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À l’heure où les nouvelles concernant la politique sociale canadienne et québécoise paraissent de plus en plus difficiles à comprendre, ce retour sur les trois dernières décennies aide par sa clarté. Selon la politologue Nicole Bernier, l’obscurité même du langage, l’usage d’institutions complexes et réfractaires font partie de l’arsenal de la majorité des gouvernants de cette période, à la fois soucieux de diminuer les dépenses de sécurité sociale et de conserver leur popularité. L’ouvrage constitue un véritable répertoire de leurs stratégies de contournement et de dissimulation, à court et à long terme, de même qu’une présentation des essais et des erreurs qui ont mené à leur formulation : des seuils d’éligibilité aux points d’impôts, en passant par les transferts intergouvernementaux, les plafonds budgétaires, les formules de financement, les taux de cotisation, les mécanismes d’indexation ou encore les appellations nouvelles.

Avec les tenants de l’approche « néo-institutionnelle », l’auteure refuse de considérer la croissance des dépenses sociales, observée depuis trente ans, comme un indicateur de l’amélioration des mesures de bien-être. Elle plaide pour un examen détaillé des modifications des règles, de leurs conséquences à long terme et des transformations philosophiques qui les sous-tendent.

L’étude s’attache aux effets de « rétroaction », sans toutefois souscrire d’emblée aux thèses de l’« irréversibilité » de l’État-providence. Apparaît ainsi le rôle exceptionnel des associations de personnes âgées. Ce qui est en jeu, selon Bernier, n’est pas uniquement la reconnaissance mutuelle des bénéficiaires des mêmes programmes, mais encore le fait que, dans le passé, les citoyens âgés ont ajusté la planification de leur avenir aux promesses des programmes, ce qu’elle désigne par contrat moral. Ces anticipations étant moins profondes lorsqu’on considère les allocations familiales, pareil regroupement des bénéficiaires ne s’est pas produit, et les réclamations de douzaines de regroupements de spécialistes en faveur du maintien de l’universalité ont échoué.

L’ouvrage se concentre sur quatre ensembles de mesures visant à complémenter ou à remplacer les revenus : l’aide aux personnes âgées, aux chômeurs, aux personnes à faibles revenus, de même que les prestations pour enfants. Les structures de ces programmes étant diverses, le poids de certaines variables peut être évalué, comme celles des niveaux d’administration, de la proportion de la population couverte ou encore des contrastes entre régions. Pour identifier les circonstances où les droits aux prestations demeurent, Nicole Bernier utilise les concepts de « blocage », de « rigidité » et de « vulnérabilité » des programmes.

Les logiques de chaque ensemble de politiques sociales sont élucidées, au terme d’un travail érudit, celui de l’analyse minutieuse d’un large écheveau de règlements, au cours d’une période prolongée, avec l’aide d’une littérature anglophone et francophone bien choisie, résumée et mise à jour. Le livre s’enrichit de tableaux synthétiques d’une grande utilité. Pour cela, il représente déjà un guide concis et exhaustif.

Nicole Bernier montre comment la politique du chômage en est venue à soumettre directement les prestations aux exigences du remboursement de la dette, et comment le sort des chômeurs et des assistés sociaux tient de plus en plus aux décisions d’employeurs participant aux programmes de promotion de l’« employabilité ». Avec le temps, avance-t-elle, ces deux processus ont érodé les droits conférés par la citoyenneté. Il n’existe plus, par exemple, de minimum national d’assistance publique.

De même, l’abandon de l’universalité des allocations familiales ne représente pas la meilleure allocation des ressources vantée par les auteurs des réformes. Dix années de transition, de la loi universelle de 1945 vers ce qui est maintenant la « Prestation fiscale canadienne pour enfants », ont conduit à l’abandon de l’idée de compenser les adultes ayant des enfants pour une partie de leurs charges. En outre, l’étude de la fixation des seuils d’éligibilité montre que l’argent récupéré chez les familles mieux nanties n’est pas entièrement destiné aux familles démunies mais plutôt à un fonds consolidé, à l’encontre de la grande promesse d’éradiquer la pauvreté des enfants faite par le gouvernement fédéral au tournant des années 1990. Au passage, l’auteure ébranle l’idée, assez répandue chez les analystes de la politique sociale, de la plus grande solidité des mesures universelles et des mesures à l’administration centralisée.

Pour leur part, l’assurance emploi et le Régime d’assistance publique du Canada doivent leur relative longévité non pas à l’action des syndicats ouvriers, qui avaient pourtant joué un rôle crucial dans l’adoption du programme en 1940, mais au rôle compensatoire entre régions.

L’auteure s’interroge sur la valeur des théories qui éclairent l’accroissement des droits économiques et sociaux des citoyens quand vient le temps d’expliquer les phénomènes d’attrition. Elle en vient à utiliser un vocabulaire ouvert, qui permet de montrer que, entre les trois décennies de construction et les trois décennies de désengagement, le rôle des associations ouvrières a pu croître, celui de la haute bureaucratie diminuer et la position générale des provinces devenir plus libérale.

Ce diagnostic ambitieux laisse quelques problèmes de côté. Le rôle des médias est souvent invoqué, en particulier pour mesurer la visibilité des programmes ou encore la vigilance populaire (p. 212), sans que l’auteure rende compte assez précisément de sa conception de la relation entre les médias et les citoyens. En général, l’opinion publique pourrait être mieux comprise. Quelle est la relation, par exemple, entre les citoyens qui se retrouvent avec des prestations inférieures et ceux que les dirigeants craignent d’offenser ?

De plus, les responsables des changements apparaissent comme un groupe dévoué à la réduction des engagements publics, alors que leurs prédécesseurs acceptaient l’idée de l’expansion des prérogatives sociales et économiques des citoyens. Ce portrait tend à sous-estimer les blocages du passé et à mettre trop l’accent sur ses expansions. Il souffre aussi de la décision de l’auteure de ne pas considérer les changements de parti comme des temps majeurs de la politique sociale.

Cette histoire d’un temps présent, que peu d’historiens ont encore analysée, représente un complément nécessaire aux manuels existants.