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Récipiendaire du Prix du Gouverneur général (essai) pour Enfants du néant et mangeurs d’âme. Guerre, culture et société en Iroquoisie ancienne (Boréal, 1997), l’anthropologue Roland Viau s’intéresse encore une fois à l’Iroquoisie des xviie et xviiie siècles. Le présent ouvrage est en fait une réécriture augmentée du mémoire de maîtrise de l’auteur, déposé en 1985 à l’Université de Montréal.

L’Iroquoisie, un « paradis perdu » pour les femmes ? Si l’on considère la situation des Occidentales des xviie et xviiie siècles, les femmes iroquoiennes peuvent en effet faire figure de privilégiées. Pendant des décennies, les historiens se sont le plus souvent contentés de reprendre, un peu trop hâtivement et sans analyse approfondie, les propos formulés en 1724 par le jésuite Joseph-François Lafitau à l’effet que l’Iroquoisie était un « Empire des femmes ». Viau démontre qu’elles disposaient de leur corps, de leur force de travail, de leur progéniture. Maîtresses d’elles-mêmes, « Femmes de personne », elles possédaient une autonomie sociale que l’on pourrait qualifier d’exceptionnelle pour cette période historique. Or, les Iroquiennes détenaient-elles pour autant le pouvoir politique et social que l’on a bien voulu leur prêter corollairement à cette indépendance ? L’Iroquoisie était-elle une gynécocratie ? Vraisemblablement non, et c’est ce que Viau tente énergiquement et brillamment de démontrer par une relecture attentive des sources ethnographiques traditionnelles, principalement les récits de voyages et les relations des missionnaires.

Cherchant à investir « le champ des rapports de genre pour en faire une anthropologie de la condition des femmes en Iroquoisie ancienne », l’auteur commence par une mise en contexte de ce paradigme du matriarcat tel qu’il s’est développé au cours des xviiie, xixe et xxe siècles. Cette première partie constitue en fait une bonne recension historiographique, qui a le mérite de situer efficacement les objectifs scientifiques poursuivis par l’auteur.

En seconde partie, Viau s’attache à définir l’évolution de la position et du statut de la femme ainsi que les représentations sociales qui s’y rapportent en Iroquoisie ancienne. L’auteur a voulu inscrire cette problématique dans une perspective synchronique, en vérifiant « si les droits ou les pouvoirs attribués aux femmes iroquoiennes étaient allés en s’amenuisant graduellement à la suite de la rencontre autochtone avec le monde occidental ». En fait, ce serait plutôt l’inverse, nous apprend-il : les femmes ont vu leur ascendance s’accroître au fil des xviie et xviiie siècles. Il avance l’hypothèse selon laquelle c’est précisément la transformation occasionnée par le contact avec les Européens qui a accentué les pouvoirs sociopolitiques des femmes iroquoiennes, en raison de l’absentéisme de plus en plus marqué des hommes… ce qui explique peut-être le jugement que portera Lafitau en 1724. De plus, démontre Viau, le statut d’une femme iroquoienne n’est pas statique : sa valeur croît avec le nombre des années, par le nombre d’enfants et de petits-enfants sous son influence. L’auteur termine cette partie en portant son attention sur certaines particularités culturelles ambiguës, dont l’esclavage masculin, la déviance (travestisme et homosexualité masculine) et la féminisation des Delawares. Il offre quelques postulats tendant à démontrer que ces cas de figure ne reposent pas sur une infériorisation de la féminité, mais plutôt sur la stigmatisation des transgressions et des défaites identitaires en général.

En dernière partie, Viau effectue une recension des structures sociales iroquoiennes, dans le souci d’esquisser le tableau socioculturel global où s’élaborent et se définissent les rapports de genre. Cette recension, si elle s’avère nécessaire pour envisager la dynamique hommes/femmes « dans ses rapports avec la vie sociétale », n’en est pas moins un peu longue (une centaine de pages) et apporte peu d’éléments véritablement nouveaux. Le choix de la situer en dernière partie est également un peu étonnant puisque l’essentiel de la démonstration répondant à l’objectif énoncé en introduction est contenu dans les trois chapitres de la deuxième partie. Les quatre chapitres formant la dernière partie auraient gagné à être un peu resserrés et placés en seconde partie, où ils auraient véritablement pu jouer leur rôle de trame socioculturelle préalable à la démonstration proprement dite.

La contribution majeure de l’ouvrage de Viau est peut-être l’idée selon laquelle l’Iroquoisie n’était probablement pas une gynécocratie mais bien une gérontocratie, c’est-à-dire un type de société « où les positions de pouvoir étaient avant tout étroitement liées à des catégories d’âge, indépendamment des sexes ». Cette idée vient remettre en cause les interprétations traditionnellement admises selon lesquelles les femmes, comme groupe social et en raison de leur appartenance au genre féminin, possédaient le véritable pouvoir politique au sein des villages iroquoiens. En fait, il appert plutôt qu’il n’existait pas de subordination d’un sexe à l’autre. Contrairement à la plupart des sociétés, de toutes époques et de toutes latitudes, l’Iroquoisie dépeinte par Viau semble bien être le lieu d’un partenariat relativement équitable où les hommes et les femmes avaient des droits et des devoirs, des tâches et attributions spécifiques à leur sexe assorties de pouvoirs tout aussi spécifiques.

L’ensemble est fort cohérent et les éléments de preuve s’articulent élégamment les uns aux autres, dans une démonstration qui sait convaincre. Au point de vue formel, l’ouvrage est de facture soignée, le texte est aéré et bien servi par des citations et des illustrations judicieusement choisies.

À la lecture de cet ouvrage, on demeure songeur : à une époque où les droits civils des femmes sont encore bafoués dans de nombreux pays, où la précarité salariale et la monoparentalité touchent principalement une population féminine, où des prescriptions religieuses poussées à l’extrême vont jusqu’à retirer aux femmes toute possibilité de travailler, l’Iroquoisie ancienne présente un équilibre des rapports de genre qui apparaît somme toute éminemment enviable. L’ouvrage de Viau, nullement revendicateur, n’en est pas moins troublant par son caractère actuel.

En guise de dernier mot, un voeu : sachant avec quelle lenteur les acquis récents des sciences de l’Homme parviennent jusqu’aux publics moins spécialisés, il est à souhaiter que les professeurs d’histoire du Canada fassent consciencieusement leurs devoirs et osent mettre à jour les contenus amérindiens de la matière qu’ils offrent aux nouvelles générations d’étudiants, tant cégépiens qu’universitaires.