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En tant qu’historienne ou historien, le musée doit nous interpeller comme un des domaines d’exercice de l’histoire appliquée hors les murs des universités. Il est le dépositaire de sources encore trop méconnues et, de plus en plus, le forum d’expression d’un patrimoine vivant (savoirs, savoirs-faire, traditions, etc.) et digne d’intérêt. Ainsi, ce colloque canado-belge, tenu en décembre 1999 et organisé par le Centre d’études canadiennes de l’Université libre de Bruxelles, mérite toute notre attention, car il nous offre une vue kaléïdoscopique de l’univers des musées. Le programme est de taille et s’articule autour de six thèmes liés étroitement à la redéfinition de l’institution muséale dans nos sociétés. Muséologues et historiens abordent les nouveaux rapports des musées avec le monde académique, leurs relations avec le secteur privé, leur rôle comme outil d’éducation permanente, la rectitude politique dans le discours muséal, l’action sociale des écomusées ainsi que l’apport des nouvelles technologies de l’information et de la communication.

Certaines communications, telle la conférence inaugurale de Roland Arpin, sont ancrées dans la pratique muséale. Arpin jette un pavé dans la marre de ceux et celles qui voudraient enfermer le musée dans une définition : un exercice académique à portée trop limitée ! L’institution est devenue indéfinissable. On en est d’ailleurs convaincu à la simple lecture de la définition donnée par le Conseil international des musées qui ne cesse de s’allonger au fil des assemblées générales. L’anarchie dans le classement des musées ne gagne en rien à être contenue, nous dit Arpin, cela nuirait au dynamisme de la pratique muséologique en pleine mouvance. Les professionnels des musées sont alors des professionnels de quoi ? Principalement de la gestion et de la communication. Arpin énonce les principes d’une bonne gestion de l’entreprise muséale, inscrite dans un système de production et de consommation. Il définit ensuite la communication muséographique, centrée sur le visiteur, ainsi que les objectifs de promotion et de mise en marché visant à conquérir une clientèle de plus en plus nombreuse. Rappelons que le modèle de Arpin n’est pas « l’obscur petit musée de l’Abeille », qu’il évoque en passant, mais bien le musée de la Civilisation de Québec, un grand musée d’État.

À l’opposé, le texte de Brian Young sur le cas du musée McCord est très critique de la commercialisation du musée, faite au détriment du travail intellectuel. À la lumière de l’histoire de l’institution et de ses relations avec l’Université McGill, Young résume l’effritement des fonctions de conservation et de recherche au profit de celles de communication et de mise en marché. L’ouvrage de Young, The Rise and Fall of a University Museum, a déjà été recensé d’excellente façon dans ces pages (54,3, hiver 2001). J’aimerais toutefois souligner que Young lance aussi la pierre aux historiens de l’Université McGill. Il évoque leur malaise face à leurs responsabilités communautaires qui les confrontent à l’interdisciplinarité, à la culture matérielle comme source, à l’éducation populaire ainsi qu’à l’histoire locale ou amateure.

La collaboration de Joanne Burgess, professeure à l’Université du Québec à Montréal, avec l’Écomusée du fier monde de Montréal est révélatrice d’une culture universitaire fort différente et d’une pratique engagée de l’histoire. Cette petite institution a pour mission la mise en valeur du quartier Centre-Sud et la démocratisation de la pratique historienne et muséale. Cette démocratisation est ici perçue comme une plus-value qui ne menace en rien le travail des chercheurs, mais l’enrichit de nouveaux problèmes et de nouvelles sources. Selon Burgess, cette pratique entraîne aussi une remise en question du statut de l’historien professionnel. L’auteure n’hésite pas à poser la question : « […] à propos de travail industriel, qui est alors l’expert ? Devant des témoins qui ont vécu dans le quartier vingt ou trente ans, l’historien découvre que l’évaluation par les paires [sic] revêt une tout autre signification. » (p. 172)

La démocratisation est encore vue sous un autre jour, dans la section « La rectitude politique a-t-elle sa place au musée ? ». François Mairesse, professeur de muséologie à l’Université de Lyon 3, analyse le phénomène du scandale au musée. L’idée d’un musée démocratique, née avec les Lumières, a mené certes à une reconnaissance plus grande de cette institution au sein des sociétés nord-américaines et européennes. Cependant, la démocratisation a également entraîné le développement de groupes de pression, désireux de profiter de l’attention portée au musée et de monopoliser le discours produit par celui-ci. Selon l’auteur, le scandale n’arrive pas uniquement par le public, mais il est aussi le fruit du travail des professionnels de musée. Il peut être généré par le choix de sujets d’exposition, fondés sur une relecture critique de l’histoire, par une incapacité de dialoguer avec le public ou encore, volontairement recherché. En effet, dans la logique d’une commercialisation grandissante du musée, il faut reconnaître que le scandale rapporte. Selon Mairesse, tant que les musées seront prêts à prendre le risque du scandale, le préjudice de la rectitude politique sera limité.

Cette recension n’épuise pas les dix-huit textes signés par vingt et un auteurs d’ici et de Belgique. Toutefois, il serait regrettable de ne pas mentionner le texte de Nathalie Nyst et de Pierre de Maret sur le destin contemporain des anciens musées coloniaux belges, un des enjeux de la muséologie européenne et africaine d’aujourd’hui. Ces actes, on l’aura compris, forment un ensemble très hétérogène. Ils soulèvent une foule de pistes de réflexion (et de débat) très actuelles pour les muséologues mais aussi pour les historiens. Quelle est la place de ces derniers au sein même de l’entreprise muséale ? Comment établir un dialogue durable et profitable entre le musée et l’université ? La voix des historiennes et des historiens pourrait se faire plus forte…