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Traduction : André Poulin

Dans ce livre important, James Pritchard examine la formation d’un monde atlantique français sur une période de six décennies. Ce monde, selon l’auteur, n’est pas le résultat d’une politique soigneusement élaborée et assidûment suivie, mais plutôt celui des efforts de migrants libres ou sous servitude. Ces efforts ont donné naissance non pas à un empire centralisateur formé de colonies reproduisant le modèle métropolitain, mais plutôt à un amalgame de colonies diverses possédant de nouvelles formes d’organisation dans tous les aspects de la vie. Le tout était non seulement inférieur à la somme de ses parties, il n’y avait aucun tout, que des parties.

Selon Pritchard, ce résultat s’explique par deux séries de facteurs. D’une part, il provient des erreurs de la Métropole découlant de la nature même de l’absolutisme, des contraintes (financières, notamment) orientant le fonctionnement du gouvernement et de la politique étrangère tournée en permanence vers le continent et à laquelle les colonies étaient toujours subordonnées – et dont parfois elles étaient exclues, voire souvent sacrifiées. À l’aide de documents d’archives et d’études récentes, Pritchard dépeint les rois et les ministres comme incapables de développer et de mettre en application des politiques cohérentes visant l’établissement d’un empire d’outre-mer. Par moment, il est vrai, ils ont pris des mesures favorables à la colonisation, par exemple l’établissement de compagnies à monopole, l’envoi de colons, des lois, la nomination d’administrateurs. Loin d’être le résultat de plans soigneusement élaborés, ces mesures étaient improvisées. Elles constituaient souvent des expédients contradictoires destinés à satisfaire une demande immédiate de patronage, à répondre à une menace militaire imminente, à servir un intérêt économique national ou à augmenter les revenus des taxes. La Métropole affichait un manque d’intérêt à l’égard de ses colonies et, lorsqu’elle intervenait, c’était généralement pour le pire, particulièrement dans le domaine du développement et de l’intégration économique. Une autre attitude aurait permis de développer un empire florissant.

D’autre part, les réalités coloniales ont fait obstacle à la création d’un empire français. Pritchard fait ressortir le caractère hétérogène de chacune des colonies françaises et la diversité de l’ensemble. Non seulement elles avaient entre elles des dissemblances géographiques et écologiques, mais elles avaient aussi développé des économies différentes, des structures sociales distinctes et des liens divers (souvent faibles) avec la Métropole. De plus, la distance énorme qui les séparait et leurs différentes orientations économiques et géo-politiques entravaient les communications et l’établissement de liens importants entre elles, tout en favorisant – en rendant même nécessaire – le développement d’importants échanges commerciaux avec les colonies britanniques et espagnoles. En raison des besoins et des environnements particuliers de leur colonie, de la négligence et de l’incompétence de la Métropole, les colons ont dû innover dans les pratiques et les structures de la nouvelle société. Ce sont eux, et non les administrateurs métropolitains, qui ont construit (et souvent défendu) l’Atlantique français en réagissant aux conditions locales. Pritchard conclut qu’en 1730, malgré soixante ans de mauvaises politiques de la part des autorités, l’initiative coloniale a permis de mettre en place les institutions de base et a imposé les types de fonctionnement des nouvelles sociétés qui se sont perpétués et qui ont peu évolué par la suite.

Pritchard élabore sa thèse en deux parties d’inégale longueur, qui mettent toutes les deux l’accent sur la primauté de l’invention coloniale sur l’intervention métropolitaine dans la création et la défense de l’Atlantique français. La première et la plus longue des deux parties retrace l’élaboration des aménagements démographique, social, matériel, économique et politique ; la seconde examine les dimensions coloniales des conflits européens et des guerres contre les Indiens, les pirates et les colonies britanniques et espagnoles voisines. En accord avec la conviction de l’auteur voulant qu’il n’y ait eu ni modèle ni noyau de colonie française, le livre renferme des données sur toutes les colonies. Par moment, cette couverture d’ensemble du sujet rend la lecture difficile. Mais la richesse des renseignements présentés dans ce livre, tout comme l’interprétation qu’il propose, fait de In Search of Empire un ouvrage de référence et de réflexion essentiel pour tout spécialiste du début de la France coloniale.

Synthétisant et approfondissant les nouvelles recherches, Pritchard montre amplement la diversité des expériences coloniales, la faible intégration de l’économie impériale française et les échecs répétés des politiques du gouvernement royal. Comme on pouvait s’y attendre d’un historien naval de renom, la contribution majeure du livre repose sur la démonstration de l’importance des contraintes financières, des leçons de guerre mal apprises et des bévues ministérielles ayant empêché la marine française de jouer ce qui aurait dû être son rôle principal, soit la défense des colonies et l’intégration de l’empire.

In Search of Empire apporte une contribution au débat actuel autour du métarécit nationaliste de l’impérialisme européen qui fait de l’empire une simple extension d’outre-mer de la patrie. Ce livre correspond aussi à la nouvelle façon de voir le processus de création des empires comme étant lent, désordonné, en grande partie involontaire et même non voulu, et résultant davantage des forces du marché que des stratégies politiques. Compte tenu de sa maîtrise évidente des sources et des études, il est malheureux que Pritchard n’ait pas développé son argumentaire en tenant davantage compte de ces débats. Une plus grande confrontation avec l’historiographie de la France impériale, qu’il critique, aurait aussi été justifiée.

Il faut saluer l’importance accordée par Pritchard à l’hétérogénéité et à l’originalité des sociétés coloniales. Néanmoins, l’insistance du livre sur ces aspects peut minimiser les ressemblances et les continuités notables, du moins entre la Nouvelle-France et la Métropole. De la même façon, la longue énumération de faits démontrant l’incapacité des ministres mal intentionnés du gouvernement de comprendre et de plus ou moins contrôler leurs possessions d’outre-mer ne peut être contredite. Cependant, les résultats de l’auteur ne pourraient-ils pas démontrer que la difficulté de mettre en application les plans et les principes directeurs – en somme les politiques impériales – découle des grandes distances et des moyens de communication disponibles plutôt que de l’absence de directives ? Les nouvelles interprétations de l’absolutisme et de l’administration impériale britannique citées abondamment par Pritchard sont instructives à cet égard. Elles mettent en évidence, non pas la soumission des élites locales à celles de la Métropole, mais plutôt l’établissement de processus de négociation, ou même d’alliances pragmatiques, personnelles, reliées au patronage entre les deux parties ; et elles décrivent des politiques caractérisées par une organisation confuse, un empiétement de juridictions, des plans souvent contrecarrés. Toutefois, elles soulignent aussi que les hommes d’État ont été guidés par les politiques royales, sans que celles-ci déterminent cependant à elles seules leurs prises de décision.

Ce livre est de toute évidence le fruit d’une longue période de réflexion et de recherche. En raison de ses qualités – et de ses conclusions provocantes – il oblige à repenser les questions fondamentales concernant chacune des colonies et l’évolution générale de l’empire. En somme, ce livre est essentiel pour tous les historiens spécialistes des questions coloniales, de l’Europe moderne, du monde atlantique, quelque soit leur champ de recherche, et pour tous ceux qui s’intéressent aux nouvelles interprétations de l’histoire impériale française et de l’histoire impériale en général.