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Voir Paris et mourir

Joseph-Benjamin-Lactance Papineau, né le 4 février 1822 rue Bonsecours, à Montréal donc, est le fils de Julie Bruneau et de Louis-Joseph Papineau, député de Montréal et président de la Chambre d’Assemblée. Il a déjà un frère, Amédée, de deux ans et demi plus âgé, « qu’il passe son temps à imiter », nous précisent les éditeurs, Georges Aubin et Renée Blanchet, dans leur précieuse introduction ; Ézilda, Azélie et, bien plus tard, Gustave viendront compléter la famille. Lactance – c’est le prénom qu’il adoptera – a tout juste un an lorsque son père part pour Londres, accompagné de John Neilson, tous deux délégués pour empêcher que se réalise le projet d’union du Haut et du Bas-Canada. À neuf ans, il entre comme pensionnaire au Collège de Montréal et, deux ans plus tard, au Collège de Saint-Hyacinthe, où Amédée le rejoint. C’est l’année où il commence à étudier la philosophie qu’il entreprend la rédaction de son journal. Le Bas-Canada alors est en pleine ébullition, les 92 résolutions sont votées à Québec, et les Patriotes, menés par leur chef Louis-Joseph Papineau, en viennent aux armes. Mais le triomphe de Saint-Denis sera bref, et la répression, terrible. Louis-Joseph et Amédée, comme d’autres, sont exilés aux États-Unis, et c’est dans la tristesse et l’angoisse que Lactance finit ses études. Son grand-père, le notaire Joseph Papineau, l’emmène alors à Saratoga, où il retrouve sa famille. Nous sommes en 1838, les Patriotes viennent de se soulever une seconde fois, mais en vain : huit cents d’entre eux seront emprisonnés, certains déportés, et huit, pendus au Pied-du-Courant. Le gouvernement américain refusant de soutenir leur cause, Papineau père se tourne vers la France, où il arrive au printemps 1839. À l’été, Lactance le rejoint à Paris, ne sachant toutefois dans quelle voie se diriger. Et puis, un jour, il se décide : ce sera la médecine. Il la fera de peine et de misère, car la famille Papineau est maintenant dans le besoin ; plus exactement, parce qu’il ne peut acquitter les droits d’inscription et donc passer les examens, il acquerra un savoir médical, mais non la qualification officielle de médecin. Et ce, au prix d’un travail opiniâtre, voire au détriment de sa santé.

À moins d’être écrit avec une arrière-pensée de publication ou de témoigner d’événements extraordinaires, un Journal est assez fastidieux à lire – et celui de Lactance ne manque pas à la règle. Mais quelle richesse pour l’historien ! Richesse double, dans ce cas-ci, car ses pages sont dûment documentées (Lactance n’a-t-il pas écrit à Amédée qu’il voulait tout consigner lors de son séjour à l’étranger afin de rentrer au pays avec « des opinions sûres » ?) D’abord, en ce qui concerne la vie de Louis-Joseph, dont les démarches, les allées et venues et les déboires nous sont fidèlement rapportés. Ensuite, et surtout, grâce aux nombreux détails qu’il nous donne sur sa vie d’étudiant en médecine (l’hôpital, les cours et les professeurs, les livres qu’il consulte), et qui font le bonheur de l’historien de la médecine. Rien de spectaculaire dans ce qu’il rapporte, entendons-nous bien, mais des petites touches, des petits détails qui corroborent, nuancent ou parfois infirment, des notions acquises. Car Lactance a bénéficié de l’enseignement des plus grands médecins et chirurgiens (on ne disait pas encore « patrons ») de l’époque : les cliniciens Pierre-Adolphe Piorry, Armand Trousseau, l’anatomiste Jean Cruveilhier (de ces trois grands médecins, Charcot suivra également les cours), le toxicologue Mathieu Orfila, le dermato-vénérologue Philippe Ricord, le chirurgien militaire Charles-Emmanuel Sédillot et bien d’autres. Pour les six premiers mois de 1842, les entrées du Journal prennent jour après jour plusieurs pages, remplies qu’elles sont par les études de cas (qu’il appelle « commémoratifs »), les leçons de pathologie clinique, les dissections à l’École pratique, les autopsies systématiques (illustrant bien la méthode anatomoclinique en vigueur à l’époque), les règles énoncées par Dupuytren pour réduire les fractures, le traitement des infections, la technique d’abaissement des cataractes… Lactance indique toujours la température (en degrés Réaumur) et le temps, mais ne fait jamais part de quelque sentiment que ce soit (intérêt, enthousiasme) ; on sent à tout le moins son sérieux et son application. Et puis, il y a les à-côtés : il fréquente le groupe des « cousins d’Isis », qui se réunissent chez Gobineau, diplomate et écrivain, dont la théorie sur la supériorité de la race nordique fera les délices des pangermanistes et autres idéologues ; fait des visites mondaines : le comte Gustave de Beaumont, dont la femme, Clémentine de Lafayette, est la petite-fille de l’illustre marquis, Abel Hugo, frère de Victor ; soupe chez l’abbé Félicité-Robert de Lamennais qui, avec Lacordaire et Montalembert, prône la séparation de l’Église et de l’État ; retrouve des compatriotes (des amis, Mgr Ignace Bourget) ou en reçoit du courrier (Louis-Hippolyte Lafontaine).

En juin 1844, c’est le retour à Montréal, où il se voit accorder l’autorisation de pratiquer la médecine. Il se lance à fond dans l’exercice du métier. Mais le soir du 10 mai 1846, une violente crise nerveuse s’empare de lui : sa vie « vient de basculer, et […] elle ne sera plus jamais la même », écrivent Aubin et Blanchet. On l’interne à l’asile de Bloomingdale, près de New York, dont il sort au printemps de 1847. Il rentre à Montréal mais n’est plus que l’ombre de lui-même. Il finira par être envoyé à l’asile des frères hospitaliers de Saint-Jean-de-Dieu, à la périphérie de Lyon. Il y mourra le 4 décembre 1862 ; on peut voir sa tombe au nouveau cimetière de la Guillotière, à Lyon.

D’intéressantes annexes complètent le Journal (un texte de Lactance sur La chenille, une chronologie, la liste détaillée des livres de sa bibliothèque, un glossaire médical des termes de l’époque, des références bibliographiques, un index) et concourent à parfaire ce beau travail d’Aubin et Blanchet.