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Un titre accrocheur et un auteur jouissant d’une irréprochable crédibilité, fort méritée d’ailleurs, donnent le goût de se lancer à l’assaut de ce livre. D’autant plus que ce volume est facile d’accès, agréable à lire, et qu’il présente une vision de l’histoire qui correspond aux sensibilités d’une certaine époque et à celle du lectorat populaire. En quinze chapitres, Marcel Trudel nous entraîne dans son monde intellectuel. Les treize premiers développent des thèmes qui lui sont chers, et son étude est éclairée par ses rigoureuses recherches documentaires sur le Régime français. Trudel y critique l’histoire que ses propres enseignants lui ont transmise. Poursuivant son grand ménage, dans les deux derniers chapitres, il tente de débouter ses professeurs et le monde religieux qu’il leur associe.

Selon l’avant-propos, ce volume est un florilège de conférences et d’articles qui n’avaient jusqu’ici pas trouvé place dans des ouvrages plus vastes. L’auteur souhaitait leur donner un auditoire plus large. La présentation n’exige pas une lecture en continu, mais elle a l’inconvénient de receler de nombreuses redites pour un lecteur systématique. Nul doute que j’ai bien retenu que, durant le Régime français, les navires s’arrêtaient souvent au large de Tadoussac, le reste du voyage — peu importe le statut social du voyageur — s’achevant sur une barque ouverte aux intempéries. Un travail d’édition plus serré aurait été avantageux, surtout que le choix de ces textes n’est pas innocent et qu’une cohérence idéologique se fait jour derrière l’apparente candeur de la présentation. De même, on aurait aimé que ces textes soient systématiquement situés dans leur contexte d’écriture.

Dans un premier élan, Trudel cherche à mieux situer certains personnages historiques « plus grands que nature » dans leurs justes proportions historiques. Il s’en prend ici à Jacques Cartier, Jean Talon et Madeleine de Verchères. Ces articles remplissent nettement sa mission de débouter certains « mythes » historiques. En plus d’évaluer la véracité de ces récits, Trudel remet en perspective la construction de ces mythes et leur rôle dans l’édification d’une histoire nationale. Un problème méthodologique surgit dans une telle approche, puisque l’auteur joue sur les deux significations du mot mythe : à la fois récit servant à une construction identitaire et récit d’une véracité douteuse. Est-il possible de prétendre aspirer à une « vérité » historique ? Si les mises en contexte de Trudel sont utiles, elles relèvent d’un positivisme dont la discipline historique en général s’est heureusement éloignée.

D’autres articles constituent de merveilleux exemples d’une pédagogie dont ferait bien de s’inspirer plus d’un professeur ou conférencier soporifique. Le chapitre III « En route pour la Nouvelle-France ! » en est un exemple. Ce chapitre présente le voyage d’un immigrant partant de France pour se diriger vers cette colonie, avec tous les aléas qu’un tel périple pouvait entraîner. Si les personnages et les détails de ce récit sont en partie fictifs, le contexte respecte les données historiques. L’aventure de l’immigrant se poursuit dans le chapitre suivant, alors qu’il s’installe en terre canadienne. Ces deux textes allient une contextualisation riche à une présentation dynamique de l’acteur historique, prouvant que rigueur n’est pas synonyme d’ennui.

Trudel examine enfin deux sujets un peu oubliés de l’histoire de la Nouvelle-France. Le premier concerne un projet avorté d’invasion de New York par la France en 1689. Le second porte sur l’usage des particules « dit » et « de » dans les noms et sert de prétexte à un examen de la noblesse coloniale. Ces efforts de démystification ouvrent des questions qui pourraient avec profit être explorées par d’autres chercheurs.

L’auteur enchaîne avec un texte sur l’esclavage au Canada qui résume des idées qu’il a exprimées ailleurs. Cet article remet en question des représentations nationales populaires et sert de transition vers la période de la Conquête. Trudel y a depuis longtemps fait école, et ces articles brassent des cendres bien refroidies pour les historiens. Néanmoins, ses mises au point pourraient être lues avec profit par ceux parmi nos élites politiques nationalistes qui ressassent encore des idées du xixe siècle.

Il reste deux articles à cet ouvrage, dans lesquels l’auteur mêle avec peu de discernement ses souvenirs de jeunesse à sa lecture des sources pour dépeindre l’univers religieux québécois. Trudel y montre une vision véritablement dépassée du phénomène religieux au Québec et choisit d’ignorer les excellentes publications récentes dans ce domaine. Sa vision de l’Église nous ramène trente ans en arrière. Son étude est basée sur une analyse des écrits prescriptifs émanant des autorités religieuses. Même s’il prend soin, en fin d’article, de préciser que ses sources ne font que refléter en négatif une partie de la réalité, cette timide reconnaissance de leurs limites ne compense pas le portrait qu’il dépeint à grands coups dans les pages précédentes.

Malgré une mise au point opportune concernant l’utilisation du mot « Janséniste » — auquel il préfère le terme « rigoriste » — le portrait que Trudel brosse de la religiosité québécoise, qu’il voit rythmée par nombre d’interdits et de règles, laisse l’historien sur sa faim. Pour le lectorat populaire visé par l’auteur, ce portrait renforcera une vision étriquée du religieux et consolidera les préjugés qui s’y rattachent. On se prend à rêver au tableau nuancé et riche que nous a brossé Benoît Lacroix dans La foi de ma mère (Bellarmin, 1999).

La même critique s’applique à son examen de la vie des collégiens. L’auteur y mêle ses souvenirs personnels aux sources historiques et perd de sa proverbiale rigueur, donnant dans un regrettable parti pris. Sa vision monolithique d’une éducation qui n’aurait pas changé du xixe (ou même du xviiie) siècle à la Révolution tranquille ne tient tout simplement pas face à un examen des sources et des études récentes en histoire de l’éducation. La persistance de certaines règles et de costumes d’un autre âge ne permet aucunement d’inférer que l’expérience globale des étudiants soit demeurée inchangée pour toute la période. Même Claude Corbo, qui ne pèche pourtant pas par excès de nuance dans La mémoire du cours classique (Logiques, 2000) dépeint un monde qui évolue — pas assez vite à son goût — durant la même période. Ces deux derniers articles ne représentent pas adéquatement les « réalités de l’histoire du Québec » ; ils représentent davantage les convictions d’un auteur qui s’est évertué à renverser sans ménagement tous les autels, qu’ils soient historiques, nationalistes ou religieux.

Que penser de cet ouvrage ? En ce qui concerne la Nouvelle-France, la rigueur et l’immense connaissance des sources de Trudel font de ces articles d’utiles introductions à la période ; reste à souhaiter qu’ils servent aussi de tremplins à la recherche. Pour leur part, les chapitres concernant la période après 1760 révèlent un sérieux besoin de renouvellement. De même, son approche positiviste a décidément fait son temps.