Mais la récession de 1981-1982 a forcé le gouvernement Trudeau à ralentir les compressions. Néanmoins, durant les années Mulroney, avec la politique du libre-échange avec les États-Unis, les pressions de la bourgeoisie pour un amaigrissement du régime de l’assurance-chômage se faisaient plus fortes. En resserrant les règles d’admissibilité au régime d’assurance-chômage — notamment en augmentant le nombre minimal de semaines de travail dans les régions durement touchées par le chômage —, le gouvernement remettait en question l’orientation sociale du régime. En dépit de ses promesses électorales, le gouvernement Chrétien a continué la ligne dure du gouvernement Mulroney et, en 1997, seuls 41 % des chômeurs étaient admissibles aux prestations, en comparaison de 85 % en 1989, l’année avant la « réforme » de l’assurance-chômage. Cette dernière est d’ailleurs devenue l’« assurance-emploi ».

Georges Campeau fait beaucoup plus que documenter ces changements. Pour chacune des périodes, il illustre aussi leur impact sur les travailleurs canadiens et, surtout, québécois. Il discute également du rôle des mouvements de chômeurs et du mouvement syndical dans les efforts déployés pour obtenir le droit à un revenu suffisant et garanti pour les victimes du chômage. Cependant, ce livre très informatif et bien détaillé renferme des lacunes. Le traitement de la question du genre laisse à désirer pour certaines périodes. Campeau néglige d’examiner les considérations genrées qui présidèrent à la formulation du régime en 1935 et 1940, et il ne semble pas être au fait des travaux de Ruth Pierson à cet égard. Par ailleurs, il ne tient pas compte de l’impact du mouvement féministe et de la Commission royale d’enquête sur le statut des femmes dans la bataille qui a mené à l’établissement des prestations de maternité en 1971.

Campeau trace l’historique des régimes d’assurance-chômage aux États-Unis et en Grande-Bretagne, mais il ne donne pas la raison pour laquelle les Américains ont choisi un régime relevant des États plutôt que du gouvernement fédéral, à savoir le racisme déguisé en une rhétorique du droit des États. Les politiciens du Sud, déterminés à conserver « Jim Crow » dans leurs États, ont insisté pour que ceux-ci exercent le contrôle sur les régimes d’assurance-chômage. Tout cela dans le but de s’assurer que les Noirs sans emploi ne touchent pas de prestations.