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À l’heure des remises en question de l’État-nation, les thèmes abordés dans cet ouvrage sont on ne peut plus actuels : citoyenneté, identité nationale, culture et lien politiques. Préoccupés par « l’alphabétisation politique » au Canada (p. 315), Michael Dorland et Maurice Charland ont recours à l’histoire et à une approche résolument postmoderne pour tracer les contours de la « culture civile » canadienne. Convaincus qu’un destin éclairé de cette collectivité repose sur une meilleure compréhension du passé, les auteurs analysent plus particulièrement les liens historiques qui, dans le contexte canadien, se sont tissés entre le droit, la rhétorique ou l’ironie et cette culture civile « basée sur la communication et la persuasion, faite de diversité et de consensus » (p. 15).

Généralement conçu comme système normatif ou répressif, le droit est d’abord envisagé, dans cet ouvrage, comme un langage ou un système de communication qui crée et structure la sphère publique, le lien politique ou le débat démocratique (J. Habermas). En tant que cons-titution, le droit est également perçu comme un référent culturel important (ex. : la clause « paix, ordre et bon gouvernement » du préambule de la constitution de 1867). Enfin, comme expression des institutions publiques, le droit constitue un matériau discursif articulé par la rhétorique ou, parfois, par l’ironie ouverte ou involontaire. Pour chacun de ces niveaux d’analyse, l’histoire générale du Canada est sollicitée par les auteurs. Faisant écho au débat sur le déclin de l’histoire nationale au profit d’histoires fragmentées, Dorland et Charland empruntent particulièrement à l’histoire (culturelle) du droit pour montrer qu’un récit global (i.e. canadien) peut très bien s’accommoder de la diversité.

C’est dans cet esprit que les auteurs envisagent la difficile cohabitation des droits français et anglais instaurée par l’Acte de Québec en 1775, véritable « ambilinguisme » qui marque durablement la culture civile canadienne sous le sceau de la complexité et de l’ambivalence (chapitre III). La Conquête britannique, changement radical et durable (chapitres I et III), introduit par ailleurs un nouvel ordre constitutionnel fondé sur la Règle de droit (Rule of Law). À la faveur de l’émergence d’une sphère publique, le débat sur le droit devient d’ailleurs, à partir de 1760, « the matrix of the social relation of the colony’s civil cultures » (p. 31). Dans le chapitre IV, les auteurs identifient les « structures profondes » des constitutions qui se succèdent de 1763 à 1867. La loi britannique — et non le peuple — constituerait le principe « métaphysique » de base, de même qu’une attitude de prudence définie « within a largely English tradition of political liberties and their institutional forms » (p. 153). L’efficacité et la légitimité de la constitution reposent tant sur cette éthique qui cherche l’adhésion des sujets que sur une culture civile correspondante, sorte de « constitution-behind-constitution » (Kenneth Burke). Ainsi, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique serait nimbé d’une « culture of deferral » (p. 150).

Deux luttes bien connues de l’histoire canadienne illustrent toutefois les limites et les transformations de cet ordre constitutionnel après la Confédération. Les rébellions des métis de l’Ouest canadien (chapitre V) rappellent d’abord que la loi a exclu des segments importants de la population canadienne. Pour Dorland et Charland, l’affaire Riel, loin d’offrir un récit glorieux, hypothèque le projet national canadien, désormais stigmatisé par le ressentiment et une « unhappy consciousness » (p. 190). La justice et les libertés anglaises cèdent le pas à une raison d’État désincarnée, dépourvue des impératifs de prudence caractérisant jusqu’alors le mode de gouvernance dominant. En ce sens, l’événement fait figure de tournant pour la culture civile canadienne. L’avènement de la femme comme sujet politique rappelle par ailleurs la civilité de la lutte des suffragettes (1885-1929), un trait caractéristique de la culture politique canadienne (chapitre VI). Bien que basée « on deference and elite accommodation » (p. 216), elle n’en témoignerait pas moins de la « rhetorical culture of exaggeration » qui prévaut après la Confédération. Les mock parliaments animés par les Canadiennes anglaises marqueraient en effet l’avènement de l’ironie comme stratégie de contestation du nouvel ordre « juridico-administratif ».

Le chapitre VII s’ouvre un peu abruptement sur le problème contemporain des langues officielles. Les auteurs y traitent tour à tour de la « répression linguistique » de la Cour suprême du Canada (Manitoba reference de 1985) et des limites de la politique linguistique du gouvernement québécois depuis la Révolution tranquille (chapitre VII). Si je comprends bien leur pensée, le droit n’agirait plus alors comme langage faisant le pont entre le pouvoir et la société civile. La culture civile, en tant que « constitution-behind-constitution », aurait perdu de sa vertu communicationnelle. La Charte canadienne de 1982 serait en partie responsable de ce problème : de moderne et visant l’indépendance politique nationale, l’esprit des lois serait devenu postmoderne, notamment parce qu’il promeut désormais les droits individuels et l’économie néolibérale. On devine que, pour les auteurs, ces changements affectent à ce point la fonctionnalité de la culture civile canadienne qu’il faille y trouver remède.

Si la conscience canadienne est si chagrine, argumentent en gros Dorland et Charland dans le chapitre VIII, c’est bien parce que le pouvoir étatique a perdu le sens du décorum au profit d’un style juridico-administratif qui dépersonnifie le pouvoir (« The Throne is empty »). Même la société civile se porterait mal, tant ses membres négligent les rituels publics du paraître qui symbolisent l’appartenance et le lien au sein d’une même communauté politique. Cultiver l’art du décorum public, réapprendre la rhétorique du paraître ou s’investir dans le jeu de la représentation citoyenne, voilà ce qui comblerait le « Canadian political and civil vacuum ». Dans leur dernier chapitre, les auteurs caractérisent d’ailleurs l’évolution de la culture civile canadienne selon les « styles d’apparence du pouvoir » politique qui ont coexisté ou se sont succédé depuis l’arrivée des Européens. L’exercice permet de reprendre des points déjà discutés (comme la civilité apolitique de la période française) ou d’en développer d’autres (comme le style ironique qui se serait développé sur un mode ludique et non violent).

Dans l’ensemble, cet ouvrage constitue un brillant exercice de style et témoigne de la diversité des influences scientifiques et des champs d’intérêts des auteurs. Il faut particulièrement saluer l’approche culturelle du droit qu’adoptent Michael Dorland et Maurice Charland, de même que la place qu’ils accordent à l’univers légal dans l’histoire canadienne. Les auteurs insistent avec raison sur l’ambivalence juridique et linguistique qui marque le pays depuis la Conquête, mais ils me paraissent en attribuer indûment l’exclusivité à l’expérience canadienne. Une étude comparative dans l’espace mais aussi dans le temps montrerait à quel point le pluralisme juridique est constitutif de plusieurs États-nations. À cet égard, notons que les Autochtones sont absents de l’ouvrage (tandis que les Métis sont largement subsumés sous le personnage de Riel). Faut-il conclure que ces groupes n’ont eu aucune part dans la formation de la culture « civile » canadienne ?

En fait, de manière générale, le matériau historique m’a semblé davantage au service de la réflexion théorique des auteurs que l’inverse. L’expérience politique de la Nouvelle-France, par exemple, donne sur-tout lieu à une discussion critique de l’interprétation de Norbert Élias (civilité). Ou alors, on se demande en quoi les épisodes historiques retenus par les auteurs sont bien représentatifs de l’ensemble de la réalité canadienne, et quelle place ces illustrations occupent dans le récit global qui les préoccupe. Dans la même veine, on cherchera en vain les précautions méthodologiques propres à la discipline historique, particulièrement quant au choix ou à la critique des sources utilisées. Pour des auteurs qui ambitionnent d’éclairer le destin canadien à l’aide du passé, voilà qui semble devoir être souligné.