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Longtemps négligée par les historiens de l’Amérique française, l’Île Royale et sa capitale attirent actuellement l’attention de plusieurs chercheurs. L’aménagement du site de Louisbourg entrepris par Parcs Canada depuis les années 1960 a donné l’élan à la recherche à la fois archéologique et historique. Parmi les fruits de cette recherche, remarquons les ouvrages d’A. J. B. Johnston, auteur d’une monographie sur l’Église à Louisbourg (Life and Religion at Louisbourg, 1713-1758, 1996) et de la présente étude sur l’État et la société dans ce même milieu.

Johnston a choisi pour thème ce qu’il appelle « l’ordre social », c’est-à-dire les mesures adoptées par l’administration coloniale pour faire face aux « désordres » d’une population composée en grande partie de marins, de soldats et de prostituées. Comme toute société, celle de la ville-forteresse/ville-portuaire engendrait des conflits et des tensions qui menaçaient la paix civile. Tout bon administrateur de l’empire de Louis XV devait savoir qu’il était indispensable de maintenir les bonnes moeurs, de conserver la hiérarchie sociale et de supprimer la violence des « classes dangereuses ».

Fondé sur une recherche approfondie, principalement dans la correspondance générale de l’Île Royale et les fonds d’archives judiciaires, Control and Order nous offre une richesse d’indications sur la réglementation de la vie sociale louisbourgeoise. L’auteur considère une foule de sujets, y compris la géographie urbaine, la largeur et la disposition des rues, les monuments publics, tous soigneusement aménagés pour renforcer l’autorité. Il traite de la structure de l’appareil judiciaire (amirauté, baillage, conseil supérieur), des relations, parfois orageuses, entre gouverneur et commissaire-ordonnateur (analogue de l’intendant de la Nouvelle-France), de la réglementation des débits d’alcool, des relations entre les sexes et de toute une gamme de sujets. Johnston consacre un long chapitre à la garnison composée de troupes de la marine, françaises et suisses. Cette attention spéciale se justifie par le rôle important des soldats comme force de répression, source de main-d’oeuvre et, à l’occasion, comme source de turbulence. Sur tous ces points, l’auteur souligne la volonté des autorités coloniales — bons administrateurs bourbons de l’époque de l’absolutisme éclairé — de régler la vie civile autant que possible.

Il est clair que A. J. B. Johnston possède une connaissance intime de l’histoire de Louisbourg et de ses sources. Son livre est farci de détails précis et d’anecdotes savoureuses. Le lecteur a l’impression de faire la visite de cette ville du xviiie siècle en présence du meilleur guide possible. Toutefois, au niveau de l’analyse historique, Control and Order pose quelques problèmes.

On doit, d’abord, interroger le concept clé du « bon ordre » (« Order »). Dans son introduction, l’auteur se réclame de Norbert Elias, auteur de l’étude classique, La civilisation des moeurs, ouvrage centré sur la période de la Renaissance et dont les thèmes se rapprochent de façon indirecte de ceux abordés dans Order and Control. Il aurait mieux fait, me semble-t-il, de se référer à cet idéal cher au xviiie siècle, celui de « l’état bien policé ». « La police », dans le sens de la réglementation de la vie économique, des moeurs publiques et de l’aménagement urbain, forme, à la fin, le sujet de l’étude de A. J. B. Johnston. Il est regrettable qu’il n’ait pas invoqué l’historiographie sur la police en Europe de l’Ancien Régime pour mieux distinguer entre les éléments originaux dans l’administration de Louisbourg et ceux qui ressemblent à n’importe quelle ville de la période.

Mais qu’est-ce que le bon ordre ? Tout au long de cet ouvrage l’auteur semble croire qu’il s’agit d’un terme neutre et objectif. Son point de vue correspond assez bien à celui des gouverneurs, des ordonnateurs et des autres gens de pouvoir qui fournissent aux historiens toutes les sources de leur recherche. Ainsi, il est évident dans les documents de l’époque que les marchés publics doivent être réglés, que les compagnons-pêcheurs ne doivent pas déserter leur maître, que les femmes doivent être soumises à leur mari et que les « hérétiques » doivent respecter l’hégémonie catholique. On sait bien, et A. J. B. Johnston le reconnaît à plusieurs reprises, que ce consensus au niveau du discours officiel n’empêche pas la formation de factions à l’intérieur de l’élite, factions qui se font concurrence pour monopoliser les postes et les contrats lucratifs. Il n’empêche pas non plus des compromis avec le petit peuple, sujets imparfaitement soumis. Que des dirigeants se disputent sur la politique à suivre pour assurer le bon ordre ne veut pas dire qu’ils acceptent le principe de multiples versions d’un même idéal. Dans la documentation qui sous-tend cette étude, le bon ordre reste singulier, incontesté et indiscuté.

Les pêcheurs, les marins, les domestiques, les soldats, catholiques et protestants, partageaient-ils tous cet idéal du bon ordre qu’on trouve dans le discours des dirigeants ? Il est très difficile de le savoir, puisque la quasi-totalité des sources émanent d’une mince couche de population, assez éloignée de la majorité. Pourtant, l’historien, qui ne veut pas rester l’otage des biais idéologiques inhérents aux sources qu’il utilise, se doit de découvrir toutes les indications, aussi peu nombreuses et équivoques soient-elles, susceptibles de jeter de la lumière sur la mentalité des dépourvus. Cet effort de recouvrir le point de vue de la majorité silencieuse ne constitue-t-il pas la grande tâche de l’histoire sociale ?

Dans le cas de Louisbourg, le soulèvement des troupes en décembre 1744 et la répression qui s’ensuivit nous fournissent un beau dossier de témoignages de plusieurs soldats passés en conseil de guerre en France. Il y a longtemps, j’ai exploité ces documents dans un effort pour connaître, autant que possible, la mentalité des troupes de la marine. J’y ai trouvé les traces d’une certaine vision du bon ordre. Dans cette idée de l’État (militaire) bien policé, l’officier ne volerait pas l’argent de ses hommes, l’administrateur ne fournirait pas des vivres pourris, le marchand demanderait le même prix aux soldats qu’aux civils. Dans cette optique, la mutinerie représentait un effort de rétablir le bon ordre.

Dans un long chapitre consacré à ce sujet, A. J. B. Johnston rejette cette interprétation (sans expliquer pourquoi) pour revenir à l’analyse proposée par le commissaire-ordonnateur Bigot et par les dirigeants militaires de Louisbourg. Sous le titre « Désordre Total » (Total Disorder), il aborde la résistance de 1744 — manifestation assez bien organisée et qui s’est faite sans aucune effusion de sang — presque exclusivement du point de vue des autorités. Il semble même justifier (p. 212) le féroce châtiment qui a suivi le rétablissement de « l’ordre » : un homme mort en prison, deux envoyés aux galères, un décapité et sept pendus. Que les dirigeants accaparent la sympathie de l’historien, soit ; c’est un point de vue parmi d’autres. Mais une étude historique qui adopte un cadre d’analyse emprunté à la petite poignée de ceux qui ont laissé des sources risque d’être jugée superficielle.