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Traduction : Christophe Rethore

Après de nombreuses années de travail et de réflexion consacrées à l’imbrication des valeurs libérales et de la société québécoise, Jean-Marie Fecteau publie un ouvrage théorique majeur sur la montée en puissance des institutions régulatrices au Canada français de 1815 à 1930. Si certaines parties recoupent quelque peu l’étude du même auteur parue en 1989, Un nouvel ordre des choses, cette nouvelle monographie prolonge la période d’étude au-delà de 1840. Grâce à l’envergure diachronique de cette recherche, en explorant intensivement les discours législatifs rédigés lors de la création et de l’évolution des politiques relatives aux prisons, aux oeuvres de bienfaisance et aux institutions réformatrices, l’auteur parvient efficacement à distinguer trois périodes de mise en place de la réglementation étatique. Entre 1680 et 1815, Fecteau postule que les monarchies de l’Ancien Régime ont établi une vision communautaire de l’ordre social qui, en général, supprimait la notion d’individu. La période qui va de 1815 à 1830 est, selon l’auteur, marquée par une critique sociale-démocrate plus forte des pratiques sociales qui tendaient potentiellement vers une vision égalitaire des relations sociales. C’est ce supposé moment perdu de libéralisme radical qui forme le repère implicite de l’analyse de la société québécoise proposée par Fecteau. Et c’est grâce à cette analyse que La liberté du pauvre devient à la fois un traité philosophique ou une réflexion idéologique sur les déficiences du Québec contemporain et une recherche historique empirique. Entre 1830 et 1870, selon Fecteau, s’installe l’hégémonie croissante d’un libéralisme bourgeois coercitif basé sur une dichotomie profonde entre le public et le privé, ce qui a conduit à l’abdication de nombreuses fonctions de l’État au profit d’associations bénévoles, surtout l’Église catholique romaine. Dans le discours libéral, l’État s’arroge en toute légitimité le rôle d’arbitre social ultime. Cependant, Fecteau voit dans le régime libéral particulier qui a dominé le Québec de 1830 à 1870 un défaut, dans la mesure où ce régime a mis en place une vision de l’État qui présidait « seul à la mise en place des conditions nécessaires à l’expression de l’initiative privée » (p. 80). Selon lui, la véritable crise du libéralisme arrive entre 1870 et 1930, quand les nouvelles mouvances internationales de ce courant ont pavé la voie à une intervention étatique plus forte. Au Québec toutefois, et c’est là que la contribution de Fecteau est la plus importante, l’Église catholique, même si elle est ouverte à ces nouvelles formulations d’État expansionniste, fait délibérément l’impasse sur la remise en question du vieux paradigme libéral qui mettait l’accent sur l’auto-assistance individuelle, ce qui a assuré le maintien de la notion de charité privée.

En présentant une telle vue d’ensemble de l’intersection entre institutions régulatrices étatiques et bénévoles, Fecteau améliore grandement notre compréhension des discours et des débats sur les questions de pauvreté et de déviance de l’époque victorienne. Le point suivant est d’une importance toute particulière, surtout dans la discussion sur l’émergence des écoles de réforme pour les délinquants juvéniles : il s’agit de l’attention nouvellement portée à la question de l’âge en tant que facteur déterminant qui peut être qualifié de pauvre méritant et de pauvre non méritant. Cependant, on pourrait avancer que, dans son analyse d’une conception de la criminalité et de la déviance davantage centrée sur l’enfant, Fecteau aurait pu insister sur les fondements religieux de ces attitudes, surtout lorsqu’elles émergent du protestantisme. Cette religion ne reçoit d’ailleurs qu’une attention sommaire, en raison de l’hypothèse très forte selon laquelle le catholicisme est la religion quasi exclusive au Québec, alors que tout au long du xixe siècle il y a une minorité protestante importante de 20 %. Encore plus évidente est l’omission du facteur de genre, alors que celui-ci était déterminant dans les décisions d’éligibilité à la charité à cette époque. En outre, le silence quasi total autour de l’élément anglais dans le discours émergent sur la régulation est un des problèmes les plus fondamentaux dans son interprétation du libéralisme. Bien qu’elle révèle une connaissance approfondie de l’historiographie française des prisons, asiles, hôpitaux et maisons de refuge, l’analyse sur le libéralisme, et surtout sur sa prédisposition naturelle à l’égard des associations bénévoles, aurait pu bénéficier d’une étude plus poussée de l’historiographie britannique et canadienne-anglaise dans ce domaine. Par exemple, les chercheurs qui sont familiers avec la thèse révisionniste de Boyd Hilton, dans le cadre des débats entre économie politique évangéliste et classique, pourraient postuler l’existence de plusieurs discours « libéraux » concurrents à tout moment. Ces chercheurs mettraient ainsi en évidence la contribution des dénominations protestantes issues de la mouvance principale, même si celles-ci étaient moins nombreuses au Québec. Parce que le concept d’État idéal chez Fecteau est dérivé de la république social-démocrate de Rousseau, l’auteur suppose à son tour que l’État, quelle qu’en soit la définition, est un État français, ignorant du même coup un fait historique crucial : après 1760, le Québec devient une colonie anglaise et ses institutions sont importées d’Angleterre. Parallèlement aux oeuvres de bienfaisance de l’Église catholique romaine qui étaient gérées par des bienfaiteurs francophones, la plupart des institutions caritatives étudiées par Fecteau sont anglo-protestantes. De fait, comme Michael Gauvreau et moi l’avons souligné, ces dernières occupent une place prépondérante, surtout à Montréal, entre 1870 et 1930, l’époque précise qui, selon Fecteau, est empreinte d’une futilité libérale, qu’il attribue à l’Église catholique romaine.

Évidemment, Fecteau, en toute conscience, choisit une optique institutionnelle « française », plutôt qu’« anglaise », car ce point de vue s’inscrit dans une démarche plus globale qui consiste à élaborer les racines historiques de l’exceptionnalisme québécois. En substance, sa conclusion est la suivante : le modèle unique de croissance institutionnelle au Québec et la forme précise du libéralisme implanté dans cette province ont été définis par la présence formidable de l’Église catholique romaine. Il est important de noter que Fecteau ne tombe pas dans la pratique facile qui consiste à voir le catholicisme romain comme simplement antimoderne. En fait, l’une des contributions essentielles de cet ouvrage est de replacer l’Église au centre d’une forme particulière d’économie caritative libérale. Par contre, moins originale est la diatribe de Fecteau contre la position qui présente le catholicisme comme barrière à l’émergence d’une idée républicaine nationale commune de citoyenneté (p. 345).

M’étant moi-même intéressée de très près à la relation Église/État dans la formulation des politiques libérales en matière de bien-être social au Canada anglais, je ne peux adhérer à l’unicité des institutions caritatives du Québec ou des principes d’économie politique qu’elles expriment, juste parce qu’elles étaient presque complètement subordonnées à la gouvernance de l’Église. Le mode de réglementation libérale décrit par Fecteau qui émerge au Québec entre 1870 et 1930 a eu son équivalent exact au Canada anglais, où les Églises protestantes ont non seulement fondé et contrôlé une grande variété d’institutions caritatives et pénales, mais aussi eu un rôle dominant dans la structuration de la sociologie et du travail social jusqu’aux années 1930. En fait, c’était la dominance des mouvements réformateurs menés par l’Église qui a façonné l’État résiduel qui constitue l’héritage libéral.

La liberté du pauvre est un accomplissement monumental. Traité philosophique et monographie historique, l’ouvrage abonde en formulations théoriques de grande envergure et en analyses détaillées qui, non seulement retiendront l’attention, mais aussi provoqueront des réflexions chez les futures générations d’étudiants qui voudront tester les conclusions de Fecteau. Fondamentalement, ce livre est important, car l’auteur parvient à nous offrir une étude de la société libérale plus sophistiquée que celles proposées par les chercheurs en économie politique. En élaborant une problématique si ambitieuse, La liberté du pauvre saura stimuler maints débats critiques sur les fondations de l’État libéral.