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Dans l’historiographie québécoise, le thème de la guerre d’Espagne occupe peu de place en tant que tel[1]. Il est présent au sein de thématiques plus vastes comme l’histoire de la gauche, politique ou syndicale[2], des mesures prises contre elle[3], de ses principaux acteurs[4] ou l’histoire de la presse[5]. J’ai à plusieurs occasions signalé cet « angle mort historiographique » dans lequel se situe, entre autres, le thème de la guerre d’Espagne et cette remarque est confirmée par une thèse récente où l’auteure diagnostique un « rendez-vous raté avec la mémoire collective ». Le sujet de la guerre d’Espagne est « recouvert du rideau mythique de la Grande Noirceur, donc destiné à l’oubli » selon Caroline Désy, qui signale aussi la quasi-absence de la guerre d’Espagne dans l’histoire politique québécoise, malgré l’existence d’ouvrages sur les années 1930[6].

L’historiographie contemporaine est en effet silencieuse ou gênée par ce sujet : même si les travaux récents ont montré que le clivage profranquiste/prorépublicain ne recouvre pas systématiquement le clivage francophone/anglophone[7], force est de constater que les élites intellectuelles nationalistes de l’époque et leur presse, qui ont parfois été rétroactivement érigées en référence, furent profranquistes. Cela est particulièrement bien illustré dans le cas du journal nationaliste Le Devoir. Dans les trois ouvrages qui lui ont été consacrés, l’épisode de la guerre d’Espagne est absent ou évité dans les chapitres traitant de « l’international[8] ». Dans ce cas, interviennent bien sûr des découpages thématiques propres à l’historiographie québécoise (impérialisme, défense de la nationalité canadienne-française, clivages linguistiques et religieux), mais aussi, je pense, un silence révélateur sur des épisodes et des personnages désormais peu glorieux à remémorer[9].

Henri Bourassa a fondé le quotidien en 1910, il en est le directeur jusqu’à sa démission en août 1932 et reste pour une petite dizaine d’années brouillé avec son journal, n’y republiant des articles qu’en 1938 après l’avoir qualifié de « feuille nationaliste[10] ». Après la crise de la condamnation de l’Action française de Maurras et de la Sentinelle[11], Le Devoir, sous la direction d’Héroux et de Pelletier, « entre sur les sentiers cahoteux de l’intolérance et du repli sur soi[12] ». Cette démission de Bourassa renforce en effet la tendance droitière au sein du journal, où s’exprime davantage désormais un nationalisme groulxiste[13]. Les études de presse ont montré que ce journal fait partie durant la guerre d’Espagne des plus ardents partisans de Franco et de la « croisade » contre le communisme ; le traitement des principaux épisodes de la guerre est révélateur de cet engagement[14].

L’objet de cette étude n’est pas d’analyser des positions du Devoir, qui sont claires et connues, mais de préciser et d’affiner l’analyse par l’étude des références à la presse française. Charpentier, Gareau et Désy signalent à l’occasion que le journal emprunte des articles et des analyses à la presse française, et j’ai voulu porter mon attention sur ces emprunts et leur utilisation. Il s’agit ici d’étudier les aspects, les modalités et les usages d’une importation d’un champ culturel à l’autre, les procédés d’emprunt et de sélection[15]. J’ai donc relevé les différents types de référence à la presse française afin de faire apparaître l’utilisation sélective, les chronologies des emprunts, mais aussi les retouches, les contrepoids et les silences. Il ne s’agit pas ici d’étudier le contenu des articles ni la rhétorique du discours sur la guerre d’Espagne, mais de mesurer les usages de la référence faite à la presse française. Cette importation de référence a en effet un sens, que ce soit pour capter le prestige établi d’un journal ou l’autorité d’un auteur, mais aussi taire certains faits ou répondre à d’autres arguments. J’ai choisi d’étudier de cette manière le cas du Devoir, car je savais pouvoir y trouver assez de matière mais il n’est pas seul dans le débat. La guerre d’Espagne a donné lieu au Québec également à une « bataille de papier » entre les différents journaux.

Dans un article paru en 1999, je m’étais intéressée au cas d’André Laurendeau, à son attitude durant la guerre d’Espagne, mais aussi indirectement à certaines caractéristiques de l’historiographie qui apparaissaient à ce propos : surinterprétation, téléologie et usage contemporain du passé[16]. L’analyse du Devoir se situe dans la continuité de cette étude : Laurendeau faisait référence à son expérience française et à ses lectures, insérant la guerre d’Espagne dans des enjeux locaux. La guerre d’Espagne est ici aussi conçue comme un outil d’analyse, un révélateur d’attitudes. L’équipe du Devoir se sert de la presse française afin de conforter des positions et non de les élaborer. L’usage de la guerre d’Espagne est à des fins locales : il s’agit de répondre à la presse prorépublicaine, de défendre une idéologie que le choc espagnol risque de mettre à mal, de conforter le lectorat et de consolider sa position au sein du nationalisme.

La forme de la référence a son importance et le journal joue subtilement avec le différentiel de valeur entre un article et une dépêche, par exemple pour faire passer son message. Usage intensif, sélectif, valorisé, minoré, silences et absences permettent de cerner autrement que par l’analyse du contenu la position du journal et confirment l’orientation droitière du journal après le départ de Bourassa[17].

Les références fascisante et maurrassienne : de l’enthousiasme à la prudence

Le tableau détaillé montre que le premier article français sur la guerre d’Espagne repris par Le Devoir (8 août 1936) est tiré de Je suis partout ; c’est de plus le premier article analytique car, du 21 juillet au 7 août, Le Devoir ne rend compte du conflit que par des dépêches. Dans son ouvrage, Marc Charpentier signalait que Le Devoir publiait des « atrocity stories, most of which emanated from La Croix, Je suis partout and other Catholic-oriented French papers[18] » ; précisons que Je suis partout n’est pas un journal catholique, mais appartient à l’extrême droite maurrassienne et prend une orientation fasciste et antisémite à partir de 1936.

Ce premier article de plus de trois colonnes est de René Richard, qui reste longtemps le spécialiste du monde ibérique à Je suis partout, animé d’une véritable phobie du communisme dès le début des années 1930[19] ; il relate les origines du conflit. Les lecteurs du Devoir purent y lire que « la patrie était défigurée et trahie, ruinée et salie par une bande d’aventuriers à la solde de l’étranger ». René Richard se félicite qu’un « complot libérateur » ait été organisé et présente l’interprétation qui domina chez les putschistes[20] : l’assassinat de Calvo Sotelo le 12 juillet a suscité une telle indignation populaire que la révolte a éclaté spontanément. Selon lui, la république était déjà « dans la gueule du loup communiste » et une victoire du Frente popular sur les insurgés signifierait l’installation d’un régime soviétique[21].

Le deuxième article d’analyse, le samedi suivant, est aussi issu de Je suis partout.Le Devoir a retenu de l’original la description de la situation militaire, non les implications diplomatiques ou les réactions en France, l’utilisant ainsi comme une source d’information « objective ». René Richard — qui désigne les belligérants par les termes « blancs » et « rouges[22] » — insiste sur l’aspect spontané de la révolte : « puisqu’elle n’était pas un coup d’État militaire, mais une révolution nationale, l’insurrection d’Espagne devait révéler […] son véritable caractère : il s’agit bien d’une guerre civile ». Le Devoir a choisi d’arrêter la reprise de l’article par cette phrase : « C’est une course de vitesse entre le transport de l’armée d’Afrique et l’assistance étrangère aux troupes républicaines qui décidera de la victoire, du sort de l’Espagne et de la sécurité européenne en face du communisme de Moscou[23]. »

Du troisième article de Richard, Le Devoir retient le paragraphe central, qui porte sur la transformation du Frente popular en gouvernement révolutionnaire soviétisé : il soumet à ses lecteurs la vision catastrophiste de la Catalogne « rouge de sang », des banques « pratiquement soviétisées », de Madrid où des demeures sont saisies, les industries et commerces nationalisés, les rentes diminuées et signale l’indignation de Miguel de Unamuno devant « l’orgie crapuleuse de la tyrannie révolutionnaire[24] ».

Le 26 août 1936, Le Devoir ne reprend que le début de l’article de René Richard, qui résume la situation militaire : passage sur le continent de l’armée du Maroc grâce aux avions allemands et italiens et supériorité militaire des nationaux (« Madrid [n’ayant] pu armer que la lie de ses faubourgs »), qui ont rétabli la situation en se préparant à faire leur jonction. Le Devoir a jugé inutile de reprendre la fin de l’article sur les « flots de sang » qui coulent dans le camp des « rouges », cela étant manifestement à cette date déjà établi pour ses lecteurs, mais surtout il évite les derniers paragraphes. Richard y met en avant l’unité de l’Espagne et condamne les concessions de Madrid à l’autonomie des provinces[25] ; Le Devoir trie soigneusement la référence et l’on comprend aisément pourquoi la « coupe » est faite sur ce sujet.

Enfin, dans la reprise du 3 septembre, le dernier paragraphe souligne les divergences entre les groupes combattants et rappelle les « précédents illustres. Les Jacobins ont anéanti les Girondins et Lénine n’a pas hésité un instant à faire fusiller tous ses anciens alliés anarchistes[26]. » Le Devoir semble avoir en effet pioché dans Je suis partout cette assimilation Révolution française/bolchevisme, qui est de son point de vue particulièrement pertinente dans le contexte québécois des années 1930[27].

Cet usage de Je suis partout est particulièrement révélateur : le journal d’extrême droite fournit en effet les premières analyses sur la guerre d’Espagne, les responsables du Devoir n’utilisant pas un journal catholique ; très longs, les articles de Je suis partout ne sont pas reproduits in extenso, mais les extraits occupent la position de référence dans la partie gauche de la page. Ce réflexe d’utilisation signifie aussi que Je suis partout est une référence bien intégrée. Sept articles de Je suis partout représentent le tiers (sur 22) des articles repris de la presse française en 1936 ; ils se situent dans les premières semaines de la guerre (8 août-17 septembre) et constituent la moitié des articles de ces semaines. Héroux et Pelletier utilisent cette source pour s’opposer aux interprétations de la presse libérale, francophone ou anglophone, et pour soutenir la thèse du pronunciamiento préventif contre une révolution bolchevique programmée[28]. Jusqu’à la mi-septembre, Je suis partout constitue la principale source d’analyse de la guerre en provenance de la France ; à cette date les sources se diversifient et la référence à Je suis partout disparaît (il n’est plus réutilisé que pour des témoignages). Le Devoir continue cependant de reproduire des articles de ses collaborateurs comme celui de Pierre Villette[29] dans le Journal de Rouen[30], de Marcel Chaminade[31] dans L’Éclair de Montpellier[32].

Le Devoir utilise à l’occasion des journaux fascisants pour étayer ses positions a contrario. En 1936, deux témoignages en provenance de Candide et Gringoire sont cités ; cette référence est utilisée avec des précautions[33], alors que ce type de remarque n’a pas été faite pour les articles de Je suis partout, présenté à la première occurrence comme « un journal de Paris » ; il est pourtant de même nature que Candide et Gringoire. Le témoignage de Candide a été retenu, car il fait un parallèle avec la Terreur révolutionnaire, présente le portrait d’un anarchiste « matacuras » (tueur de curés) et appréhende le triomphe des brutes anarchistes, « ce ne serait même pas “l’ordre” marxiste ». Celui de Gringoire a été retenu parce qu’il cite La Dépêche de Toulouse, journal radical anticlérical[34]. Mais Le Devoir se sert aussi de cette presse pour conforter directement son opinion : le 22 septembre 1936, les collages d’extraits du conservateur Écho de Paris et de Gringoire dans « Choses d’Espagne » visent à présenter la Phalange sous un jour favorable aux lecteurs et font écho à des préoccupations locales (opposition au capitalisme qui engendre la misère, réconciliation de l’employé et de l’employeur dans un État corporatif, renforcement de la petite propriété etc.)[35].

Les responsables du Devoir n’ont pas hésité à publier un article de L’Action française de Maurras, mais la référence est prudemment tue, car le journal est à l’Index depuis la condamnation de 1926, et ils n’ont pas envie de donner prise à de nouvelles attaques[36]. L’article reproduit est de Pierre Héricourt, correspondant de L’Action française à Perpignan depuis fin août 1936 ; il y présente la victoire des nationaux comme certaine, car c’est la lutte de la civilisation contre la barbarie, et fait référence à la célèbre distinction de Maurras sur le pays légal (les Fronts populaires) et le pays réel (les deux peuples français et espagnol)[37].

Le Devoir utilise aussi la maurrassienne Revue universelle qui publie une interview de Franco expliquant les raisons du movimiento. Le Devoir isole dans sa reprise le paragraphe où Franco nie toute aide matérielle des pays fascistes et souligne que les étrangers volontaires se sont intégrés dans la Légion (qui existait avant et n’est donc pas une création comme les Brigades internationales)[38]. Cela vise à répondre aux arguments de la presse prorépublicaine, mais aussi à atténuer certaines affirmations contenues dans les articles d’Alcide Ebray (cf. infra), pourtant peu suspect de « gauchisme ».

Il faut aussi ajouter un article de René Johannet, une des grandes figures du nationalisme intégral maurrassien, qui clôt l’analyse de la guerre d’Espagne ; le vocabulaire de la Croisade est conservé (« reconquista ») et il s’efforce de démontrer que l’Espagne n’a rien cédé, « ni hypothèques territoriales, ni hypothèques économiques », en particulier à l’Allemagne[39].

Les articles se font un peu plus rares à partir de fin septembre 1936 (17 articles à cette date sur 22 de 1936[40]), le socle des arguments et des topoi est déjà bien établi. Les suivants visent à apporter des précisions d’ordre historique : sur les débuts du Frente popular (régime pourri dès ses origines), sur le rôle de l’ambassadeur de Moscou à Madrid dans la formation du gouvernement Caballero[41] et sur le carlisme. Ce dernier article est intéressant par sa provenance : Le Nouvelliste de Lyon. Il a pour auteur Antoine Lestra[42], une vieille connaissance d’Omer Héroux (séjour à Paris à l’automne 1908) et de Lionel Groulx (séjour en France en 1921-1922). Héroux et Lestra sont restés en contact au moins jusqu’à la Première Guerre mondiale et le contact s’est rompu sans doute avec la crise de la condamnation de l’AF[43], car dans une lettre de 1934, Lestra, qui vient d’arriver à Lyon, souhaite reprendre la tradition d’échange des journaux : Héroux lui faisait parvenir Le Devoir. Dans ce même courrier, Lestra indique qu’il envoie des numéros du Nouvelliste[44] ; deux ans plus tard, le contact semble donc être maintenu avec l’équipe du Devoir.

L’article de Lestra retrace l’histoire des carlistes depuis 1830, propre à éveiller la sympathie des lecteurs du Devoir : ils ont survécu plus d’un siècle, « par l’attachement sans défaillance à la religion catholique ». « Maître chez lui, fort de ses libertés », le peuple carliste « n’a jamais connu l’école laïque, aucun des faux dogmes révolutionnaires n’a mordu ». Lestra fait de la guerre contre le communisme la troisième grande lutte des chevaliers espagnols, après les Sarrasins et les Turcs[45], ce qui correspond bien à la vision de la « Croisade » adoptée par Le Devoir. Le Nouvelliste de Lyon est utilisé une deuxième fois en mai 1938 pour reproduire un autre article de Lestra sur la destruction des oeuvres d’art : il s’agit à ce moment de trouver des arguments à opposer au bombardement des villes ouvertes par les franquistes et de rappeler la filiation idéologique du Frente popular avec la Révolution française[46].

La référence conservatrice et catholique : tri et omissions

Le Devoir utilise également la presse de droite, plus ou moins liée au catholicisme conservateur, principalement L’Écho de Paris et Le Figaro (cf. tableau 3-Synthèse).

Le Devoir reprend d’abord du Figaro les articles de Wladimir d’Ormesson (5 sur 6 en 1936 et 1937, cf. tableau 1-Détail). Ils servent à insister sur l’aspect « guerre de civilisation » contre le communisme[47] et sont repris au complet, même s’ils contiennent des assertions contrariant le schéma établi par Le Devoir : par exemple, lorsque d’Ormesson, en bon Français soucieux de l’Allemagne, affirme que « pas un instant nous ne discutons le fait que l’Allemagne et l’Italie ont envoyé des renforts importants au général Franco ; que, par là même, la cause nationale espagnole est en partie dans la main des Allemands et des Italiens[48]. » Le Figaro est utilisé une deuxième fois en 1937 pour un article de Mauriac hostile à Malraux[49], il sert de caution prestigieuse pour discréditer Malraux, invité au Canada début avril pour plusieurs conférences[50]. La référence au Figaro réapparaît en mai 1938, pour trois articles de son directeur Lucien Romier. Le Devoir cherche alors à montrer (l’année 1937 a vu le Vatican condamner le communisme, mais aussi le paganisme nazi) que l’Espagne franquiste, bien que nécessaire dictature, sera d’un autre type, à cause de son « tempérament », des traditions et des coutumes régionales et des nécessités de la reconstruction[51]. Le peuple espagnol « sombre, solitaire, mystique, chevaleresque » n’imitera pas un modèle venu de l’étranger[52]. La référence au Figaro est en revanche soigneusement évitée au printemps 1937 et début 1938 à cause de la question basque : Le Devoir évite la reprise directe des articles de Mauriac et évoque l’action des « catholiques de gauche » à travers des dépêches (cf. infra), garantissant pour son lectorat et pour lui-même une saine distance vis-à-vis de ces « rouges catholiques ».

L’Écho de Paris et La Croix sont surtout utilisés pour des témoignages (cf. tableau 3-Synthèse), dont presque tous datent de l’année 1936. La relation entre les massacres de religieux, les profanations (exposition des corps de religieuses) et le communisme est l’objectif des montages de témoignages ; il faut dire que le lectorat du Devoir est déjà acquis à l’anticommunisme et le journal est ici dans son rôle[53]. Durant l’été 1936, comme dans beaucoup d’autres journaux, sont rapportés des témoignages évoquant le sadisme des rouges, destinés à frapper l’imagination et à susciter l’indignation. Le 26 août 1936, la page 6 est presque entièrement consacrée aux « Choses d’Espagne » (6 colonnes sur 8), avec un collage de quatre extraits ou reprises totales de La Croix pour les témoignages et un article de Je suis partout pour l’analyse. À la fin de septembre 1936, la prise d’Irún est relatée avec trois articles de Paul Thiriet de L’Écho de Paris décrivant les ruines, dénonçant les tueries et les exécutions d’otages. À ce moment, la position du Devoir est fixée plus clairement : on voit apparaître des articles montrant la supériorité militaire des nationaux (9 septembre) ou faisant l’éloge de Franco, de la Phalange et de l’Espagne nationale (9, 22 et 25 septembre). L’Écho de Paris, La Croix et Le Figaro sont aussi utilisés pour insister sur la faiblesse du gouvernement, otage des anarchistes et de la CNT, aux intentions crapuleuses et non politiques[54].

L’utilisation de ces journaux révèle un tri sélectif et des silences éloquents. Le Figaro du 18 août 1936 est utilisé (reprise du 31 août), mais l’article de Mauriac qui s’y trouve — « Badajoz », dénonçant l’extermination de l’adversaire par les nationalistes — est ignoré. Dans La Croix, Le Devoir choisit ses références : le journal catholique sert aux témoignages des horreurs subies par les catholiques[55], non à analyser la situation sur le fond. Le Devoir choisit de reproduire le 12 septembre l’article de l’ancien rédacteur en chef remplacé par Pie XI (Jean Guiraud, « La révolution par le fer, le feu, le sang[56] ») et ignore une référence pourtant prestigieuse comme François Veuillot qui a publié dans La Croix du 27 août « Le règne de la violence et la loi d’amour[57] ».

Parmi les journaux catholiques, outre La Croix, on ne trouve que deux références mineures[58] à La vie catholique, journal d’inspiration silloniste, fondé par Francisque Gay en 1924 et devenu après 1926 un organe de lutte contre l’influence de l’AF. Organe de la FNC, La France catholique n’est utilisée qu’une fois pour un article anticommuniste du général de Castelnau[59]. Sept n’est cité qu’à trois reprises durant tout le conflit, uniquement en 1936 (deux témoignages et un article). Cette référence est en effet beaucoup trop « à gauche » pour les nationalistes du Devoir[60]. L’apparition de cette référence le 4 septembre 1936 provient, je pense, d’André Laurendeau. Il est à Paris depuis septembre 1935 et dans les lettres qu’il envoie à son père ou à Lionel Groulx, il mentionne Sept comme le journal reflétant le mieux sa position (en particulier les numéros des 7 et 21 août 1936). Le numéro du 21 août comprend sur l’Espagne, 1) l’éditorial sur « Le droit à l’insurrection » — qui conclut à l’illégitimité pratique de ce droit —, 2) un témoignage d’A. de Montabert, 3) un article d’un professeur d’une université catholique et 4) la publication intégrale du fameux article de Mauriac du Figaro du 18 août : « Badajoz[61] ». Selon toute apparence, ces numéros ont été joints à un courrier à son père et ont circulé dans le réseau nationaliste ; mais Le Devoir du 4 septembre 1936 ne reprend que ce qui le conforte le plus, c’est-à-dire le témoignage de Montabert sur la dérive anarchiste, taisant le brûlot de Mauriac et les analyses de fond plus nuancées de l’hebdomadaire catholique.

Gareau signalait dans sa maîtrise, en 1992, la présence continuelle d’Alcide Ebray dans Le Devoir des années 1920 aux années 1940 : une place importante est accordée à ses articles, qui sont toujours publiés en première page. Alcide Ebray est un ancien diplomate, il a été consul général de France à New York, puis à La Paz. Un article de Charles Maurras dans L’Action française laisse penser qu’il a démissionné en 1907 après le traité d’Algésiras, qu’il a jugé être une humiliation de la France face à l’Allemagne[62]. Auteur, en 1910, d’un ouvrage intitulé La France qui meurt, il collabore à la revue maurrassienne Revue critique des idées et des livres, fondée en 1908. C’est une vieille connaissance d’Henri Bourassa, qui recommande à Georges Pelletier en 1930 de continuer à publier ses lettres dans Le Devoir ; dans les années 1930, il est installé à Genève, où Pelletier lui rend visite lors de son séjour en Europe à l’automne 1937[63]. Pendant la durée de la guerre d’Espagne, Ebray rédige huit articles d’analyse (cf. tableau 1-Détail et tableau 3-Synthèse).

Le premier article est publié le 19 août 1936 ; après ceux de Je suis partout, la position exprimée est plus nuancée et contient des analyses moins univoques. Il signale en effet que la guerre « a été déclenchée par des éléments en partie étrangers à la nation » et se livre à une intéressante typologie des appellations des belligérants : « gouvernementaux et rebelles » au début du soulèvement, « nationaux » dans la presse française modérée et de droite et couramment désormais « rouges et blancs », terminologie qu’il emploie lui-même. Il rend compte enfin des premières réactions internationales et des violences anticléricales qui ont débuté dès juillet[64].

Bien que représentant de la droite traditionaliste, il présente des analyses assez équilibrées, sur un ton explicatif, pour un public qui est éloigné des pays d’Europe ; ses articles sont publiés dans le sens d’un « avis d’expert ». Dans sa deuxième « Lettre d’Europe » il signale la destruction du tiers de Madrid par les bombardements blancs, selon un rapport parlementaire britannique, et évoque l’intervention des Italiens et des Allemands. Il oppose les deux gouvernements, dont l’un est régulier, exerce les fonctions régaliennes, et l’autre entraîné toujours plus à gauche ; il est donc peu probable que même si la guerre se termine, ce dernier puisse faire marche arrière. Il faut donc selon lui souhaiter la victoire de Franco, même si un doute subsiste sur la nature du futur régime, monarchie ou dictature militaire[65]. Il aborde de nouveau le thème de la nature du futur régime dans sa troisième lettre : l’Espagne franquiste pourrait être une monarchie, mais pas parlementaire, une monarchie à l’italienne, avec Franco dans le rôle de Mussolini. Il dénonce le risque de séparatisme catalan du côté des rouges, Companys s’étant récemment proclamé « président de la République de Catalogne[66] ». La lettre du 21 juin 1937 explique rapidement le paradoxe basque à cause de l’attachement à l’autonomie, mais ne prend pas parti ; elle insiste sur la présence d’étrangers en affirmant que les Italiens sont les plus nombreux et présente le nouveau gouvernement du socialiste Negrín : il ne semble pas songer à limiter l’anticléricalisme[67]. Les lettres suivantes reprennent cette inquiétude géopolitique : les rouges ont raison de dénoncer la présence allemande et surtout italienne, le risque est grand pour la France, qui se retrouve à la fin de la guerre lorsque la victoire est manifeste, à devoir faire une cour de dernière minute à Franco[68]. Enfin, Ebray confirme aux lecteurs du Devoir les doutes sur l’assouplissement du gouvernement Negrín envers l’Église, surtout après la Lettre collective de l’épiscopat et présente le pouvoir franquiste comme un pouvoir de type fasciste (pas de partis ni de Parlement, un Conseil national, un « Caudillo »)[69].

En provenance d’un analyste de droite, soucieux des intérêts géopolitiques de la France, ces lettres nuancent la ligne adoptée par Le Devoir, mais comme, selon le journal, la menace de guerre vient des rouges et que le Front populaire refuse l’entente avec Franco, cet argumentaire d’Ebray s’insère dans sa ligne directrice.

Les documents et les dépêches : autorité et minoration

J’ai classé dans cette rubrique la reproduction de prises de position sur le conflit espagnol, de quelque provenance et de quelque forme que ce soit (article de journal, discours à la radio, lettre pastorale etc.), partielle ou intégrale (cf. tableau 2-Documents). Conformément à ses habitudes et à son lectorat, Le Devoir se réfère à la presse catholique pour les questions de religion : la plupart des documents publiés dans leur intégralité sont des prises de position de l’Église, provenant de Rome ou d’Espagne. Viennent ensuite des documents exposant les positions franquistes[70] et des décrets officiels concernant l’Église ; une troisième catégorie peut être identifiée : les dépêches-extraits, forme sous laquelle Le Devoir publie les positions critiques de Mauriac et des « catholiques de gauche » à propos des Basques.

Au début de la guerre, l’Église ne condamne pas le gouvernement légal : malgré l’insuffisance puis l’absence de réponses aux protestations du Saint-Siège (été 1936), la nonciature demeure ouverte et a une existence officieuse jusqu’au début de 1938. En outre, à cette date ont lieu des négociations entre le gouvernement Negrín et le Vatican par l’intermédiaire du ministre basque Irujo et d’un responsable de l’Union démocratique de Catalogne (Josep Maria Trias). Ces négociations sont suspendues en février 1938, au moment de la percée des franquistes à Vinaroz. La période qui suit le pronunciamiento s’inscrit par ailleurs dans une chronologie plus longue, marquée par le régalisme de l’État, que les franquistes reprennent à leur compte[71]. Le Devoir prend clairement parti pour les franquistes dès le début de la guerre, comme on l’a vu avec l’utilisation des articles de Je suis partout, adoptant une position beaucoup moins nuancée que celle de la hiérarchie catholique.

Les documents reflètent dans ce domaine une stratégie discursive du Devoir depuis sa fondation : le recours à l’argument d’autorité, en particulier avec le procédé de la reproduction intégrale. Dans ce cas, la lettre des évêques de Vitoria et Pampelune est particulièrement utile dans le contexte québécois[72]. La deuxième reproduction intégrale est celle du discours de Pie XI aux réfugiés espagnols du 14 septembre 1936, de portée plus vaste que la seule guerre d’Espagne, mais les paragraphes sur la situation espagnole ne peuvent que confirmer ce que Le Devoir a déjà présenté à ses lecteurs depuis des semaines : le pape y évoque les massacres et les destructions « comme dans une grande vision apocalyptique » et, même si c’est au conditionnel, évoque une « satanique préparation », cautionnant ainsi pour les lecteurs du Devoir la thèse du movimiento contre celle du pronunciamiento[73]. Cinq jours plus tard, la lettre pastorale de l’archevêque de Montréal publiée par le journal fait la preuve par l’Espagne de la nocivité du communisme, à laquelle la province n’échappe pas car le ver est dans le fruit[74].

La séquence qui comprend la présentation de la Lettre collective de l’épiscopat espagnol du 1er juillet 1937 est particulièrement révélatrice de cette attitude de cautionnement par l’autorité. Le Devoir en publie des extraits commentés en août, elle fait l’objet d’un éditorial le 19 août, elle est publiée sur des pleines pages dans son intégralité les 28, 30 et 31 août, avant que les services de librairie du journal ne l’éditent en brochure en septembre. On peut constater à cette occasion que Le Devoir fait partie des journaux les plus radicaux puisqu’au Vatican, L’Osservatore romano n’en publie qu’un résumé et que cette Lettre collective ne paraît pas dans les Acta Apostolicae Sedis[75].

Cette séquence est complétée par les lettres de Mgr Gomá y Tomás, cardinal archevêque de Tolède[76] : Le Devoir publie plusieurs textes et déclarations, dont la lettre du 23 novembre 1936 qui appelle à reconnaître l’esprit de croisade et précède une tournée en Europe[77] ; il reproduit in extenso la lettre ouverte de Gomá au président basque Aguirre[78]. Suivent une lettre au cardinal Villeneuve[79], à Paul Claudel[80] et surtout deux lettres adressées à Mgr Gomá y Tomás. Elles sont reprises de La Croix : l’une est du cardinal Verdier et l’autre de l’archevêque de Westminster Mgr Hinsley. Ici l’argument d’autorité se combine avec la captation de la référence anglicane pour l’usage local. Les deux lettres commencent en effet par des mentions classiques sur le service rendu aux nations et la lutte de civilisation, mais la lettre de l’archevêque anglican précise que « malheureusement, notre presse a accepté avec trop d’empressement la propagande bien payée des rouges » et que la lettre collective « désillera [sic] les yeux de quelques écrivains qui, dans certaines publications catholiques, se sont montrés aveugles envers les intérêts sacrés qui sont en jeu[81] ». On comprend dès lors tout l’intérêt qu’a Le Devoir à reproduire ce document.

Jusqu’aux derniers mois de la guerre, Le Devoir publie les lettres pastorales du cardinal Gomá, notamment celle où, devenu délégué pontifical à l’armée nationaliste, il approuve la célébration du « Jour de la Croisade » lors de la fête de l’Immaculée-Conception (le 8 décembre), car « le “Jour de la croisade” est le jour de ceux qui, les armes à la main, combattent en Espagne et dans l’univers tout entier contre le communisme athée[82] ». En revanche, Le Devoir ne publie plus rien de Mgr Gomá lorsque celui-ci manifeste son inquiétude, qui est celle de la papauté, envers le régime franquiste début 1939, dans un contexte de relations tendues[83]. La Croix du 14 mars 1939 publie un résumé de la lettre pastorale de février 1939 Catolicismo y patria, malgré une actualité chargée ; Le Devoir, qui continue à publier de temps en temps des articles sur l’Espagne, n’y fait pas écho : peut-être la réprobation du « nationalisme exagéré » par le cardinal lui rappelle-t-elle de mauvais souvenirs…

Le Devoir publie en revanche la déclaration de l’évêque de Gérone affirmant que l’Église n’a eu aucune participation au soulèvement, mais qu’elle a été attaquée et calomniée. « Entre l’Église et le gouvernement du général Franco, à part la gratitude qu’une victime innocente éprouve envers son généreux défenseur, il n’existe aucune autre relation[84]. » L’Église soutient Franco pour la défense de sa liberté et la grandeur du pays, en tout état de cause, elle défendrait ses droits contre un État totalitaire[85]. Le Devoir cherche ainsi à désamorcer les critiques, au moment où les problèmes s’accumulent en Allemagne et en ex-Autriche, le régime de Franco ne pouvant être assimilé à une dictature païenne dénoncée par Mit brennender Sorge.

Après la référence à l’autorité catholique, Le Devoir, à travers les documents comme précédemment à travers les articles, se fait l’écho des franquistes : à partir d’avril 1938, il utilise une publication franquiste pour diffuser les propos rassurants de Franco[86]. Le journal publie même un document envoyé par les services de propagande franquiste, qui se flattent de célébrer la messe à la radio pour les habitants pratiquants des « zones rouges[87] » ainsi que deux décrets de Burgos[88]. Les publications franquistes parisiennes sont utilisées en 1938 pour livrer les propos de Franco et apporter des démentis sur la marche de la guerre. Les articles reproduits par Le Devoir les 9 août et 23 décembre 1938 en sont de bons exemples : Franco y insiste sur la légitimité du movimiento, sa popularité, son attachement à l’histoire et aux morts, et souhaite le faire savoir aux Américains.

Le traitement différentiel de l’information peut également se mesurer lors des événements de Guernica et de la réaction qui s’ensuit. Le seul article de Mauriac publié par Le Devoir est celui du 11 février 1937 (dans Le Figaro, hostile à Malraux) ; ensuite, lorsque Mauriac prend position sur la question basque, il n’est évoqué que par dépêches interposées (4 en 1937 et 1938) — ce qui vise bien sûr à minorer la référence à Mauriac, qui peut difficilement être évitée. Le manifeste de début mai 1937, « Pour le peuple basque », n’est donc pas publié, mais évoqué dans des dépêches. De la même manière, sont annoncées sous forme de dépêches les initiatives des catholiques français (cf. tableau 1-Détail) : le Comité pour la paix civile et religieuse et sa revue (juin 1937 et janvier 1938), la dénonciation du bombardement des villes ouvertes de Catalogne (mars 1938) et l’engagement de La Croix pour une paix de médiation (novembre 1938). Toutes ces informations ne sont pas suivies d’articles d’analyse les commentant, encore moins les approuvant ; elles sont présentées de manière « brute » au lecteur : comme je l’ai déjà signalé à propos d’André Laurendeau, le journal est à ce moment « coincé » et ne peut pas éviter d’évoquer ces références catholiques, alors que la gauche québécoise le fait[89].

Essais, critiques et conférences : caution et discrédit (cf. tableau 4-Essais & Conférences)

Sur les onze essais référencés par Le Devoir, neuf sont profranquistes, deux sont critiques ou modérés. L’ouvrage de Victor Montserrat, préfacé par Mauriac, sur le drame basque n’a droit qu’à une dépêche-extrait, non au moment de sa sortie, mais lors de sa réédition un an après. La mention des Grands cimetières sous la lune de Georges Bernanos se fait attendre jusqu’en septembre 1938 et, peu de temps après, une conférence de Bernard Faÿ le discrédite. Cette économie contraste bien sûr avec la publicité qui est faite aux oeuvres profranquistes qui sont presque toutes mentionnées (rapidement après leur parution) « disponible au service librairie », bénéficient au moins d’une mention dans un encart et d’une critique (frères Tharaud, Estelrich, de Poncins) ou de nombreux encarts sans critique (Bardoux, Gal Duval). Les auteurs de ces ouvrages appartiennent à la droite nationaliste, ou en sont sympathisants, comme les frères Tharaud[90] (qui s’étaient rendus en Espagne sous Primo de Rivera), Pierre Héricourt, Jacques Bardoux[91], Léon de Poncins[92]. Leurs essais visent à justifier les franquistes par le rappel de la persécution religieuse de l’été 1936 et la dénonciation du « complot communiste » dans l’Espagne républicaine, toutes choses dont le lecteur du Devoir est déjà convaincu. En règle générale, le journal reproduit les textes de présentation des éditeurs ou de courtes critiques parues dans les journaux français déjà utilisés. Mais à l’occasion, ces critiques d’ouvrages peuvent servir de langage indirect, de contre-feu aux critiques qui ont pu émerger : la critique de l’ouvrage d’Estelrich insiste sur les erreurs des catholiques français qui ont « jeté le trouble dans les consciences[93] ». L’ouvrage de Léon de Poncins bénéficie d’une longue critique reprise du Jour, où Marcel Espiau félicite l’auteur d’avoir analysé le complot rouge, « des gens ont pu en France […] par probité du coeur — s’indigner de certaines sévérités de la guerre franquiste », à la lecture de l’ouvrage, ils « comprendront alors cette atmosphère de croisade[94] ».

L’ouvrage de Pierre Héricourt — présenté comme « un écrivain français […] ancien officier […] qui a fait un assez long séjour en Espagne » — se voit réserver un traitement de faveur : Le Devoir reproduit l’avant-propos au complet sous un titre objectivant (« Vue générale de la guerre d’Espagne ») et un commentaire (« on lira, avec grand intérêt »). Il s’agit du deuxième ouvrage d’Héricourt sur l’Espagne, après Pourquoi Franco vaincra ?, publié chez le même éditeur en 1936[95]. Le Devoir a jugé cette publication utile car Héricourt insiste sur l’héroïsme des nationaux, qui ont selon lui lutté contre un camp rouge surarmé par Moscou, alors qu’il minimise l’aide italienne et surtout allemande : « Les divisions de soldats allemands, ça n’a jamais existé que dans l’imagination. » L’intérêt de cette reprise, outre la proximité idéologique, est de montrer le réemploi d’arguments de nationalistes d’extrême droite français antigermaniques dans le contexte local québécois : insister sur le danger allemand redevient cohérent après Mit brennender Sorge, d’autant plus que c’est l’irresponsable gouvernement du Front populaire qui risque de pousser Franco dans les bras d’Hitler, et de le détourner de « sa soeur d’épreuve en terre marocaine […] la nation latine, la patrie de saint Louis ». On retrouve ici des thèmes récurrents, aisément transposables et utilisables, chers aux dirigeants du Devoir, celui de la latinité, déjà évoqué[96], mais aussi celui de la prééminence du « pays réel » (la France éternelle) sur le « pays légal » (le gouvernement de Front populaire)[97].

La critique des Grands cimetières sous la lune est faite par Julia Richer le 24 septembre 1938 : elle s’y montre très prudente et déplore le ton, les exagérations et les longueurs ; la portée de l’ouvrage (trahison de l’idéal et perversion de l’Église) est minimisée et généralisée, réduite à « il montre du doigt les mensonges et les illusions de la civilisation contemporaine ». De tout l’ouvrage, c’est la citation du « charnier » au début de la deuxième partie qui est reproduite[98], qui renvoie tous les combattants dos à dos. Julia Richer associe enfin à cette critique de Bernanos la citation d’un article de Mauriac[99], mais le contexte d’énonciation est trop prudent pour faire de cet usage de Mauriac une position affirmée.

Enfin, les conférenciers venus au Québec fournissent aussi des éléments de démonstration : qu’ils soient désapprouvés comme la délégation des républicains en octobre 1936 ou Malraux en avril 1937 — déjà étudiés — ou approuvés comme les conférenciers profranquistes. Le Devoir oppose en effet ses propres cautions à celles de la presse prorépublicaine ; on trouve ainsi des comptes rendus de plusieurs personnalités : Louis Bertrand (juillet 1937), une Américaine (Jane Anderson, octobre 1937), Bernard Faÿ (novembre 1937 et octobre 1938), un Espagnol (José de Pedroso, février-mars 1938), le père Gustave Sauvé o.m.i. (conférence et film, janvier-février 1939) et le juge Édouard Fabre-Surveyer (février 1939).

Le premier Français, l’académicien Louis Bertrand[100], ne fait pas à proprement parler une conférence sur l’Espagne, mais l’article d’Alfred Ayotte, relatant une aimable conversation sur la route de Trois-Rivières à Montréal, met en valeur son jugement sur l’Espagne. Il n’occupe qu’un paragraphe, mais Le Devoir en fait un titre, renforcé par un sous-titre[101].

Le second intellectuel français vient d’une autre institution réputée dans l’entre-deux-guerres (le Collège de France[102]) et Le Devoir reproduit ses deux conférences. Gareau avait évoqué dans sa maîtrise (page 122 dans la note 70) « un conférencier qui insiste sur la juiverie » : Bernard Faÿ est en effet un intellectuel d’AF, antisémite et acharné antimaçon[103]. Le Devoir donne un grand écho à ses propos en en faisant un compte rendu sur deux colonnes, et en annonçant le lendemain ses conférences à Québec (cf. tableau 4-Essais & Conférences). Le Devoir indique que Bernard Faÿ a parlé « devant trois cents convives » (dont Mgr Olivier Maurault p.s.s., le consul général de France et Jean Bruchési), donnant « ses impressions d’un récent voyage en Espagne ». Outre le calme, Faÿ insiste sur le retour à la vie religieuse dans l’Espagne nationaliste, la « terrible explosion espagnole » pouvant fournir les bases d’une « renaissance européenne ». Après quelques anecdotes, Faÿ trace le portrait d’un Franco débonnaire, pieux et modeste, entouré de sa famille ; « ni chef politique, ni dictateur », seul le destin, en faisant mourir les autres leaders potentiels, l’a choisi[104]. Le 27 octobre 1938, Le Devoir annonce une nouvelle conférence de Faÿ devant les « Amis de l’Espagne nationale » : il est présenté désormais comme « un ami intime du général Franco ». Sa conférence est résumée le lendemain : là encore, titre et sous-titre — particulièrement détaillés — sont révélateurs et l’ouvrage de Bernanos a droit à une mention spéciale, qui discrédite la critique déjà tiède de Julia Richer[105]. Le lectorat du Devoir est confirmé dans ses schémas de pensée : « la maçonnerie est la cause ultime de la guerre d’Espagne », la maçonnerie « c’est-à-dire la juiverie » ; Franco « supérieur à Salazar », fait naître « un nouvel État chrétien espagnol » et « ne s’en va pas vers le totalitarisme mais vers un État fort, normal ». La caution de Faÿ est aussi utilisée pour réfuter la presse anglo-saxonne, car le conférencier déplore qu’elle soit mal informée ou en retard, et pour glorifier la magnanimité de Franco à l’égard de la France. À l’occasion des questions après la conférence, Faÿ « déplume » Bernanos : il a failli causer la faillite du Figaro, il manque d’équilibre intellectuel et Les grands cimetières sous la lune sont « un livre d’infamie » contre lequel les évêques espagnols ont protesté.

Dans son étude, Caroline Désy avait mis en valeur un certain nombre de procédés rhétoriques du « discours dominant ». On pourrait encore en faire apparaître : dramatisation ou « neutralisation », insertion de sous-titres, mise en scène et découpages… Ici, « l’argumentation, extrêmement saturée, repose sur des évidences, des lieux communs, des notions socialement admises[106] » pour ce qui est du discours exprimé, car les silences, les omissions, les délais et les types de références sont ici encore une fois très signifiants. En tant que grille de lecture, la guerre d’Espagne permet de confirmer l’évidence de l’anticommunisme, qui conditionne une bonne part des analyses du Devoir, mais au-delà, l’usage qui est fait de la presse française fait apparaître d’autres analyses. Le Devoir utilise sélectivement la référence à la presse spécifiquement catholique, qui sert aux témoignages, et se réfère dans un premier temps aux analyses de la presse de droite et de l’extrême droite fascisante. De même, l’argument d’autorité est étayé avec les publications mais, Le Devoir prenant dès le début une position plus radicale que celle de l’Église, tout se passe comme si le journal ajustait ses prises de position ou faisait parfois marche arrière.

Cette sélection porte aussi sur l’utilisation différentielle très subtile qui est faite des journaux : peu d’analyses issues de La Croix, D’Ormesson sélectionné dans Le Figaro, articles de Je suis partout mis en exergue, « presse de Pie XI » quasiment ignorée… Le Devoir utilise la référence française pour conforter sa ligne directrice : Mauriac est utilisé contre Malraux, mais cette référence est minorée après Guernica, les auteurs de la droite et de l’extrême droite fournissent les arguments anticommunistes dans un contexte de radicalisation des années 1930.

À la différence de Laurendeau, troublé durant son séjour en France sur cette question d’Espagne[107], les positions des responsables du Devoir restent radicalement profranquistes, elles se situent du côté de la « Croisade » ; les analyses affinées avec l’usage de la référence française confirment clairement le tournant droitier du Devoir des années 1930. Héroux et Pelletier n’ont pas les états d’âmes de Laurendeau ou de La Relève, pour laquelle la guerre d’Espagne est « un cas de conscience, pas un engagement politique[108] ». Ces positions font partie des plus dures et se classent sans ambiguïté à l’extrême droite. La guerre d’Espagne y est manichéenne, parfaitement incluse dans le schéma de la grande lutte contre le communisme athée, qui s’insère dans le contexte local (loi du cadenas, action de la hiérarchie, formation d’un « Front populaire » canadien…). S’opère ici, je pense, le même type de transmutation et de détournement qu’évoque Pierre Laborie pour la France, la guerre d’Espagne servant de miroir des dissensions internes. Dans le cas analysé ici, elle remplit une fonction probatoire, une fonction de légitimation, voire d’anticipation fantasmée[109].

Il serait peu prudent d’extrapoler des analyses plus globales à propos d’un exemple si ténu de microstoria : Le Devoir n’est qu’un des acteurs de ce débat espagnol et il utilise la presse française, sans s’inscrire entièrement dans le même cadre. Le contexte d’énonciation des arguments, des tris sélectifs opérés, des retards et des silences est ici local. L’usage de la référence à la presse française doit à mon avis se comprendre ainsi, par une approche qui vise à « étudier l’emprunteur plutôt que le fournisseur de doctrine[110] ». Par cet angle d’analyse, j’ai souhaité suggérer une méthode différente pour aborder les débats de l’entre-deux-guerres. L’outil « guerre d’Espagne » permet de préciser certains points (anticommunisme, usage polémique, réaffirmation de thèmes fondamentaux du nationalisme), mais aussi de faire apparaître la fascination que continue d’exercer — dans un contexte plus favorable que lors de la condamnation de 1926 — la droite nationaliste française, qui offre un stock d’arguments dans lequel piocher. En 1928, Bourassa avait en quelque sorte « gagné » la lutte d’influence qui l’opposait au groupe de l’Action française[111], mais en ce milieu des années 1930, la résurgence s’est faite avec la fondation de la Ligue d’action nationale et de la revue du même nom, le lien avec les Jeune Canada, etc. Le contexte des années 1930 est favorable, car le thème dominant de l’anticommunisme est cette fois conforté par l’encyclique de 1937, le nationalisme condamné en 1926 peut être réhabilité. Le cas de la guerre d’Espagne montre que pour l’équipe du Devoir en place à ce moment, une page a en quelque sorte été tournée, et — en ce qui concerne la référence française — elle revient à ses premières amours.

Tableau 1

La guerre d’Espagne, Le Devoir et la presse française (Sauf indication, reprise totale par Le Devoir)

La guerre d’Espagne, Le Devoir et la presse française (Sauf indication, reprise totale par Le Devoir)

Tableau 1 (suite)

La guerre d’Espagne, Le Devoir et la presse française (Sauf indication, reprise totale par Le Devoir)

* Article (A), Critique (C), Dépêche (D), Témoignage (T)

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Tableau 2

Documents publiés par Le Devoir

Documents publiés par Le Devoir

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Tableau 3

Articles des journaux français repris par Le Devoir

Articles des journaux français repris par Le Devoir

Plus les articles d’Alcide Ebray = 2 en 1936; 4 en 1937; 2 en 1939 = 8 articles

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Tableau 4

Essais et conférences pro-franquistes référencés par Le Devoir

Essais et conférences pro-franquistes référencés par Le Devoir

(en gras : essais ou ouvrages modérés ou anti-franquistes; exception)

Pour des renseignements sur ces ouvrages, voir Bertrand De Munoz, La guerre civile espagnole et la littérature française (Paris, Didier, 1972) ; M. Hanrez, Les écrivains et la guerre d’Espagne (Paris, Pantheon Press, 1975) ; D. W. Pike, Les Français et la guerre d’Espagne (Paris, Presses universitaires de France, 1975).

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