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Plusieurs Montréalais ont une représentation de Québec comme étant une ville de taille moyenne, homogène sur le plan social et ethnique, avec une économie somme toute peu diversifiée, à peu près exempte de quartiers en difficulté et dont la qualité de vie est nettement supérieure à celle des habitants de la métropole québécoise. Or, à la lecture de l’ouvrage de Lucie K. Morisset sur l’histoire du quartier Saint-Roch, devenu centre-ville au XXe siècle, on est en mesure de constater que la réalité est très différente. À l’instar des grandes villes nord-américaines, Québec renferme des espaces urbains marginalisés dont l’histoire témoigne des difficultés occasionnées par les changements sociaux associés d’une manière générale à la modernité. En brossant un portrait très détaillé de la forme urbaine de Saint-Roch, l’auteure met en perspective les nombreuses tensions sociales et culturelles qui ont marqué l’histoire de ce quartier de la basse-ville de Québec. Colonisation, urbanisation, mise en place de l’économie marchande, industrialisation, suburbanisation, désindustrialisation, voilà autant de processus sous-jacents aux transformations étudiées et qui ont influencé de différentes manières la forme urbaine ainsi que la vie quotidienne des habitants du quartier.

Dans son introduction, l’auteure présente l’approche qu’elle privilégie pour interpréter la forme urbaine actuelle de Saint-Roch ainsi que sa signification dans la mémoire collective des Québécois. Il s’agit d’excaver les valeurs enfouies dans le paysage bâti du quartier en mettant l’accent sur les usages et les intentions, de même que sur leurs manifestations concrètes. La genèse de la forme urbaine et du paysage bâti de Saint-Roch constitue l’objet principal de cette étude. En outre, l’auteure veut mettre au jour la signification de son paysage. Autrement dit, c’est à la fois les réalisations, les projets et les représentations, ou encore, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Maurice Godelier, l’idéel et le matériel qui servent de point de départ à l’étude des transformations du quartier depuis le début du xviie siècle.

Les matériaux analysés proviennent principalement des Archives de la Ville de Québec. De manière spécifique, ce sont les plans, cartes, relevés et projets d’aménagement de Saint-Roch qui constituent le gros du corpus documentaire. Des rapports d’ingénieurs et d’autres agents responsables de la planification urbaine sont exploités pour retracer l’évolution de la trame et du parcellaire, de la forme et de l’usage des îlots, ainsi que des bâtiments. Les journaux, les périodiques et les documents promotionnels complètent les sources documentaires.

L’ouvrage fait part d’une recherche très fouillée quant aux plans et projets du quartier ainsi qu’en ce qui a trait aux modifications apportées à la trame urbaine. Accompagné d’une cartographie et d’une iconographie très riches, le livre souffre toutefois des défauts reliés à une mise en page chargée. Certaines illustrations, dont le format est très petit, sont presque illisibles. Cela dit, il faut mentionner les excellentes cartes de synthèse qui permettent de saisir en un coup d’oeil l’incidence de certaines activités sur le tissu urbain. C’est le cas notamment des chantiers navals.

Divisé en cinq chapitres qui traitent des transformations de la forme urbaine de Saint-Roch entre 1615 et 2000, l’ouvrage fait le point sur quatre siècles d’occupation du territoire en mettant l’accent sur les principales étapes de développement du quartier et sur les idéaux urbanistiques qui ont orienté son aménagement. Saint-Roch a assumé différents rôles au cours de son histoire : commune (xviie siècle), faubourg des artisans (xviiie siècle), cité industrielle (xixe siècle), quartier de Québec (xixe siècle) et centre-ville de Québec (xxe siècle). Lucie K. Morisset nous révèle que ce lieu fut très tôt marginalisé en accueillant les exclus de la ville et les activités urbaines indésirables : d’abord l’Hôpital Général, ensuite diverses entreprises artisanales ou industrielles polluantes comme les tanneries et enfin les cimetières. En bref, il s’agit là de stigmates qui accolent encore aujourd’hui à certains sous-secteurs de Saint-Roch l’image de « non-lieu » (p. 123). D’autres activités ont laissé des marques indélébiles sur son organisation spatiale. C’est le cas, par exemple, des chantiers navals et du commerce de bois.

La principale difficulté sur le plan de l’interprétation concerne, comme le propose le titre de l’ouvrage, le statut de Saint-Roch en tant que centre-ville de Québec. L’auteure précise que, pour saisir l’histoire de Saint-Roch, il faut considérer sa spécificité ainsi que son indépendance par rapport à la haute-ville. C’est que, sous plusieurs aspects, le quartier évolue en marge, ou à tout le moins, en parallèle à l’histoire de la ville de Québec : « Car l’histoire de Saint-Roch n’est justement pas celle de la capitale : le long xixe siècle que le quartier a connu qu’étire une succession nombreuse d’événements et de particularismes, a confirmé le caractère autarcique du « quartier » plutôt que son adhésion à la logique exogène d’une ancienne ville coloniale ou d’un centre politique et administratif dont la suprématie vacille chaque jour pendant même que Saint-Roch atteint son apogée. » (p. 14-15). Si l’un des objectifs du livre est de démontrer ce caractère autonomiste, la position de Morisset n’est pas tout à fait convaincante. En effet, comment saisir l’histoire de Saint-Roch sans tenir compte des changements que subissent Québec et sa région ? Cela sans compter qu’à partir du début du xxe siècle, Saint-Roch participe résolument d’une dynamique métropolitaine en assumant le rôle de centre-ville. Autrement dit, les transformations en cours ne sont compréhensibles qu’à la condition de tenir compte de ce qui se déroule à l’échelle métropolitaine. En mettant l’accent sur la personnalité du quartier, la perspective adoptée par l’auteure tend à gommer les dynamiques sociospatiales plus larges qui ont influencé le paysage bâti du quartier de même que son analyse. Certes, en refermant ce livre, notre compréhension de la spécificité urbanistique et architecturale de Saint-Roch est considérablement rectifiée. Par contre, pour avoir un portrait complet de la nature et de la portée de certains changements socioéconomiques sur la forme urbaine, il faudrait élargir la perspective spatiale sur laquelle repose la démarche d’analyse. En résumé, malgré les limites que je viens d’évoquer, cet ouvrage érudit renouvelle notre connaissance des mouvements et des idéaux urbanistiques qui ont influencé un quartier de Québec dont les transformations récentes demeurent une histoire à suivre.