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Ce collectif s’impose comme une référence pour l’histoire de la lecture en général, en raison de la méthodologie proposée en préface et de la bibliographie fournie en conclusion, et pour le XIXe siècle québécois en particulier.

La préface a le mérite de remédier d’entrée de jeu à la difficulté de l’intangibilité de la lecture. Si les sources sont multiples (catalogues, journaux intimes, etc.), le modèle d’analyse suggéré distingue le traitement à réserver à chacune, en combinant deux variables : le caractère individuel ou collectif et le degré de réalité de la lecture (réel, probable, possible, fictif). Le catalogue d’une bibliothèque collective, par exemple, suggérera une lecture collective possible, alors que le registre d’emprunts révélera une lecture collective probable, voire individuelle dans le cas de la mention de lecteurs particuliers.

La première partie de l’ouvrage est consacrée aux pratiques individuelles de lecture.

Dans « Lectures domestiques, d’exil et de retraite de Louis-Joseph Papineau (1823-1871) », Yvan Lamonde et Frédéric Hardel retracent la constitution, à partir de 1823, de la bibliothèque du chef des Patriotes. On apprend qu’en 1840 l’exil contraint Papineau à mettre en vente sa bibliothèque, alors évaluée à 1500£, que l’essentiel de cette bibliothèque sera toutefois préservé et déménagé au manoir de Montebello en 1853, avant de se retrouver dans la tour où le seigneur de la Petite-Nation, à l’instar de Montaigne, logera ce qu’il appelle son « sanctuaire ». Il est frappant de constater la finalité rhétorique qu’il assigne à la lecture. Si la bibliothèque du parlement est le lieu « où l’on trouve de bonnes autorités » pour étayer une prise de position dans un débat, il recommande à son fils la lecture « des modèles d’éloquence » dans le but d’être aussi persuasif que Démosthène et Cicéron. Le souci d’éducation à la lecture est particulièrement marqué chez Papineau. On découvre, par ailleurs, la place prééminente qu’occupe Sénèque dans sa pensée et ses lectures, et dont le mot de Fénelon, après l’incendie de sa bibliothèque, résume l’esprit : « J’aurais bien mal profité de mes livres, si je n’y avais puisé la force de supporter cette perte. »

Dans le chapitre suivant « La lecture et “le livre de l’histoire” chez Amédée Papineau (1835-1845) », de Y. Lamonde, Fénelon réapparaît, puisque Les Aventures de Télémaque constitueront la première lecture du fils aîné de la famille Papineau, Amédée. Ce dernier veillera d’ailleurs, lorsque le mandat d’arrêt sera émis contre son père, à sauver la bibliothèque paternelle, en l’entreposant à Saint-Hyacinthe. Dans son exil aux États-Unis, Amédée s’attachera à réunir une collection unique de documents publiés à l’époque insurrectionnelle, matière première d’une histoire à venir qu’il n’écrira jamais. Parallèlement à la rédaction de son ouvrage inédit, Les Droits de l’homme, il pratique les auteurs qu’il considère comme la trinité démocratique : Paine, Lamennais et Tocqueville. Le catalogue de sa bibliothèque de 1841 confirme d’ailleurs l’importance du fonds politique qui représente 51 titres sur 104.

La contribution suivante, « Lectures de Lactance Papineau, un “Canadien malheureux” (1831-1862) », de F. Hardel, s’intéresse à un autre fils de Papineau, Lactance, prématurément emporté par la maladie mentale. La matière première semble ici avoir été nettement plus mince que dans les cas précédents, si bien que les longues considérations sur l’impécuniosité de Lactance, alors qu’il étudie la médecine à Paris, tiennent davantage de l’anecdote. Grâce à ses achats de livres d’occasion, Lactance arrivera à constituer, de son aveu, une bibliothèque médicale unique qui fera l’admiration des experts. Les livres de médecine constitueront 52% des 421 titres de sa bibliothèque.

La dernière étude sur un lecteur individuel, « (Se) lire et (se) dire : Joséphine Marchand-Dandurand et la lecture (1879-1886) », de S. Montreuil, porte sur la fondatrice de la revue féminine Le Coin du feu. On découvre des pratiques étonnantes chez cette femme, issue de la bourgeoisie, qui consacre, en attendant son mariage, des journées entières à la lecture. Cette grande liberté ne va pas sans un encadrement des lectures, soumises à la censure de la mère, du futur mari et du confesseur. Malgré ce contrôle, la lectrice n’hésite pas à passer outre leur avis, dans le cas, par exemple, de L’esprit consolateur du père Marshal, opposé à l’infaillibilité du pape.

La seconde partie, sur l’étude de catalogues, se révèle plus aride à la lecture par le recours aux relevés statistiques, heureusement résumés sous forme de tableaux.

Dans « “Voyage autour d’une bibliothèque” : la littérature dans les catalogues de bibliothèques personnelles d’écrivains (1880-1910) », Annie-Claude Prud’homme analyse la bibliothèque de sept auteurs québécois (Honoré Beaugrand, Oscar Dunn, Joseph Doutre, Pamphile Le May, Louis-Wilfrid Marchand, Faucher de Saint-Maurice et Jules Fournier). Il ressort que la proportion du fonds littéraire est très variable, allant de 7,6 % chez J. Doutre à 54 % chez H. Beaugrand, de même que celle des auteurs canadiens (de 9 sur 132 chez H. Beaugrand à 41,9% chez P. Le May).

L’étude, « L’offre de titres littéraires dans les catalogues de la librairie montréalaise (1816-1879) », d’Isabelle Monette, s’intéresse aux catalogues de vente de quatre librairies montréalaises : Bossange, Fabre, Rolland et Beauchemin. On découvre la spécialisation progressive du métier de libraire, d’abord importateur de marchandises diverses et raffinées de France, puis commerçant spécialisé dans l’importation du livre. L’analyse fait apparaître clairement l’impasse qui est faite sur la littérature réaliste, naturaliste, symboliste et la plupart des courants postromantiques. Or, on trouve pourtant cette littérature dans la bibliothèque de certains auteurs et dans celle de l’Institut canadien. Quels étaient les réseaux alternatifs d’approvisionnement ? Les libraires vendaient-ils certains titres sous le manteau ?

Dans « L’offre de titres littéraires dans les catalogues de bibliothèques de collectivités à Montréal (1797-1898) », Isabelle Ducharme dépouille le catalogue de la Montreal Library et des bibliothèques de la Chambre d’Assemblée, de l’Oeuvre des bons livres, de l’Institut canadien, du Collège Sainte-Marie et du Cercle Ville-Marie. Au total, on relève une nette prédominance de la littérature française et du genre romanesque.

L’ensemble des contributions est d’excellente tenue, à la seule exception du court article d’Andrea Rotundo, « Les catalogues et leur contribution à une histoire des pratiques de lecture au Québec », qui dépare le recueil, en multipliant les généralités et en répétant ce qui est écrit ailleurs. Malgré la qualité, on sent poindre, de manière ponctuelle, une dérive possible de l’histoire du livre et de la lecture qui consiste, comme le veut la boutade, à parler de livres, sans les avoir lus, c’est-à-dire à envisager le livre dans sa stricte matérialité et non comme contenu. Deux bourdes manifestes confortent malheureusement ce préjugé : la description par Isabelle Monette du Décaméron, le parangon du recueil de nouvelles, comme un roman populaire [sic] (p. 216) et la déformation du titre du dialogue de Laure Conan Si les Canadiennes le voulaient (1886), devenue sous la plume d’Isabelle Ducharme, Si les Canadiens le voulaient [sic] (p. 263), erreur regrettable s’il en est pour une exhortation à la vigilance politique des femmes. Cela étant, on ne peut que se réjouir de disposer de ces précieux jalons, notamment dans la perspective de l’esthétique de la réception qui voit le texte comme phénomène et la littérature comme n’ayant de réalité que dans et par la lecture. Ainsi, l’interprétation par Amédée Papineau des Anciens Canadiens comme relevant du genre des mémoires (p. 83) va tout à fait dans le sens de la réception dominante de cette oeuvre à laquelle on a refusé toute qualité fictionnelle jusqu’à Maurice Lemire.

Ce collectif est peut-être enfin et surtout une incitation à poursuivre la recherche, en particulier sur les rapports entre la censure et les pratiques de lecture, sur la relative inefficacité de l’Index par exemple, dans le cas de Rabelais, présent dans presque tous les catalogues individuels comme collectifs et cité notamment par Louis-Joseph Papineau, Arthur Buies et Edmond de Nevers.