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Le paysage est un objet construit aujourd’hui largement sollicité. En effet, à la suite de l’évolution récente de nos pratiques agricoles et urbaines qui, de plus en plus imbriquées, secouent nos habitudes, et à la mise en cause de nos valeurs consécutive à l’imprimatur croissant d’un mode de penser unique, la question du paysage se pose plus que jamais. Et comment pourrait-il en être autrement alors que le paysage est partie intégrante de notre milieu et de notre mode de vie[1] ? Or, c’est la pérennité du paysage qui est tout particulièrement éprouvée par les aménagements que subissent les territoires et par les diverses valorisations patrimoniales qui en sont faites.

Une pérennité bien illusoire car les paysages, compte tenu de la fluctuation des lectures qui en sont faites, n’ont de cesse de se transformer (Domon et Poullaouec-Gonidec, p. 143). Convaincue que le paysage est une réalité spatiale modulée par des temporalités aussi bien naturelle que sociale (Luginbuhl, p. 85), la Chaire en paysage et en environnement de l’Université de Montréal s’emploie depuis quelques années à mieux comprendre comment et pourquoi ces temporalités « participent à la qualification (ou à la déqualification) des lieux en paysages » (Poullaouec-Gonidec, Paquette et Domon, p. 10).

Les quatorze textes du recueil Les temps du paysage s’évertuent ainsi à restituer au paysage la nature et la portée des enjeux que pose la valeur-temps, à explorer les concepts et moyens qu’elle requiert, puis à en appeler des protection, aménagement et mise en valeur qu’elle implique. Du nombre, certains nous sont apparus plus à même d’insérer le paysage au centre des interactions complexes entre processus sociaux et processus naturels et donc plus habilités à assurer aux collectivités la prise en charge de l’évolution de leurs milieux.

Parmi ces contributions plus stimulantes, signalons celles qui cherchent à faire valoir tout le poids du sensible dans les pratiques aménagistes. Attendu que le paysage est un moyen terme plus abstrait que le territoire et plus concret que l’espace, n’est-il pas juste que l’aménagement ne crée pas d’emblée le paysage, mais révèle plutôt une valorisation préalable mobilisatrice (Beaudet et Domon, p. 70-71) ? De la même façon, la valorisation d’un paysage ne relève-t-elle pas d’un investissement dans un espace géographique qui devient dès lors miroir des valeurs qui animent les collectivités et des contextes au sein desquels il évolue (Domon et Poullaouec-Gonidec, p. 149) ?

Ce qui fait dire à un second groupe d’auteurs que si le paysage reflète l’esprit du lieu (Dixon-Hunt, p. 48), il incarne encore les aspirations qu’une société projette sur son cadre de vie et sur les territoires qu’elle occupe, tant et si bien que le paysage s’avère être de l’ordre du projet (St-Denis et Jacobs, p. 171). Plus précisément d’un projet de société qui se traduit en un projet de paysage. Et c’est parce qu’il se veut partisan d’une construction culturelle commune que tout projet de paysage doit être entériné par l’ensemble de ses acteurs qui, au moyen d’outils de concertation et de lieux de coordination (St-Denis et Jacobs, p. 182-183), doivent renoncer à une partie de leurs prérogatives au profit du bien commun de l’ensemble. Compte tenu de leur nécessité aussi bien méthodologique qu’éthique, ces ouverture, acceptation, subsidiarité et consultation illustrent combien « il est plus important de comprendre les processus de valorisation qui animent le paysage que [les] attributs qui construisent les paysages » (Tremblay et Gariepy, p. 226).

Cela dit, pour que les caractéristiques d’un lieu puissent être totalement assumées, il faut d’abord reconnaître le cadre de référence de tout projet de paysage puisqu’il définit son rapport symbolique au territoire. Et cette prise de conscience d’une certaine pérennité est sans doute l’idée qui, avec la dynamique temporelle du paysage, nous apparaît être la plus prometteuse de ce recueil. Comme le précise Bilodeau, le rôle du paysage découle d’une opération fondamentale qui consiste à nommer et à ordonner les sensations pour leur donner une réalité (p. 251). Et c’est à travers la notion d’archétype, nécessaire à ces dénomination et ordonnancement, qu’il devient possible de relier l’expérience individuelle et l’expérience collective du monde. Cadre de réintégration du projet instrumental dans une logique culturelle, le recours à l’archétype permet ainsi d’englober la complexité et la diversité du paysage pour prendre la pleine mesure de son rôle identitaire. En effet, c’est grâce à notre capacité à rattacher les différentes qualités esthétiques et fonctionnelles d’un lieu à la présence d’une entité signifiante (p. 271) que la valeur identitaire d’un paysage peut se définir. Mieux, se redéfinir car tout projet de paysage entraîne une relecture du territoire qui dévoile sans cesse de nouvelles possibilités paysagères (p. 255-256).

Fort intéressant, ce recueil n’aborde toutefois pas suffisamment certains aspects importants. Surtout qu’il entend « révéler les dynamiques en cours, contribuer à l’invention paysagère, alimenter les démarches des collectivités, cerner les incidences de programmes, de politiques, etc. » (Domon et Poullaouec-Gonidec, p. 164). Il explore ainsi de nombreuses pistes fécondes qui ne nous semblent pas constituer, au final, la trame d’un cadre théorique et d’une grille méthodologique grâce auxquels saisir les conditions d’existence du paysage. Par exemple, la polysémie du paysage demeure bien plus vaste que ce qui est proposé. D’une part parce que la dynamique temporelle du paysage déborde la seule succession des passé, présent et futur. Le conditionnel et le subjonctif plus-que-parfait, fussent-ils d’ascendance mythique ou utopique, nous semblent être tout aussi liés à toute démarche paysagère. Ce qui pourrait expliquer pourquoi les textes de ce recueil se sont si peu intéressés au rôle de l’imaginaire paysager. D’autre part parce que cette polysémie repose encore sur l’imbrication des multiples échelles et référents scalaires qui participent eux aussi du sens comme du projet de paysage. Une dynamique pluriscalaire que seul le texte de Bilodeau évoque lorsqu’il met en parallèle l’archétypal et l’évolutif. Enfin, les valeurs structurantes de l’environnement, de l’économie et du politique, indissociables à toute pratique aménagiste, ont été trop peu exploitées. Peut-être était-ce là toutefois trop demander à un rapport d’étape rendant compte des avenues et moyens privilégiés à ce jour par la Chaire. Il reste qu’une lecture plus géographique permettrait peut-être une compréhension plus totale, plus fine de la geste paysagère.

Malgré ces quelques réserves, Les temps du paysage atteste de la vitalité et de l’originalité de la réflexion sur le paysage au sein de la francophonie. Et plus particulièrement au Québec alors que ce même paysage participe de l’affirmation de notre différence et de l’appropriation de notre territoire. Et ce recueil a ceci de précieux qu’il nous incite à nous demander si « la dimension symbolique n’est pas aussi puissante pour engendrer le changement social que les révolutions économiques et technologiques » (Jean, p. 121).