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Professeur d’histoire à l’université Saint Mary’s, Colin D. Howell est un des rares spécialistes de l’histoire du sport au Canada. Il poursuit ainsi le travail entamé par quelques chercheurs précurseurs, notamment Alan Metcalfe et Bruce Kidd. Son projet est ambitieux. Il s’agit ni plus ni moins que de retracer l’évolution du sport au Canada (l’auteur examine aussi bien le hockey ou le baseball que le rodéo, le cricket et les Jeux olympiques), de la Confédération à aujourd’hui, en cernant les liens entre ce secteur d’activité et les multiples transformations sociales, économiques et politiques ayant affecté le pays. Le coeur de l’ouvrage est centré sur le passage — entre 1867 et la Première Guerre mondiale — de l’amateurisme au professionnalisme, qui a redéfini de façon fondamentale les façons de concevoir l’activité sportive en la transformant en un emploi rémunéré et inséré dans les rapports entre le travail et le capital qui ont accompagné le développement du capitalisme industriel au début du xxe siècle.

Six chapitres composent cet ouvrage. Le premier montre comment — dans le contexte de l’arrivée croissante d’immigrants, de la diversification ethnique accrue et de changements démographiques majeurs — le sport a joué un rôle important dans l’élaboration de nouvelles manières de concevoir la citoyenneté canadienne et de négocier la transition d’une économie agricole à un ordre majoritairement industriel et urbain. Le sport devient ainsi de plus en plus organisé et appréhendé comme une source de profits par certains promoteurs. Les activités de loisir en général sont d’ailleurs très rapidement insérées dans l’économie de marché.

Le deuxième chapitre examine de quelle façon, sous l’influence de la bourgeoisie anglo-saxonne, le sport est devenu un outil dans la création d’un ordre social respectable et dans le soutien de l’allégeance à l’Empire britannique, de même qu’à la nation canadienne en formation. Toutefois, à l’exception du tennis, du golf et du curling, la plupart des sports « importés » d’Angleterre (comme le rugby, le football ou le cricket) furent rejetés par la population qui préféra leur transformation (le rugby est devenu le football canadien) ou l’adoption de sports typiquement canadiens (le hockey) ou américains (le baseball, le basketball et le football américain). Si l’hégémonie de la bourgeoisie anglo-canadienne a ainsi pu être partiellement remise en question par les femmes, les travailleurs, les Canadiens français et les diverses minorités ethniques, il n’en demeure pas moins que le sport fut de plus en plus inscrit dans le cadre plus vaste de l’économie capitaliste et de l’ensemble des valeurs qui l’accompagnent, notamment l’individualisme, l’efficacité et le respect de la propriété privée.

Le troisième chapitre aborde la période de l’entre-deux-guerres, qui marque une accentuation majeure de la commercialisation du sport et de son insertion dans l’orbite de l’accumulation du capital, le sportif devenant un « professionnel » commandant un salaire selon ses performances. Le sport n’est alors plus considéré comme un élément susceptible de participer à la création de communautés progressives, mais plutôt comme une forme de spectacle. Le chapitre suivant porte son attention sur l’auditoire. La radio, les journaux et les stratégies économiques des propriétaires de clubs ont contribué à augmenter de façon significative le nombre de spectateurs intéressés aux événements sportifs. Le cinquième chapitre aborde la question des rapports entre le sport et le corps. L’auteur montre de façon convaincante l’appropriation de certains sports par les femmes. Le dernier chapitre traite enfin des relations entre le sport et la construction de la nation canadienne. L’activité sportive y est présentée comme une composante importante, d’abord de l’indépendance progressive acquise par le Canada par rapport à l’Angleterre, puis de l’émergence de l’État-providence durant les années 1950 et 1960. L’affirmation croissante du gouvernement fédéral, durant les années 1970 et 1980, dans un champ ne relevant pas a priori de ses compétences, poursuit la même logique. L’ouvrage de Colin D. Howell montre ainsi l’évolution d’un ensemble de contradictions qui persistent encore aujourd’hui, notamment entre, d’une part, la volonté politique du gouvernement fédéral, qui souhaite que le sport puisse contribuer à la construction-reproduction d’une identité pancanadienne et à l’unité nationale, et, d’autre part, l’inscription du sport dans le cadre d’une économie de marché continentale — et de plus en plus globalisée — tournée essentiellement vers l’accumulation du capital. Cela recoupe la contradiction persistante entre le sport de haut niveau, le professionnalisme et le sport amateur.

Notons enfin que l’auteur décrit bien les différences entre les régions canadiennes qui n’ont pas toutes développé les mêmes sports. Notamment, malgré les souhaits réitérés du gouvernement canadien, des rapports plus étroits se sont souvent établis entre les provinces canadiennes et certains États américains (axe nord-sud) plutôt qu’entre les provinces elles-mêmes (axe est-ouest). Ce qui fait également la force de cet ouvrage est que rares sont les travaux — et ce, peu importe la discipline des sciences sociales — qui s’attaquent à l’ensemble du Canada, la recherche étant aujourd’hui devenue extrêmement segmentée et spécialisée.

Ce livre n’est toutefois pas exempt de certaines lacunes. D’abord, la perspective adoptée est surtout celle du Canada anglais. Quelques passages font référence au Québec mais n’apportent pas les précisions requises. On doit donc interpréter cela comme une invitation à entamer des recherches dans ce secteur au Québec. De plus, l’auteur ne traite que des politiques du gouvernement fédéral, n’abordant pas les programmes et les référents discursifs élaborés par les provinces. Ensuite, il entend couvrir une vaste période historique. S’il examine très bien la partie allant jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, son analyse est par la suite beaucoup plus sommaire, notamment pour ce qui est des années 1970, 1980 et 1990.

Il manque également une analyse du point de vue des athlètes et des spectateurs, de leurs aspirations, de leurs façons d’interpréter le sport et des liens qu’ils établissent entre cette activité et la construction de leur propre identité. Malgré les nuances apportées par l’auteur, sportifs et spectateurs apparaissent un peu comme des pions dans un jeu de forces économiques qui les dépasse, et ce, même si certains en retirent le plus grand profit, tant matériel que symbolique. Cela nous semble étroitement lié à la perspective théorique qui est utilisée, à savoir l’approche de Michel Foucault et son accent mis sur la discipline et les technologies du pouvoir. Même s’il se distance de la critique marxiste — qui postule que le sport fait partie d’un processus culturel qui « crée » un citoyen docile en reproduisant les rapports de domination économique et l’empêche de réfléchir de façon critique —, il n’en demeure pas moins que l’analyse de Colin D. Howell tend à réduire le sport à un outil utilisé par la société capitaliste de consommation. Par exemple, l’accroissement de la popularité du sport au xxe siècle se base exclusivement sur les nouvelles technologies de commercialisation, et non sur l’intérêt propre des spectateurs. C’est oublier toute l’importance, encore aujourd’hui, des projets collectifs pour les individus et toute la part de rêve et de symbolique qui demeure une constituante importante de la vie en société. L’auteur remarque d’ailleurs lui-même, fort justement, que les mêmes processus capitalistes qui ont fait du sport un produit de consommation ont permis aux travailleurs et aux femmes d’explorer des espaces sportifs qui leur étaient auparavant interdits. Il associe également le sport à une religion civile qui reflète et construit à la fois les valeurs sociales dans un jeu complexe impliquant des appropriations diverses par les citoyens. Cela est en contradiction avec la perspective foucaldienne adoptée. Des recherches du côté des spectateurs permettraient sans doute d’apporter quelques éléments de réponse à une question pertinente posée en conclusion d’ouvrage : l’enthousiasme entourant les grands événements sportifs comme les Jeux olympiques se traduit-il en allégeance nationale sur le long terme ? Ces aspects nous semblent également liés à l’attention, pratiquement exclusive, que porte l’auteur aux aspects professionnels du sport. Une prise en compte du sport amateur (notamment celui qui est pratiqué par les jeunes) nuancerait certainement la perspective.

L’auteur affirme enfin que les athlètes contribuent aux mythes et aux symboles de la nation canadienne, mais il n’aborde que très peu le contenu et le fonctionnement de ces référents. Ces lacunes n’enlèvent cependant rien à la qualité d’un ouvrage présenté de façon claire et vulgarisée. De plus, une bonne bibliographie — toutefois déficiente concernant le sport et les loisirs au Québec — complète un livre qui ouvre sur des perspectives de recherche particulièrement passionnantes et susceptibles d’intéresser tant les historiens que les sociologues, les politologues et les spécialistes du sport.