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Et j’ai pris la longue route, seul,

ouvrant sur toutes choses les yeux du géologue et du botaniste,

du fervent de l’art et du curieux de l’homme et du chrétien aussi.

Marie-Victorin, « Croquis africains ».

Le monde intellectuel québécois de l’entre-deux-guerres a été marqué par deux grandes figures dont le parcours et les idées sont contrastées : Lionel Groulx et Marie-Victorin. Le premier, né en 1878, est fils de cultivateur, fait ses études classiques, devient prêtre, enseigne dans un collège et occupe ensuite un poste de professeur d’histoire à l’Université de Montréal. Le second, né en 1885, est fils d’un marchand prospère de Québec, fréquente l’Académie commerciale dirigée par les Frères des écoles chrétiennes pour devenir ensuite un des leurs et se consacrer à l’enseignement primaire et secondaire avant d’être propulsé sur la scène universitaire. Là où Lionel Groulx clamait « Notre maître le passé », Marie-Victorin aimait à rappeler cette phrase qu’il avait lue chez Léonard de Vinci : « Ne soyons pas dupes du passé. » Au Québec, leurs noms sont aujourd’hui justement immortalisés et font partie de la mémoire collective grâce à des rues, des boulevards, des prix et des institutions éponymes.

Si l’on se tourne vers les rayons des bibliothèques pour trouver leurs oeuvres ou les travaux qui leur sont consacrés, on constate par contre un déséquilibre important : alors que Groulx a trouvé des chercheurs qui se sont penchés sérieusement sur son oeuvre et ont travaillé à l’édition de sa correspondance et de son Journal, Marie-Victorin a été plus négligé par les historiens. Il y a vingt ans déjà, profitant du centenaire de la naissance de Marie-Victorin, j’avais suggéré que cet événement était propice à la publication de son Journal[1]. Mieux vaut tard que jamais et il faut se féliciter que le frère Gilles Baudet, lui aussi de la congrégation des Frères des écoles chrétiennes, qui avait eu l’heureuse idée de publier il y a trente-cinq ans déjà le beau recueil des lettres de Marie-Victorin à sa soeur aînée, Adelcie, Mère Marie-des-Anges[2], nous offre enfin aujourd’hui, fruit d’un travail de collaboration avec Lucie Jasmin, ce document précieux que constitue le journal intime que le fondateur du Jardin botanique de Montréal a tenu entre 1903 et 1920, années cruciales de sa formation spirituelle et intellectuelle[3]. Leurs annotations permettent de mieux identifier des volumes, des lieux géographiques, des institutions et surtout des personnages et des événements qui ne sont que mentionnés dans le Journal et que les notes présentent plus en détail. Cinq appendices fournissent au lecteur l’arbre généalogique de la famille Kirouac, les biographies de chacun des membres de sa famille et des Frères des écoles chrétiennes mentionnés par Marie-Victorin dans son journal, le mode de fonctionnement de leur Institut et enfin, la liste des pièces insérées par Marie-Victorin dans son journal et qui ne sont pas incluses dans cette édition. Une bibliographie des publications du frère, des ouvrages écrits sur lui, des archives et autres ouvrages consultés de même qu’un index des noms propres complètent le tout. L’ouvrage est également parsemé de nombreuses photographies originales.

Les éditions critiques de correspondances ou de journaux intimes sont habituellement accompagnées d’une introduction qui situe le personnage dans son époque de façon à en faciliter la lecture et l’interprétation. L’absence d’une telle introduction dans ce journal de plus de huit cents pages justifie que nous comblions ici cette lacune. La présente note critique analysera donc non seulement le contenu du journal lui-même mais rappellera aussi, brièvement, l’ensemble de la carrière de Marie-Victorin.

Mon miroir est un document exceptionnel qui permettra au lecteur d’accompagner un jeune homme de dix-huit ans dans les joies et les tourments de sa vocation religieuse, littéraire et scientifique et de le suivre jusqu’à l’âge de trente-cinq ans, avant que la conjoncture de l’après-guerre vienne transformer radicalement sa carrière. Probablement trop pris par ses nouvelles tâches universitaires, il abandonne la rédaction de son Journal le 18 juillet 1920, au moment même où il commence une vie publique qui s’avérera très intense.

La carrière de Marie-Victorin se divise ainsi naturellement en deux périodes : avant et après 1920, année où il est nommé professeur de botanique à la toute nouvelle Faculté des sciences de l’Université de Montréal. Sa vie publique de 1920 à 1944, année de sa mort tragique le 15 juillet des suites d’un accident d’auto, est assez connue par ses multiples interventions publiques, ses nombreuses réalisations, dont le fameux Jardin botanique de Montréal, et les lecteurs ont maintenant accès à ses principaux textes polémiques[4]. Sa vie privée reste par contre assez peu connue et la publication de son Journal nous y donne un premier accès.

Du miroir à la fenêtre

Il est rare de pouvoir connaître les pensées intimes d’une forte personnalité qui, très tôt, dut affronter les obstacles placés devant elle par des esprits plus timorés qui ne savaient que penser des nombreux projets que le jeune frère proposait à ses élèves. Il est encore moins fréquent de pouvoir partager les interrogations souvent candides d’un jeune religieux qui se demande comment concilier les réactions normales de son corps mâle avec le voeu de chasteté qui définit sa condition. Il faut d’ailleurs lire ce Journal comme il a été écrit – à petites doses – et ne pas y chercher des effets de style mais l’expression d’une pensée (et d’une action) qui cherche sa voie pour atteindre Dieu.

Comme tous les diaristes, le jeune Conrad Kirouak promettait de tout dire : « mes impressions, mes joies, mes peines, mes consolations, mes travaux, mes “bleus”. Je ne cacherai rien à ce fidèle miroir » (7 juin 1903). Si, pour Marie-Victorin, son Journal intime devait servir de miroir face auquel il pourrait réfléchir plume à la main, évaluer ses actions et ses omissions, sa publication aujourd’hui le transforme en fenêtre qui nous donne une vue unique sur ses pensées intimes et son dialogue intérieur avec celui auquel il avait décidé de consacrer sa vie : Jésus.

Les historiens pourront utiliser ce document pour faire des analyses comparatives nouvelles avec, par exemple, le Journal de Lionel Groulx et ainsi comparer leurs lectures, leurs réflexions sur la vie, la société et la religion[5]. Ses nombreux commentaires sur ses retraites annuelles renseignent utilement sur la vie religieuse de son époque. Ses réflexions sur les difficultés de sa soeur cadette, Laura, à s’intégrer à la vie religieuse, qu’elle abandonnera pour finalement se marier, nous font mieux saisir la souffrance morale de ceux et celles qui faisaient le choix, pas toujours éclairé, d’une vie religieuse qui ne correspondait pas vraiment à leur tempérament. Enfin, ce document permet de jeter un regard nouveau sur la vie de Marie-Victorin dont la biographie la plus complète demeure toujours celle rédigée par Robert Rumilly et parue cinq ans seulement après la mort du frère[6]. Bien que Rumilly ait eu accès à son Journal, qu’il cite souvent, le caractère officiel de son travail publié par les presses des Frères des écoles chrétiennes, sans parler du contexte social de l’époque qui rendait impossible toute discussion des questions liées à la sexualité, font que peu des éléments qu’il contient ont vraiment été utilisés pour brosser un portrait réaliste de la période pendant laquelle il apprit à devenir religieux et à maîtriser sa libido en la sublimant dans de multiples projets qui le tenaient occupé. On peut en somme appliquer à Marie-Victorin la réflexion que lui inspirait la lecture du journal de sa soeur Adelcie (Mère Marie-des-Anges) : « quelle étude intéressante que celle d’une âme ; que de luttes entre ses puissances, ses passions, quel rapprochement de grandeurs et de bassesses » (30 janvier 1904).

Combats intimes

Le thème du combat est omniprésent chez Marie-Victorin. Son Journal, mais aussi sa correspondance avec sa soeur Adelcie, en témoignent et le frère Beaudet l’a bien vu en donnant pour titre à ces échanges : « Confidence et combat ». Sa conviction s’affirme très tôt que « la cause de l’éducation est assez belle pour qu’on combatte pour elle » (11 septembre 1908), ce qu’il fera toute sa vie avec une vigueur de plus en plus grande. Mais si on connaît assez bien les nombreux combats publics de Marie-Victorin en faveur du développement d’institutions scientifiques et de la modernisation de l’enseignement des sciences – causes au nom desquelles il n’a pas hésité à se faire de nombreux ennemis et à pointer du doigt un clergé souvent conservateur[7] –, on ignore cependant à peu près tout de ses combats intimes : ceux qu’il devait mener contre les forts instincts sexuels qui venaient lui rappeler régulièrement qu’il était un homme attiré par le sexe opposé. Dévouer sa vie à Dieu, comme le fit Conrad Kirouak, n’est pas chose facile, on le conçoit aisément, mais on a rarement des documents nous permettant d’assister en quelque sorte de l’intérieur à cette lutte constante contre les appels de la chair.

On sait aujourd’hui que le frère a entretenu, vers le milieu des années 1930, des échanges épistolaires sur la sexualité humaine avec son assistante Marcelle Gauvreau[8]. C’est sans doute sur cette question délicate que le présent journal apporte le plus d’éléments nouveaux. On découvre en effet qu’il s’est intéressé très tôt, sous l’inspiration d’auteurs de son époque, à la question de l’éducation sexuelle des jeunes adolescents dont il avait la charge au Collège de Longueuil. Convaincu qu’il ne fallait pas confondre le mal et la nature, il se sentit donc le devoir d’éclairer des jeunes laissés à eux-mêmes :

Lorsque s’éveille en l’enfant la vie sexuelle, lorsque tout étonné il se sent des énergies nouvelles, des pouvoirs nouveaux, le plus souvent hélas il n’a personne d’autorisé pour lui dire franchement ce qui se passe en lui, pour l’initier au mystère de la procréation et lui définir clairement ses devoirs à l’égard de ses organes créateurs (8 juillet 1910).

Il prend ainsi des notes sur les croyances des jeunes concernant la masturbation (11 décembre 1912), obtient de ses élèves des « listes d’expressions à double sens et de signes lascifs en usage » dans le collège (24 février 1913), lit les ouvrages savants sur la biologie des organes sexuels (27 novembre 1913). Tout cela l’amène à tenter « une expérience dangereuse à quelques égards, en faisant l’éducation sexuelle de quelques-uns de [s]es jeunes gens » (4 mars 1913). Car il « aime à étudier l’enfant d’après nature et à contrôler les connaissances livresques » (13 mai 1916). Il est très conscient « d’avoir des hardiesses que tout le monde n’approuverait pas, surtout en ce qui concerne l’éducation de la chasteté chez les enfants » (31 décembre 1913) et de faire « sous l’oeil de Dieu de la psychologie expérimentale » (7 octobre 1915). Il se demande d’ailleurs s’il ne se glisse pas « une part de plaisir » dans son zèle à faire l’éducation sexuelle des jeunes. Même si « les résultats semblent rassurants » (4 mars 1913), il se dit parfois qu’il a « tort de côtoyer de si près le mal et de vouloir [s]e tenir exactement sur la frontière » (19 juillet 1917). Chose certaine, il devait combattre de façon récurrente les appels de la chair, car il portait sa virginité, dit-il, « dans un vase d’argile, dans un corps avide de jouissances, prêt à se jeter dans toutes les fanges » (10 juillet 1904). À 31 ans, il se dit même atteint par le « démon du Midi » et sent que sa « chasteté est en péril. [S]es notions sur la moralité de tels ou tels actes deviennent confuses, et cet état de doute [l]’expose à des chutes » (18 juillet 1916). L’été suivant à la même date, car, à cette époque, son Journal « saute d’une retraite à l’autre » (18 juillet 1916), la crise morale semble atteindre son paroxysme :

je sens la menace de la chair qui sur mes 32 ans veut reprendre son emprise, qui parfois colore les choses de nuances que je ne n’ai jamais vues […] je crois bien que j’en suis à une des passes difficiles. Au point de vue intellectuel le succès me sourit, trop peut-être, et peut-être que le démon de l’orgueil et celui de la chair s’apprêtent tous deux, et de concert, à me livrer de terribles assauts (18 juillet 1917).

Lui qui suivait de près l’actualité fait même un rapprochement étonnant et original entre sa crise morale et la crise de la conscription qui bat alors son plein : la « crise politique qui se prépare offrirait une porte de sortie facile », car il est certain qu’elle « va changer la face de nos vies et de nos habitudes aussi » (21 juillet 1917).

Bien que le journal de Marie-Victorin ne puisse servir de source après 1920, il est certain que son intérêt pour la sexualité ne s’évanouit pas pour renaître soudain au milieu des années 1930, dans sa correspondance avec Marcelle Gauvreau. La continuité de sa réflexion sur les questions de sexualité est en effet attestée par un autre document important, son journal de voyage à travers trois continents durant l’année 1929, dans lequel il note ses conversations sur le célibat des prêtres avec l’abbé Breuil, paléontologue célèbre et un des grands défenseurs de la théorie de l’évolution, avec qui il discute longuement sur le bateau qui les mène à Capetown, en Afrique du Sud. Ainsi, Breuil lui

donne le résultat de son expérience sur le célibat mal gardé de certains clergés, celui du sud de l’Espagne en particulier. Il paraît que les Espagnols du sud trouvent tout naturel que les curés aient leur maîtresse. Quand le curé arrive dans la paroisse, les syndics lui trouvent discrètement une maîtresse… afin qu’il laisse leurs femmes tranquilles ! Breuil croit que la discipline ecclésiastique changera sur cet article et que l’on finira par conserver une porte de sortie pour ceux à qui la chasteté devient intolérable[9].

Tout cela confirme simplement qu’il n’aimait pas les « grimaces » et la « ferblanterie des dévotionnettes[10] ». Il avait ainsi une vue lucide des transformations sociales qui allaient modifier radicalement le rôle des religieux et des religieuses et il était convaincu que leur formation devrait changer si l’Église voulait « résister dans le monde nouveau qui se fait jour sous nos yeux avec une rapidité fantastique ». En 1941, il déclare même à son neveu, tout jeune prêtre qui en est à sa première messe : « Je pense qu’il est fini le temps où le prêtre canadien, béni et honoré de tous, était un petit roi dans une paroisse rurale qui ignorait le grand bruit que fait le vaste monde. Les prêtres de ta génération seront des “sacs-au dos”[11] ! »

Patriote et réformateur

Marie-Victorin a toujours porté un jugement critique sur les politiciens qu’il semble trouver trop opportunistes. Posant son regard analytique et un peu distant sur un discours du Premier ministre Lomer Gouin, prononcé lors d’une assemblée publique au Carré Hurteau, il se dit qu’il est « étrange comme ces gens-là seraient nobles et grands sans cette boue qu’ils ne peuvent manquer de récolter dans les marécages de la politique » (1er octobre 1907). Fervent patriote, il se console en voyant en la personne d’Henri Bourassa, qui se présente alors aux élections fédérales de 1908, « au moins un homme au franc-parler et à l’âme droite qui va rentrer en chambre. Que Dieu lui accorde de ne point dévier de la voie droite » (10 juin 1908). Et le jour de l’élection il se demande sur un ton ironique : « Que va-t-il sortir de l’urne ; du bleu et du rouge et probablement peu d’hommes » (26 octobre 1908). Mais son scepticisme face aux politiciens n’empêchera jamais ce fin stratège de les utiliser à ses fins et de les enrôler dans ses projets, comme il le fit avec Camillien Houde et plus tard avec Maurice Duplessis, qui, élu en 1936, débloquera des fonds pour appuyer la construction du jardin botanique[12]. Fervent nationaliste, il applaudira à la création du Devoir, « le grand événement de la saison » (22 janvier 1910) et se flattera plus tard d’en être devenu collaborateur sous le pseudonyme « M. Son Pays ». Il pouvait ainsi écrire des textes pour « faire passer d’utiles vérités » (15 janvier 1916)[13].

Homme d’action et de conviction, il n’aime pas les timorés et ceux qui s’apitoient sur leur sort au lieu de se prendre en main : « Rien que d’entendre des gémissements sur la dégénérescence de notre race canadienne, m’énerve », écrit-il le 8 mars 1908. Écrite à 23 ans, cette phrase annonce ses textes de combat qui commenceront à paraître en 1917 et feront dire, vingt ans plus tard, au journaliste et critique de l’éducation Jean-Charles Harvey, qu’une « demi-douzaine de Marie-Victorin transformeraient le Québec en moins de vingt ans[14] ».

On comprend sans peine que son franc-parler lui ait attiré au cours de sa carrière de nombreux ennuis et beaucoup d’ennemis, tant au sein de sa communauté que dans le monde universitaire. Mais, loin d’être tardives, sa propension aux réformes et sa tendance à exprimer ses opinions sans détour, même à ses supérieurs, sont palpables dans les observations qui parsèment son Journal. Il se reproche d’ailleurs d’avoir « pris l’habitude d’une déplorable liberté de langage qui [l]e fait citer un peu tout le monde à [s]on tribunal » (7 juillet 1909). En pleine retraite annuelle, il s’imagine déjà à la place de ses prédicateurs pour moderniser leur discours :

Ces bons pères jésuites ! Il me semble qu’ils pourraient bien retoucher un peu leur St Ignace. Moi, si j’avais à donner cette méditation à des frères, au lieu de supposer un roi qui part pour la croisade et qui veut nous emmener à sa suite, j’imaginerais un grand éducateur qui entreprend d’élever et d’instruire la jeunesse d’un pays – avec les détails à l’avenant. Si j’avais affaire à des commerçants, je leur proposerais un financier ; à des politiciens, un homme d’État, etc. – Enfin, peut-être ai-je tort ! (9 juillet 1909).

De même, ses notes de lecture font bien ressortir son indépendance d’esprit. Après avoir lu un livre du Père de Castégens (Les horizons intellectuels), il avoue que le chapitre intitulé « Invasion des sciences » n’est pas de son goût. « C’est, dit-il, pousser un peu loin l’amour du passé et la peur de l’avenir… » (11 mars 1907). Car le jeune frère qui dit ne croire « qu’à Dieu et à la science » (30 novembre 1906) est aussi fasciné par la technologie et ne peut accepter les discours qui font croire que trop de science éloigne de Dieu et que la technologie ne pousse qu’au matérialisme. Il considère le téléphone comme « une des merveilles qui proclament l’inépuisable fécondité des oeuvres du Créateur » (24 juin 1903) et après avoir téléphoné à ses parents, il note : « on aura beau déblatérer contre les industries et les progrès modernes, il faut avouer qu’ils sont parfois d’aimables instruments ! » (23 janvier 1907). Constatant les avancées de l’aviation, il s’interroge : « Dans 25 ans où en serons-nous ? » (2 juillet 1910). La lecture de son Journal montre bien que la passion de Marie-Victorin pour la science et la technologie entraîne son regard davantage vers le futur que vers le passé, car il croit qu’elles apportent des choses utiles et font progresser l’humanité. À son époque, il était d’ailleurs assez caractéristique des frères éducateurs d’être plus près des techniques et des sciences que ne l’étaient les prêtres enseignants des collèges classiques. Il est frappant de constater que les recueils de textes mis à la disposition des élèves par les frères enseignants mêlaient textes littéraires, scientifiques et techniques sous une même couverture[15].

En tant qu’éducateur, Marie-Victorin se considérait plutôt ignorant et se faisait un devoir d’acquérir « une somme considérable de connaissances générales » (26 octobre 1908). Curieux et avide de savoir, il se sentira toujours tiraillé entre son désir de se consacrer à ses études et de se faire une réputation dans le monde savant et même littéraire et son idéal religieux de frère anonyme dévoué aux oeuvres de sa communauté. Il a du mal à se convaincre qu’un frère ait « le droit de consacrer volontairement son existence à l’édification d’une stérile renommée. Nous sommes des hommes d’oeuvres plus que des hommes d’études » (23 mai 1911). Mais les dirigeants de son Institut visaient eux aussi à rehausser le niveau de formation des frères et ils lui permettent de publier dans des revues scientifiques à condition de ne signer que par ses initiales « pour [s]e conformer à une coutume de l’Institut » (12 août 1913). Et dès qu’ils songent à créer un scolasticat supérieur, Marie-Victorin rêve déjà d’aller y étudier un an ou deux, idée qui lui plaît « au point de le troubler » (22 juillet 1914). Le frère assistant lui ayant rappelé « le préjugé tenace de notre ignorance qu’il faut faire disparaître », cela le confirme dans sa « volonté encore plus affermie de travailler de tout coeur à [s]’instruire, pour devenir plus utile aux âmes et à [s]on Institut » (22 juillet 1914). Il trouve ainsi au sein même de sa congrégation religieuse une solution à son dilemme qui lui permettra finalement de « reprendre des études chères et, tout en travaillant pour l’honneur de l’Institut, [s]e faire un nom dans la science canadienne » (23 mai 1911). Cet intérêt pour la haute culture l’amènera d’ailleurs à proposer une réforme majeure de la formation des frères et surtout de leur recrutement. En 1934, il rédige un rapport sur les études et la formation intellectuelle des frères éducateurs qui, présenté à une réunion générale de son Institut à Lembecq en Belgique, fut, selon les mots de Nive Voisine, « une vraie bombe ». Le botaniste y utilisait des mots très durs pour décrire l’ignorance de trop de recrues parlant même des « anormaux, des demi-idiots et des crétins reçus soi-disant pour le temporel, et qui finissent par trouver le chemin des classes[16] ». Il réclamait une formation minimale pour tous les frères et plusieurs de ses propositions furent retenues dans le rapport général des activités du Chapitre général[17].

Sans pouvoir proposer ici une analyse exhaustive d’un journal aux multiples facettes, notons tout de même qu’entre la première et la dernière page, la transformation de la personnalité de Marie-Victorin est évidente. Au début, sa dévotion religieuse est telle que la littérature et la science doivent avant tout être au service de l’apostolat. La naïveté de ses années de noviciat et de scolasticat lui faisait s’exclamer : « C’est si beau la science au service de la religion » (18 juillet 1903) et se garder du « danger de faire l’art pour l’art, et la science pour la science » (6 février 1906). Mais cette conception évolue avec le temps qui passe et l’expérience acquise qui toujours désenchante les visions généreuses mais naïves de la jeunesse. À trente ans, il se dit : « Quel délice ce serait pour moi d’écrire, de décrire ! Mais la vie trépidante que je mène m’en empêche. Les âmes avant les arts ! » (9 juin 1915). Et au moment de fermer définitivement son Miroir, il avoue :

Il fut un temps où écrire une page purement littéraire m’eût semblé un crime. Il me semblait que tout devait tendre à l’action catholique et à l’avancement du règne de Dieu sur la terre. Aujourd’hui, sans doute, je n’ai pas cessé, théoriquement, de penser ainsi, mais en pratique, j’ai bien sacrifié un peu moi aussi, au démon de l’art pur (16 juillet 1920).

Enfin, survolant, en 1943, « Vingt-cinq ans de vie scientifique au Canada français » pour le bénéfice des lecteurs de l’Action nationale, il lègue en quelque sorte son testament intellectuel et demande à ses concitoyens d’aimer la science pour elle-même et d’éviter le « prêchi-prêcha d’une science à tendances apologétiques[18] ».

Un itinéraire improbable

La lecture de son Journal montre à quel point Marie-Victorin a constamment vécu dans l’attente de la mort, après qu’il eut été frappé par une première hémorragie pulmonaire, signe qu’il était tuberculeux, le 27 décembre 1903. Dès sa retraite de l’été 1904, il se dit : « cette retraite pourrait bien être ma dernière » (10 juillet 1904). Quatre ans plus tard il est encore gravement attaqué et note : « les hémorragies m’ont repris le 16 février à l’église, au moment où je me disposais à communier. On m’a ramené à la maison sur un brancard porté par six frères… C’était macabre ! […]. J’ai été administré le 21 février et vraiment j’étais prêt pour le grand voyage… » (4 mars 1908). Marie-Victorin est donc très tôt conscient qu’il n’a pas d’avenir. Le jour de ses vingt ans, il écrit : « Et me voilà, aujourd’hui, en religion, éducateur. Mes vingt ans me prenaient les bras croisés, jouissant ( ?) d’une santé incertaine, sans avenir probable (3 avril 1905) ». Compensant peut-être l’incertitude face à son avenir, il s’investit totalement dans la vie, l’action, les combats et le savoir, thèmes qui traversent non seulement son Journal mais toute son oeuvre. Homme d’action plus que de contemplation (18 juillet 1914), il célèbre le début des classes et semble heureux de se retrouver « de nouveau dans la vie active, dans le bruit, le mouvement, la lutte » (7 septembre 1908). Et une devise qu’il propose pour son Cercle littéraire, sans toutefois la retenir, dit tout : « Non pour l’école, mais pour la vie » (29 novembre 1906).

Si sa maladie lui fait aimer la vie, elle fixe aussi son orientation scientifique. C’est du moins ce qu’il croit. Au cinquième « anniversaire » de ses premières hémorragies, il note :

Cet événement a complètement changé le cours de mon existence. Il a fait de moi un convalescent à perpétuité sur qui on ne peut compter pour rien de sérieux et de durable. Mes rêves d’avenir qui dans leur ampleur réclamaient une forte santé ont été brisés. D’un autre côté la nouvelle vie que j’ai dû mener, vie de soins et de grand air, a fait de moi un naturaliste et m’a permis de me livrer à des études qui autrement me seraient restées étrangères » (27 décembre 1908).

À 23 ans, il prenait conscience que sa vocation scientifique lui avait été en quelque sorte inoculée par le bacille de Koch, responsable de sa tuberculose qui s’était déclarée alors qu’il était professeur de 3e année au Collège de Saint-Jérôme. C’est ainsi qu’il commence ses herborisations au printemps de 1904 et prend aussitôt l’habitude d’en consigner les résultats dans son Journal. Rattaché au Collège de Longueuil à compter de l’automne de la même année, il explore systématiquement les alentours et étend son enquête aux rives du Saint-Laurent, au mont Beloeil et au Fort Chambly, toujours accompagné de son guide : la Flore canadienne de l’abbé Léon Provancher, publiée en 1862 et alors seule référence disponible, que lui a rapportée de Montréal le frère directeur (27 avril 1904). Autodidacte, son apprentissage sera facilité par la rencontre au Collège de Longueuil d’un confrère venu de France, le frère Rolland-Germain (1881-1972). Se liant d’amitié, ils deviendront vite inséparables et c’est le plus souvent ensemble qu’ils exploreront le Québec « du Témiscamingue aux îles de la Madeleine, et de l’Abitibi aux Cantons de l’Est » comme se plaira plus tard à le rappeler Marie-Victorin lui-même[19]. Mais la botanique ne sera pas sa seule passion. Comme son Journal en témoigne, il dévore tous les livres qui lui tombent sous la main : vies de saints, romans, poèmes, livres d’histoire et revues scientifiques. Il adore le théâtre et la littérature et s’avoue à lui-même : « quand j’assiste à quelque oeuvre d’art, j’éprouve des attraits terribles pour la littérature et le théâtre – Que le bon Maître dirige et maîtrise ces aspirations, qui, bien qu’étant nobles et grandes par elles-mêmes, peuvent avoir de terribles conséquences » (24 janvier 1906). Et bouquiner chez les libraires est pour lui une de ses « grandes jouissances » (18 octobre 1907). Il lit autant les auteurs catholiques de son époque, comme Paul Bourget et Maurice Barrès, que Gustave Flaubert et les auteurs canadiens, tels Joseph Marmette, Arthur Buies, Edmond de Nevers et Laure Conan. En fait, il lit tout ce qui lui tombe sous la main. Des résumés qu’il en fait ressort toujours, il me semble, une attitude de distance critique et un sens de l’observation ethnographique qui fait qu’il n’adhère pas à tout ce qu’il lit et adopte plutôt une position descriptive sur les moeurs qui l’entourent. Il note aussi constamment lesquels de ces livres peuvent ou non être lus à ses jeunes élèves.

À compter de 1908, Marie-Victorin commence à publier les résultats de ses explorations botaniques dans Le naturaliste canadien. Tout en consacrant ses étés aux herborisations, il continue à se laisser tenter par l’écriture. Il soumet même ses oeuvres aux Prix littéraires que la Société Saint-Jean-Baptiste vient de créer. Il remporte ainsi des prix en 1915 pour La croix de Saint-Norbert et, en 1916, pour La Corvée des Hamel[20]. Avec d’autres textes, ils seront d’ailleurs réunis en volume en 1919 sous le titre de Récits laurentiens. Sûr de lui, il prédit même ses succès. Composant une comédie-revue, La conspiration des jeunes (14 décembre 1914), il croit qu’elle « aura peut-être quelque succès » (11 novembre 1914). Et à l’annonce de son premier prix littéraire, il écrit, fier de lui : « C’est un succès inattendu ? Non pas. Au fond je le savais d’avance. Pourquoi ? Mystère. J’ai parfois une intuition des choses futures et j’ai continué de dire que mes rêves les plus fous se réalisent. Bonsoir ! » (17 décembre 1915). Mais ses succès font des jaloux et il écrit à son ami et confident le frère Rolland-Germain que sa « petite bêtise intitulée “La conspiration des jeunes” a été envoyée aux Supérieurs dans le dessein évident de [lui] nuire[21] ». On l’a vu, ce n’était ni la première ni la dernière des attaques qu’il lui faudrait endurer pour rester fidèle à lui-même.

Mettant à profit son sens aigu de l’observation de la nature, mais aussi des hommes, il écrit plusieurs textes qui donneront naissance à un deuxième volume qui paraît en 1920 et qui est déjà plus personnel, Croquis laurentiens. Très bien reçus pas la critique, les deux volumes sont assez différents et marquent l’évolution de la personnalité de Marie-Victorin et du regard qu’il porte sur le monde qui l’entoure. Comme le résume très bien André Gaulin, « plus que dans les Récits laurentiens, récits davantage marqués par le terroirisme, où l’auteur se prêtait à l’affabulation du conteur, les Croquis laurentiens expriment la vision du botaniste, philosophe et poète, qui refait en plusieurs tableaux fortement organisés le portrait de l’homme d’ici[22] ». Ils seront d’ailleurs constamment réédités.

Ces « escapades passagères » – comme il se plaira plus tard à caractériser cette période[23] – ne l’empêchent pas de préparer sa Flore du Témiscouata, publiée en 1916 : « ce n’est pas un gros succès de librairie, mais c’est un jalon de posé » (28 octobre 1916). Le professeur du Collège de Longueuil voyait grand mais sa position d’enseignant dans une école secondaire rendait la réalisation de ses rêves improbable. Même stimulé par l’amitié de son confrère Rolland-Germain et la correspondance avec de grands botanistes étrangers, son travail se fera, jusqu’en 1920, « dans un isolement presque complet[24] ». En somme, toute sa carrière aura été doublement improbable : sa santé physique rendant sa vie précaire et sa position institutionnelle offrant peu de chances à la réalisation de ses grands projets scientifiques et institutionnels.

Le tournant

L’année 1920 marque un tournant capital dans la carrière de Marie-Victorin, tournant qui rendra en fait possible la réalisation de ses rêves de jeunesse. Nommé professeur de botanique à l’Université de Montréal, qui vient d’acquérir son émancipation de l’Université Laval après des années de bataille[25], il pourra dorénavant former une relève et ainsi remédier à l’absence de naturalistes canadiens-français qu’il déplorait en 1908 et en 1917[26]. Il s’entourera rapidement de collaborateurs qui l’assisteront dans son travail d’identification de la flore.

L’énergie, le charisme et le sens de l’organisation de Marie-Victorin lui permirent de réaliser, entre 1920 et 1935, le tour de force de lancer, en pleine crise économique, le grand chantier du Jardin botanique de Montréal et de publier ce qui sera aussitôt acclamé comme la bible des naturalistes canadiens-français : la Flore laurentienne. Fruit de plus d’un quart de siècle de recherches systématiques sur le terrain, cet ouvrage majeur voit le jour sur les presses, et aux frais, des Frères des Écoles chrétiennes. L’ouvrage répond enfin aux objectifs que ce dernier lui avait fixés publiquement vingt ans plus tôt[27] et réalise un autre « rêve caressé » quand il avait vingt-cinq ans (6 avril 1910). Conscient d’avoir mené à terme un projet de grande ampleur, il dédie son livre « à la jeunesse nouvelle de [son] pays, et particulièrement aux dix mille jeunes gens et jeunes filles qui forment la pacifique armée des Cercles de jeunes naturalistes ». Il date cet « Envoi » du 3 avril 1935, jour de son 50e anniversaire[28]. Le choix de la date était symbolique : Marie-Victorin était arrivé à un âge qu’il n’avait jamais cru pouvoir atteindre étant donné son coeur faible et ses poumons phtisiques.

Le frère Marie-Victorin ayant, de 1920 à 1944, consacré tout son temps et ses énergies à réaliser ses rêves les plus improbables, il n’a, malheureusement pour nous, jamais trouvé le temps de tenir son journal au cours de cette période d’intenses activités publiques. Il reste tout de même un journal de voyage important, resté inédit et qui mériterait lui aussi une publication. Il faut donc souhaiter, en terminant, que le frère Beaudet et sa collaboratrice travailleront maintenant à son journal de voyage à travers trois continents effectué entre mai et novembre 1929. Sa publication contribuerait elle aussi à mieux faire connaître les réflexions de Marie-Victorin sur un monde qu’il observe toujours avec son oeil de naturaliste. Espérons que ce voeu n’attendra pas vingt ans avant de se réaliser !