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Le plus récent ouvrage de Ronald Rudin est consacré à l’étude de quatre « commemorative mega-events » ayant pour objet les figures de Mgr François de Laval et de Samuel de Champlain. En étudiant ces événements qui se sont produits entre 1878 et 1908, Rudin cherche à comprendre en quoi l’évolution de la société québécoise transparaît dans les fêtes étudiées et comment cette évolution affecte le répertoire commémoratif mis à la disposition des organisateurs de ces événements. Soulignant un problème central de l’étude de ce genre de spectacle, Rudin renonce à étudier la perception du spectateur pour se concentrer sur l’attitude et les objectifs de ceux qui les mettent sur pied. Fidèle à son ouvrage précédent, Faire de l’histoire au Québec (Septentrion, 1998), il se concentre sur la perspective et le rôle des francophones, laissant à leurs vis-à-vis anglophones une position plus périphérique.

Un premier chapitre est consacré aux festivités entourant la découverte, l’exhibition et la remise en terre des restes de Mgr de Laval en 1877 et 1878. Le premier évêque catholique d’Amérique du Nord est ramené à l’avant-plan de la mémoire collective par le clergé, qui voit dans la découverte accidentelle de sa dépouille une bonne occasion de faire de lui un puissant symbole au service de l’idéologie ultramontaine. Les deux processions qui sont au coeur de ces commémorations sont apparentées par Rudin à celles de la Fête-Dieu, un rituel dont il explore brièvement les origines. Ces fêtes sont avant tout enracinées dans l’aspect religieux — donc strictement catholique — de la figure de Mgr de Laval.

Les deux chapitres suivants documentent les efforts parallèles de différents partis en vue d’obtenir l’érection de monuments commémorant les founding fathers que sont Champlain et Laval. Ces efforts porteront éventuellement fruit : une statue fut érigée pour le premier en 1898 et une pour le second, dix ans plus tard. Toutefois, ces deux dates sont précédées de conflits et de négociations en ce qui a trait aux valeurs et symboles qui seront rattachés aux deux figures.

Même si ses restes n’ont pas été retrouvés (malgré quelques fausses alertes), Champlain occupe une place importante, mais plus complexe, dans l’imaginaire historique des Canadiens français et anglais. Géographe, explorateur, administrateur et guerrier, généralement chrétien ou spécifiquement catholique, Champlain est une figure polysémique. Plus séculaires et ouvertes, les célébrations entourant le dévoilement de la statue qui lui est consacrée expriment bien cette diversité. Ici, les nationalismes s’associent ou s’opposent au religieux. Au contraire, les efforts menant au dévoilement plus tardif d’une statue à l’effigie de François de Laval sont marqués par une plus grande centralité du clergé, mais aussi par un financement plus difficile, émanant essentiellement de la communauté francophone. D’ailleurs, à partir de 1900, ces efforts vont progressivement prendre la forme d’une compétition entre les figures de Champlain et de Laval, cette dernière reflétant sans compro-mis certaines valeurs du nationalisme canadien-français, la première étant plus vulnérable à différentes formes de détournement comme l’illustreront les fêtes du tricentenaire de la fondation de Québec. Rudin souligne également comment, alors que le dévoilement du monument à Champlain en 1898 prend la forme d’une grande manifestation, celui du monument à Laval finit par servir de simple prologue aux célébrations auxquelles est consacré le dernier chapitre.

Dans la dernière partie de son ouvrage, Rudin se tourne vers les célébrations commémoratives dédiées au tricentenaire de la ville de Québec. Dans ce cas plus que dans les autres, les festivités échappent au contrôle des élites religieuses et laïques francophones. On fait non seulement fi de la figure de Laval, mais aussi du catholicisme et du rôle de Champlain dans la fondation de la nation canadienne-française. De plus, l’illustre fondateur est rapidement éclipsé par une multitude d’autres figures et d’autres thèmes. La véritable vedette des fêtes paraît être le Prince de Galles ; la thématique privilégiée est celle d’une réconciliation des différences au sein du moule impérial. Bref, tout pour déplaire aux valeurs catholiques et nationalistes mises de l’avant par la majorité des acteurs francophones associés aux fêtes précédentes.

Difficile ici de passer sous silence l’ouvrage qu’a consacré en 1999 H. V. Nelles aux mêmes fêtes du tricentenaire de Québec. Nelles y couvre cette seule série de célébrations en plus de trois cents pages. Rudin le cite d’ailleurs fréquemment, mais affirme s’en distinguer par un regard plus profond et ouvert sur l’évolution des pratiques commé-moratives en Occident. Certes, il est indéniable que Rudin entretient un dialogue plus soutenu avec le reste de l’historiographie canadienne et occidentale. Il est tout de même évident que Founding Fathers existe un peu dans l’ombre de son prédécesseur, tout en approfondissant et en éclairant d’un jour nouveau les territoires déjà couverts par Nelles.

Faisant d’ailleurs écho à beaucoup d’autres auteurs traitant des lieux de mémoire, Rudin souligne en conclusion avec quelle rapidité les figures de Champlain et de Laval s’évanouissent des rues de Québec au cours des décennies qui suivent les fêtes du tricentenaire. Il explique cet effacement par l’écart grandissant entre le passé et le présent dans les sociétés modernes. S’inspirant des travaux de Pierre Nora et d’Eric Hobsbawm sur le sujet, il voit dans les célébrations commémoratives les efforts d’élites conservatrices voulant résister à l’avènement de la modernité. Il ajoute que, dans ce contexte, les fêtes qu’il a étudiées n’auraient pu avoir lieu qu’au tournant des xixe et xxe siècles. L’auteur de Founding Fathers n’insiste pas sur ce constat final, ce qui est dommage puisque c’est une proposition discutable, qui demanderait certainement à être démontrée plus clairement.

Au niveau de la forme, l’ouvrage est agrémenté d’un bon nombre de photos et de cartes d’une grande pertinence, mais on retrouve dans ce texte anglophone quelques erreurs de français qui auraient facilement pu être rattrapées. Une faute d’accord mineure en page 181 est éclipsée par la traduction erronée de « déçu » par « deceived » en page 199.

Tout de même, dans l’ensemble, Rudin met en lumière une série de fêtes peu connues et parvient à les lier adroitement les unes aux autres. Il reconstitue bien les manoeuvres ayant précédé leur exécution et fournit les éléments de contexte nécessaires à l’appréciation des rôles qu’y jouent les figures de Champlain et de Laval, ainsi que les valeurs qu’ils symbolisent.