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Introduction

Au lendemain de la Grande Guerre, les efforts pour accroître la capacité d’accueil des hôpitaux québécois sont considérables. La mission de l’hôpital moderne, estime-t-on de plus en plus, réside dans l’offre de soins professionnels à l’ensemble de la population, plutôt que dans la prise en charge des miséreux uniquement. Les malades les plus démunis y accèdent grâce à la participation financière de l’État introduite en 1921 avec la loi de l’Assistance publique. Les autres patients doivent payer. Cette stratégie de financement, fondée sur la facturation aux patients et sur l’apport en deniers publics, montre bien vite ses limites lorsque, dans la tourmente de la Grande Crise, la capacité de payer des patients s’effondre et le recours à l’Assistance publique prend des proportions inquiétantes.

S’ensuit une période de réflexion et de mise en oeuvre d’une nouvelle politique de financement qui, misant sur l’assurance privée, promet de généraliser l’accès aux soins et d’assurer à l’hôpital des revenus satisfaisants, sans pour autant verser dans la « socialisation » de la médecine et de l’hôpital. Trois grands défis attendent toutefois les tenants de l’assurance hospitalisation privée : résoudre les problèmes de financement des activités hospitalières, mettre au point des polices d’assurances accessibles aux bourses les plus modestes et, enfin, concevoir des régimes à protection plus étendue, englobant non seulement les déboursés pour séjours hospitaliers mais aussi les frais médicaux. La diffusion des régimes privés d’assurance maladie, croyait-on, allait stimuler la croissance du marché des soins hospitaliers et, avec elle, alléger le fardeau financier de l’offre des soins.

Tels sont les principaux points d’ancrage de notre étude qui met à contribution des sources à ce jour inexploitées[2]. L’analyse combinée de l’évolution des finances hospitalières et du déploiement de l’offre d’assurance maladie privée, croyons-nous, permet de démonter les mécanismes ayant conduit le monde hospitalier québécois à s’interroger sur les projets d’étatisation au début des années 1940, à les rejeter puis, vers la fin des années 1950, à y adhérer. Nous entendons ici dresser un bilan de la vingtaine d’années au cours desquelles le Québec a expérimenté un régime d’hospitalisation largement inspiré, on le verra, du modèle américain. Nous montrerons que si l’expérience a repoussé d’une vingtaine d’années l’adoption de l’assurance d’État, elle n’en fut pas moins un échec, et que cet échec a finalement balayé les réticences antérieures de beaucoup d’acteurs dans le monde hospitalier face à l’intervention étatique. Ce texte, rédigé dans le prolongement d’un premier article consacré à l’assurance maladie[3], repose sur une lecture de l’histoire de l’hôpital québécois de 1939 à 1961 sous un éclairage particulier, celui du développement du marché des soins et, pourrait-on dire, de son éclatement en l’absence de mécanismes régulateurs adéquats.

Le monde hospitalier québécois d’après-guerre demeure mal connu. En ce domaine comme en bien d’autres, on s’en est longtemps tenu à l’analyse des idéologies à l’aune de l’étatisation amorcée durant les années 1960. Aussi n’est-il pas étonnant qu’on en ait souvent retenu l’image d’un régime sclérosé, anachronique et dysfonctionnel en regard d’une mouvance occidentale d’ores et déjà engagée dans la mise en place de l’État-providence[4]. Cette position historiographique, qui entretient des liens évidents avec la conception particulariste de la société québécoise, s’alimentait à quelques idées-forces que l’on peut schématiser de la manière suivante. En matière de politique sociale, le Québec accumulerait des retards dans l’après-guerre en raison du conservatisme du gouvernement provincial et de la résistance offerte par une Église catholique postée à la tête des établissements de santé et d’assistance sociale, recevant l’appui des élites traditionnelles francophones et, parfois, d’un corps médical soucieux de préserver ses acquis. Dans un tel contexte, les pressions en faveur de la réforme du système de soins de santé viennent le plus souvent d’Ottawa et, sous couvert de préserver l’autonomie provinciale, Québec n’y adhère pas, retardant d’autant la modernisation de son propre régime hospitalier.

Dans les années 1990, plusieurs chercheurs ont pris le contrepied de cette interprétation en faisant ressortir que, de la fin du xixe siècle à 1960, l’hôpital québécois avait suivi le même mouvement de modernisation qu’ailleurs, que des congrégations religieuses avaient appuyé ce mouvement, que les interventions de l’État avaient été sous-estimées[5], et que la dualité entre établissements religieux francophones et laïcs anglophones était bien moins nette qu’on avait pu le laisser entendre[6]. Mais encore là, entre la particularité et la conformité de l’évolution du système hospitalier québécois à l’égard des tendances nord-américaines, c’est toujours d’un même paradigme dont il s’agit. Or, ce questionnement, s’il a donné lieu à des travaux de recherche fructueux, laisse en plan des éléments essentiels à une réelle compréhension des ressorts internes du régime hospitalier d’après-guerre. Parce qu’il attire l’attention surtout sur les rapports Église-État et gouvernements provincial-fédéral, il occulte le rôle, parfois déterminant, d’autres forces sociales, comme les assureurs et le patronat, dans les affaires de santé.

À quelques exceptions près[7], les historiens se sont montrés peu sensibles au fait qu’avant les années 1960, la majeure partie des soins étaient offerts à des patients qui en défrayaient les coûts. Or, nous estimons que la viabilité du régime en vigueur repose essentiellement sur cet apport en revenus. À cet égard, le Québec ne se particularise guère puisqu’il en va de même dans la plupart des provinces canadiennes et aux États-Unis. Le développement de l’hôpital général public est abandonné, en bonne partie, au libre jeu des forces du marché. Traitée de façon secondaire dans des travaux préoccupés surtout par les soins aux démunis, cette dimension de la réalité hospitalière est au centre de notre approche, inspirée en cela par certains travaux américains et canadiens[8]. Le système hospitalier québécois n’est pas qu’affaire de religieuses, de philanthropes et de médecins dévoués, il vend aussi — et surtout, verra-t-on — des services.

Si, en temps de prospérité économique, la vente de services privés assurait une part substantielle du financement des hôpitaux généraux, la Crise avait souligné à larges traits les effets pervers de la dépendance à l’égard du marché. Or, la médecine hospitalière commandait des coûts croissants. En l’absence de mécanismes assurantiels répartissant la couverture des risques de maladie sur de grandes populations et facilitant ainsi le paiement des soins, le marché convoité des patients payants allait indubitablement se cantonner aux milieux bien nantis. Comment rendre les soins accessibles à la majorité de la population, ni riche ni totalement démunie ? Si la question n’est pas complètement nouvelle, elle change de perspective dans les années 1930-1940, l’idée s’étant répandue partout en Occident que tous, indépendamment de leur condition sociale, ont droit aux soins hospitaliers.

Pour parvenir à cette fin, plusieurs mesures sont envisagées, puis expérimentées. En Europe, on s’oriente précocement vers une gestion keynésienne de l’assurance maladie où cette dernière se trouve intégrée aux grands systèmes étatiques de sécurité sociale. Bien que les régimes nationaux y soient fortement différenciés, les réformes vont toutes dans le sens d’une amélioration des prestations et d’une extension de la couverture publique[9]. Aux États-Unis, l’idée d’un régime d’État gagnera momentanément des adeptes, avant d’être écartée définitivement par Blue Cross of America vers la fin des années 1930 : une formule d’assurance privée sans but lucratif cautionnée par la puissante American Medical Association. Les succès du mouvement « Blue Cross » dans les grandes villes états-uniennes de même que les divers modèles européens trouvent des échos partout au Canada à cette époque et, sur un fond de conflit de compétence entre le gouvernement fédéral et les provinces[10], ils vont y colorer tout le débat autour de l’accès aux soins hospitaliers.

Le Québec n’est pas en reste. Au début de la Seconde Guerre mondiale, le patronat de la grande entreprise, les médecins et les directions hospitalières se mettent à la tête d’une organisation similaire à Blue Cross avec l’intention de mettre en échec la tentation, bien présente, d’étatiser l’assurance hospitalisation. Les compagnies d’assurances commerciales emboîtent vite le pas et s’engagent massivement dans le marché de l’assurance maladie.

Le début des années 1950 apparaît comme un tournant dans l’évolution d’après-guerre, aussi l’article est-il subdivisé en deux grandes parties chronologiques. La première s’amorce avec la relance économique au début de la guerre pour se terminer en 1952. Le mouvement en faveur de l’assurance volontaire connaît alors une rapide expansion et parvient à convaincre les principaux acteurs du monde sociosanitaire que les régimes privés demeurent les plus adéquats pour favoriser l’accès populaire aux soins hospitaliers. La seconde partie, qui couvre les années 1952-1961, analyse le retournement de situation qui va se produire avant l’entrée en vigueur de la Loi de l’assurance hospitalisation.

Le marché de l’assurance comme voie d’accès à l’hôpital

Au sortir des années 1930, il est acquis pour tous que, sans système d’assurance adéquat, la résolution des problèmes financiers des hôpitaux et, avec elle, le développement de la médecine hospitalière sont voués à l’échec. Autour de ce constat, plusieurs points de vue se dessinent et s’opposent, en même temps que de nouvelles initiatives sont déployées en vue de résoudre ces problèmes. Le lancement des opérations de la Croix Bleue, en 1942, constitue un moment décisif dans la formation du marché de l’assurance maladie qui va connaître dès lors un essor appréciable, examiné ici après un rappel des tenants et aboutissants du débat public sur l’assurance hospitalisation.

Les promesses de l’assurance maladie privée

Lors de l’entrée en vigueur de la Loi de l’Assistance publique en 1921, les médecins et les dirigeants d’hôpitaux estimaient que l’accroissement du nombre des patients payants et les entrées de fonds publics pour le traitement des indigents allaient permettre à l’hôpital d’exercer pleinement sa mission curative. Toute cette stratégie de financement des activités hospitalières s’effondra durant la Grande Crise : les premiers furent apparemment nombreux à ne pouvoir acquitter la facture d’hôpital, tandis que l’affluence des seconds ne tarda pas à grever les budgets des municipalités et du gouvernement prévus à cette fin. Le problème prenait d’autant plus d’acuité qu’il était consécutif à des efforts soutenus en vue d’attirer vers l’hôpital ces patients payants, en faisant miroiter les bienfaits thérapeutiques et les équipements scientifiques de la médecine moderne[11]. Que faire dans un pareil contexte ? Deux grands mouvements d’opinions se dessinent à l’approche de la Seconde Guerre mondiale.

Le débat sur l’assurance hospitalisation

Le premier de ces mouvements affirme avec de plus en plus de netteté cette idée que, non seulement l’assurance obligatoire est une condition inéluctable de la résolution des problèmes financiers des hôpitaux, mais que tous, indépendamment des niveaux de fortune, doivent avoir accès aux soins médicaux et hospitaliers. Si la Commission Montpetit, chargée d’étudier l’offre de protection sociale au Québec, avait discuté dès 1933 le principe de l’assurance hospitalisation obligatoire et l’hypothèse d’un rôle plus structurant de l’État en cette matière, il reste qu’elle avait quand même préféré la formule de l’assurance volontaire[12]. La détérioration rapide de la situation et le gain en influence, au Québec comme au Canada, des thèses d’inspiration keynésienne en matière de sécurité sociale vont fournir des arguments additionnels aux partisans d’un projet d’assurance maladie d’État incluant l’hospitalisation. Dans sa forme la plus articulée, cette idée est avancée par des intellectuels, par le mouvement ouvrier organisé et par des organisations progressistes comme le Montreal Group for the Security of the People’s Health par exemple[13]. Elle circule également chez de hauts fonctionnaires des administrations d’État et des politiciens. À Ottawa, on en discute à l’occasion des travaux de la Commission royale d’enquête sur les relations entre le Dominion et les provinces de 1937 (Rowell-Sirois) qui pose tout le problème du partage des pouvoirs entre les gouvernements fédéral et provinciaux en matière de soins de santé. La vigueur des pressions publiques ainsi que les efforts du ministre Ian Mackenzie et de ses hauts fonctionnaires amènent le gouvernement King, durant la guerre, à envisager sérieusement l’idée d’un régime public d’assurance maladie. À Québec, la Commission provinciale d’enquête sur les hôpitaux (Lessard), créée par le gouvernement Godbout, recommande, en 1943, l’adoption « d’un système d’assurance maladie généralisée, comportant une contribution tripartite de l’État, de l’employeur et de l’employé[14] ».

Les détracteurs de ce projet ne manquent pas. Ils donnent corps à une coalition hétéroclite, où se côtoient des groupes et des organisations aux intérêts disparates, parfois discordants, qui se rejoignent toutefois sur un point fondamental : éviter que s’installe ici un monopole d’État en matière d’assurance maladie. Pour les grandes organisations médicales, comme le Collège des médecins et chirurgiens du Québec et la Canadian Medical Association, l’assurance hospitalisation d’État ouvre la porte à un pareil scénario, dont les conséquences les plus redoutées sont l’introduction de mesures de contrôle étatique sur la pratique médicale, le bris du secret professionnel et le déclin de l’initiative individuelle. Même appréhension chez les dirigeants d’hôpitaux qui craignent la centralisation de la gestion hospitalière, un resserrement des inspections gouvernementales, voire l’étatisation éventuelle de la propriété des hôpitaux. Ces craintes sont partagées tant par les associations catholiques d’hôpitaux que par le Montreal Hospitals Council, où figurent nombre d’établissements anglophones. À ces récriminations autonomistes s’entremêlent les griefs à l’égard des déficiences de l’Assistance publique, les arguments d’intellectuels nationalistes convaincus que le Québec y sacrifierait ses valeurs fondamentales et les questions relatives au partage constitutionnel des pouvoirs dans le champ de la santé. Bref, l’idée d’un régime d’État suscite la réprobation des acteurs les plus puissants du monde hospitalier et donne lieu à un débat épineux sur la place publique[15]. Si les principes d’assurance obligatoire et d’accès universel parviennent malgré tout à faire leur chemin chez les pourfendeurs de la solution étatique, on en parle ici dans un sens très différent, soit celui d’un « plan […] régi par des sociétés privées[16] ».

Toutes ces doléances libérales trouvent une oreille très attentive chez les grands patrons d’entreprises et, à l’évidence, chez les assureurs privés. Les premiers s’accommodent plutôt bien d’une situation où, devant des hôpitaux en quête de patients payants, ils parviennent à négocier localement des ententes avantageuses pour les soins de leur personnel[17]. À Montréal, ils dirigent les grandes fondations philanthropiques, figurent parmi les plus généreux donateurs aux hôpitaux et parmi leurs administrateurs. Cet engagement des grands patrons dans les affaires hospitalières cadre avantageusement avec la gestion paternaliste des relations de travail, encore largement répandue, sans compter qu’il vient conforter leur capital de reconnaissance symbolique et sociale dans les communautés où évoluent leurs entreprises. Ce qu’ils redoutent le plus, c’est l’éventualité de devoir contribuer à une caisse d’État sur laquelle ils n’ont aucun contrôle, et ce, pour les besoins d’hospitalisation de l’ensemble de la population. Quant aux compagnies d’assurances, il va sans dire qu’elles n’ont pas intérêt à ce que l’État vienne fixer les règles du jeu dans le marché de la protection contre la maladie ou, pire, qu’il se fasse lui-même assureur. Mais la position des assureurs comme des patrons est difficilement tenable devant l’urgence de régler la situation financière des hôpitaux, la suspicion populaire à l’égard de leurs motivations et l’incapacité de l’industrie de l’assurance à résoudre le problème de l’accès à l’hôpital. Pour sortir de cette impasse, il faut revoir les façons de faire de cette industrie en concevant un prototype nouveau d’assurance hospitalisation.

La réorganisation de l’industrie de l’assurance maladie

Cette alternative à l’assurance d’État, comme nous l’avons montré ailleurs[18], sera concoctée à l’abri des grands débats publics par une poignée d’hommes d’affaires anglophones regroupés au sein de l’influent Montreal Board of Trade. Elle sera directement importée des grandes villes américaines où se répandent des sociétés d’assurances d’un nouveau genre appelées « Hospital Service Association ». Le propre de ces sociétés, qui se présentent sous les traits de l’association sans but lucratif[19], est d’offrir aux salariés une couverture pour les frais d’hospitalisation qui soit à la fois familiale et relativement accessible. Grâce à la collaboration des employeurs (pour la retenue des cotisations à la source), à des ententes cadres avec les hôpitaux (pour le remboursement des frais de séjour) et à l’absence d’examen médical à l’admission, tout ce système paraît en mesure de maintenir au minimum ses frais d’exploitation et, par ricochet, les coûts d’adhésion à l’assurance. La réussite de l’entreprise réside dans le recrutement massif de salariés ainsi que dans la mobilisation de la grande entreprise, du corps médical et des directions hospitalières. Le succès de la formule aux États-Unis convainc les hommes d’affaires montréalais, dès 1936, de l’intérêt d’établir une semblable société à Montréal[20]. En 1942, toutes les conditions sont finalement réunies. Une conjoncture économique favorable, l’affiliation des gros hôpitaux montréalais, l’appui des principales organisations médicales ainsi que le patronage de grands capitalistes persuadent le Surintendant des assurances de donner son aval au projet d’incorporation privée de l’Association d’hospitalisation du Québec (aussi appelée Quebec Hospital Service Association ou Croix Bleue), malgré la présence d’irritants majeurs identifiés par des fonctionnaires du ministère de la Santé[21].

Figure 1

La direction de la Croix Bleue au Québec en 1942-1943

La direction de la Croix Bleue au Québec en 1942-1943
Sources : Association d’hospitalisation du Québec, Rapport annuel pour l’année finissant le 30 juin 1943, BAnQ-Q, Fonds du MCCIF/E-12.

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L’organisation, le mode de fonctionnement et la stratégie d’implantation de la jeune société furent calqués intégralement sur le modèle de Blue Cross of America. Pour assurer sa direction générale, on embaucha d’ailleurs E. Duncan Millican, un Américain ayant fait ses premières armes au sein d’une société similaire dans le Nord-Est des États-Unis. Les patrons de grandes firmes capitalistes furent associés à la direction de la société (figure 1)[22]. En retour, ils fournirent le capital de départ, en plus de jouer un rôle très actif dans la sollicitation de compagnies participantes et la promotion du plan d’assurance auprès de leurs employés. Ils l’ont vraisemblablement fait avec beaucoup de zèle, puisqu’en 1943, le plan était déjà offert aux employés d’une centaine de très grosses industries anglo-canadiennes, de grandes banques à charte et même de compagnies d’assurances[23]. Deux ans plus tard, le mouvement effectuait une percée significative dans la fonction publique[24]. Pour les patrons d’entreprises et les employeurs en général, la formule de la Croix Bleue comportait un important avantage : celui de les laisser libres de contribuer ou non aux cotisations des employés. La seconde option sera apparemment retenue par plusieurs d’entre eux[25], malgré des encouragements de la société d’assurance les invitant à y prendre part[26].

Avec de pareils appuis, il n’est pas étonnant que la progression de la Croix Bleue ait été si foudroyante. Avant même d’avoir obtenu son permis du surintendant des assurances, elle rejoignait déjà 71 groupes d’employés comptant 5000 souscripteurs[27]. Plusieurs hôpitaux qui n’appréciaient pas la clause d’exclusivité[28] des contrats d’affiliation se joignirent tout de même au mouvement devant la perspective d’un accroissement de leurs clientèles payantes. Après s’être concentré sur le marché hospitalier montréalais, le mouvement déborda rapidement vers les autres régions (voir carte). À la fin de la guerre, la Croix Bleue ralliait quatre hôpitaux généraux sur dix au Québec. Mais avec près de 80 % des lits réservés aux patients, ces établissements étaient de loin les plus importants. Le nombre de participants (en incluant cette fois-ci les dépendants des souscripteurs couverts par les plans) connut une progression tout aussi spectaculaire : 18 000 en 1943, 142 000 en 1946, puis près de 650 000 en 1952.

Carte 1

Hôpitaux généraux affiliés à la Croix Bleue en 1959 (nombre de lits regroupés par localité excluant Québec et l’île de Montréal)

Hôpitaux généraux affiliés à la Croix Bleue en 1959 (nombre de lits regroupés par localité excluant Québec et l’île de Montréal)
Sources : Quebec Hospital Service Association, Rapports annuels (ANQ, Fonds du MCCIF / E-12 ); Conférence catholique canadienne, Département d'action sociale, Les hôpitaux dans la province de Québec, Ottawa, 1961; Québec (Province), ministère de la Santé, Dix-septième rapport annuel du ministère d e la Santé pour 1960.

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Partie de rien en 1942, la Croix Bleue s’est imposée en moins de dix ans comme le plus important fournisseur d’assurance maladie au Québec. En 1950, elle récoltait plus du tiers de la valeur des primes souscrites par les Québécois en matière de protection contre la maladie, loin devant des compagnies de la stature de Metropolitan Life, Continental Casualty et Great-West Life. En 1946, elle ajouta à son régime d’assurance hospitalisation une protection à l’égard des frais médicaux et chirurgicaux. Elle caressait même le projet d’un plan moins dispendieux à l’intention des usagers des salles publiques des hôpitaux et d’une police couvrant les frais de visite au cabinet du médecin. Bref, les dirigeants de la Croix Bleue entretenaient des desseins ambitieux : « By extending our service, avançait son directeur général, we would then to be in a position to reach all employed persons in the province of Quebec[29]. »

La percée de la Croix Bleue, conjuguée à la vigueur de la reprise économique, eut des retombées positives sur l’ensemble des compagnies transigeant de l’assurance maladie, laquelle généra les revenus dont le rythme de croissance fut le plus élevé dans l’industrie de l’assurance de l’époque. Inspirées par le succès de la société montréalaise, la plupart de ces compagnies redéfinissent leurs manières de faire au cours de la guerre, faisant du contrat collectif la pierre angulaire de leur recrutement. Entre 1942 et 1952, les sommes déboursées par les Québécois aux compagnies d’assurances pour couvrir les frais de maladie sont multipliées par dix, passant de 3,5 à 33,5 millions de dollars (figure 2). On parle donc ici d’un commerce en pleine effervescence auquel s’adonnent un nombre grandissant de sociétés commerciales : de 86 compagnies en 1940 à 121 en 1950, établies pour la plupart à l’extérieur du Québec (près de neuf entreprises sur dix en 1950). La faiblesse de l’industrie locale de l’assurance maladie incite les animateurs de milieux nationalistes et coopératifs de Québec à fonder, en 1944, les Services de santé du Québec (SSQ). Si l’offre de services de la SSQ est relativement semblable à celle de la Croix Bleue, sa principale rivale, elle s’en distingue très nettement par son orientation (catholicisme social et nationalisme canadien-français), par le profil de sa clientèle et par ses réseaux d’alliances[30].

Ce déploiement spectaculaire de l’assurance volontaire a sans aucun doute pesé lourdement sur l’issue du débat public concernant l’assurance hospitalisation durant la guerre. Une relance de l’emploi, des contrats exclusifs paraphés avec les directions hospitalières et une généralisation des assurances collectives expliquent dans une large mesure son succès. La liberté du patron, la marge de manoeuvre de l’hôpital et le libre exercice de la médecine étaient ainsi préservés. Le malade, estimait-on, y trouvait son compte, puisqu’il n’allait pas devoir traiter avec « un médecin fonctionnaire devenu routinier et médiocre[31] ». La démocratisation de l’accès aux soins par les mécanismes du marché, croyait-on, allait par ailleurs résoudre l’épineuse question du financement de la médecine hospitalière libérale.

Figure 2

Primes d’assurance contre la maladie et les accidents souscrites par les sociétés d’assurances, Québec, 1939-1952 (millions de dollars courants)

Primes d’assurance contre la maladie et les accidents souscrites par les sociétés d’assurances, Québec, 1939-1952 (millions de dollars courants)
Sources : Rapports annuels du Surintendant des assurances du Québec, années concernées.

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Un redressement des finances hospitalières

Dans quelle mesure la réorganisation de l’industrie de l’assurance maladie va-t-elle se répercuter sur les finances hospitalières ? On se souviendra que, pour les hôpitaux comme pour la population, les années de la Crise ont été particulièrement dures sur le plan financier, les sommes perçues auprès des patients subissant un recul majeur et les recours à l’Assistance publique affluant[32]. Les dépenses gouvernementales à ce chapitre s’accroissent brusquement. Les informations éparses dont nous disposons laissent clairement entendre que dans de nombreux établissements, les revenus de l’Assistance publique occupent la première place durant cette période difficile : pour un temps, le marché de soins privés ne soutient guère l’hôpital public. Au sortir de la Crise toutefois, il reprendra la place d’honneur dans les revenus.

Au début des années 1940 déjà, la situation financière des hôpitaux généraux publics est généralement saine. C’est du moins la conclusion d’une enquête commandée par le gouvernement provincial à l’échelle du Québec : « Ces renseignements dénotent une solide posture financière pour la plupart des hôpitaux généraux sous étude[33]. » Pour les hôpitaux francophones, cette conclusion est corroborée à partir de 1944 par les données du Bureau fédéral de la statistique, de même que par l’examen que nous avons fait des finances de sept établissements[34].

Le redressement des finances hospitalières durant la Seconde Guerre mondiale est lié à une évolution favorable de la capacité de payer des patients. Contrastant avec le haut niveau de chômage des années 1930, l’effort de guerre redresse le marché de l’emploi, de sorte qu’une proportion plus élevée de la population peut se payer une hospitalisation. D’après les statistiques hospitalières publiées annuellement par le gouvernement fédéral, la part des revenus provenant des patients (ou de leurs assureurs, cela n’est pas précisé) atteint environ 65 % en 1944. Par la suite, elle continue d’évoluer à la hausse pour atteindre les 75 % en 1951. Concurremment, la proportion des revenus provenant du gouvernement et des municipalités, de même que des autres sources, tend à s’abaisser.

L’assainissement des finances hospitalières semble donc donner raison à ces hommes d’affaires, médecins et dirigeants d’hôpitaux ligués derrière les régimes privés d’assurance. En prenant à témoin la progression rapide de ces régimes, on pouvait estimer qu’une portion grandissante de la population allait être en mesure de participer au financement de la médecine hospitalière. La justesse de ce pronostic était toutefois conditionnelle au maintien du fragile équilibre entre les tarifs des soins médicaux et hospitaliers, le niveau des revenus de la population et le coût des assurances. Quelques ombres, en outre, assombrissent le tableau. Ainsi, les dépenses des hôpitaux s’accroissent rapidement. D’après un mémoire soumis au gouvernement provincial, le coût journalier moyen de l’hospitalisation des indigents dans cinq grands hôpitaux montréalais est passé de 3,73 $ en 1938 à 10,43 $ en 1950[35]. Et si les hôpitaux religieux comme ceux de Rimouski et de Drummondville parviennent à dégager des surplus, les hôpitaux laïques de la communauté anglophone affichent des déficits. C’est le cas d’un grand hôpital comme le Montreal General Hospital, d’un hôpital de centre régional comme le Sherbrooke Hospital à partir de 1945, de même que d’un petit hôpital comme le Barrie Memorial Hospital d’Ormstown. De plus, les établissements montréalais francophones de propriété laïque sous régie religieuse connaissent les mêmes difficultés[36]. L’Hôpital Notre-Dame, par exemple, plonge dans les déficits à partir de 1946[37]. On espère que la croissance de la population assurée va se poursuivre et qu’elle aidera ces établissements à recouvrer, eux aussi, leur santé financière. Il faudra toutefois déchanter, les autres hôpitaux généraux publics emboîtant bientôt le pas aux hôpitaux d’ores et déjà déficitaires.

La crise du marché médico-hospitalier des années 1950

Au tournant des années 1950, toutes les conditions paraissent réunies pour que s’installe une économie médico-hospitalière reposant à la fois sur l’expansion du marché des soins et sur le développement des assurances privées. De fait, un redéploiement massif de l’offre de services par la construction d’établissements partout dans la province permet de soutenir une forte croissance de la consommation de soins : dans les hôpitaux généraux publics, elle double en quinze ans seulement, passant de moins de trois millions de journées d’hospitalisation en 1945 à près de six en 1960[38]. Les régimes d’assurance privée se répandent à vive allure, les finances hospitalières paraissent équilibrées, les menaces d’étatisation de l’assurance hospitalisation ont été écartées et le gouvernement Duplessis n’est pas réputé partisan des solutions étatiques.

Pour assurer la pérennité de ce système, il faut toutefois maintenir à un niveau accessible au plus grand nombre les tarifs de l’assurance maladie privée, dans un contexte où les coûts de la médecine hospitalière, eux, connaissent une véritable flambée. À cette condition seulement, les patients allaient être « payants », évitant aux hôpitaux une nouvelle crise financière. À cette condition également, pourra-t-on éviter qu’un mécontentement se fasse jour au sein d’une population confrontée à des coûts hospitaliers excédant sa capacité de payer. Pour les partisans de l’économie hospitalière privée, le défi est d’autant plus relevé que le mouvement en faveur de l’assurance hospitalisation publique prend de la vigueur dans les provinces de l’Ouest. En 1946, le gouvernement de la Saskatchewan dirigé par Tommy Douglas adopte un programme public de services hospitaliers. La Colombie-Britannique emboîte le pas deux ans plus tard, puis l’année suivante, le gouvernement albertain conçoit son propre programme (à couverture partielle).

L’échec des assureurs

Les attentes à l’égard de l’industrie de l’assurance maladie sont immenses. Si, vers la fin des années 1940, les assureurs privés intensifient leurs efforts pour joindre les salariés des moyennes et grandes entreprises, le défi s’annonce beaucoup plus relevé avec les clientèles dispersées du milieu des petites entreprises, des travailleurs indépendants, des cultivateurs, des retraités, etc. On devait donc concevoir des polices accessibles à tous. Les assureurs devaient également parvenir à mettre au point des régimes à protection plus étendue, englobant non seulement les soins offerts à l’hôpital, mais aussi les frais des visites au cabinet du médecin. On anticipait enfin des assurances privées qu’elles contribuent significativement au financement des activités hospitalières. Dans quelle mesure parvient-on à relever ces défis ? L’examen de l’activité assurantielle fournira les premiers éléments de réponses. Nous compléterons le bilan par l’analyse des finances hospitalières.

Les ressorts internes de la croissance des régimes privés[39]

D’un point de vue général d’abord, l’examen de l’évolution des régimes privés d’assurance maladie durant les années 1950 montre un marché fortement en hausse, un peu dans le prolongement des tendances apparues au cours de la décennie précédente. De tous les secteurs du vaste marché de l’assurance privée (incluant l’assurance générale), la protection contre les risques de maladie connaît la progression la plus impressionnante. Entre 1950 et 1960, la valeur globale des primes souscrites pour la maladie (incluant les indemnisations à l’égard de la perte de revenus) quintuple, passant de 20 à près de 100 millions de dollars. En 1950, chaque Québécois versait en moyenne un peu plus de 5 $ annuellement à des assureurs privés pour se protéger des risques de la maladie. En comparaison, il y consacre 18 $ en 1960. En dollars constants, les dépenses par habitant pour l’assurance maladie passent du simple au triple. C’est huit fois plus que la hausse correspondante du revenu annuel moyen. La croissance de l’industrie au cours de ces années repose dans une très large mesure sur le contrat collectif, de loin le mode d’adhésion privilégié à l’assurance maladie : 90 % du total des adhérents aux régimes offerts par les compagnies commerciales et les sociétés sans but lucratif.

Le gonflement de la valeur des primes versées en assurance maladie tient principalement à la vigueur des régimes commerciaux, lesquels drainent une part grandissante de ces revenus : de 62 à 71 % du total des primes entre 1950 et 1960. Tout porte à croire, qu’ici comme aux États-Unis, les plans de protection sociale négociés dans le cadre de conventions collectives de travail ouvrent tout un marché aux régimes commerciaux[40]. À l’inverse, le poids relatif des régimes privés sans but lucratif décline sans cesse au cours des années 1950. L’emprise de la Croix Bleue sur les affaires d’assurance maladie se relâche donc considérablement, au profit des grandes compagnies anglo-canadiennes et étrangères[41]. Ce recul des régimes sans but lucratif ressort nettement à l’examen des taux d’adhésion, lesquels plafonnent autour de 15 % de la population entre 1951 et 1960, tandis que ceux des régimes commerciaux sont portés de 12 à 30 %. Il reste que, pour l’ensemble de l’industrie de l’assurance maladie, ces taux évoluent à la hausse entre 1951 et 1960, la proportion de la population abonnée aux plans d’assurance privés passant de 24 à 41 % (figure 3).

Figures 3 et 4

Participation de la population à des régimes privés d’assurance contre les frais hospitaliers, médicaux et chirurgicaux, Québec, 1950-1961

Figure 3

Population québécoise abonnée aux régimes privés, sans but lucratif et commerciaux, 1951-1961 (% de la population)*

Population québécoise abonnée aux régimes privés, sans but lucratif et commerciaux, 1951-1961 (% de la population)*
*

Les données pour les régimes commerciaux entre 1951 et 1954 sont estimées. Elles comprennent les polices plénières et limitées. Les abonnements à plus d’un régime sont considérés.

Sources : Surintendant des assurances du Québec, Rapports annuels ; ministère de la Santé nationale et du Bien-être social, Mémoires sur l’assurance facultative, nos 4 et 17.

Figure 4

Proportion des participants aux régimes privés bénificiant d’une protection complète, Québec, Ontario et Canada, 1955-1961 (% des abonnées)

Proportion des participants aux régimes privés bénificiant d’une protection complète, Québec, Ontario et Canada, 1955-1961 (% des abonnées)
Sources : Surintendant des assurances du Québec, Rapports annuels ; ministère de la Santé nationale et du Bien-être social, Mémoires sur l’assurance facultative, nos 4 et 17.

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Si les affaires d’assurance progressent à un rythme indéniable, plusieurs ombres viennent en assombrir les retombées. La population québécoise des années 1950 compte parmi les moins bien assurées au Canada au chapitre des frais hospitaliers, médicaux et chirurgicaux : les chiffres montrent ainsi un écart de 16 % avec l’Ontario en 1955, de 19 % en 1960 (figure 4). Et encore, ces écarts masquent l’essentiel : non seulement, les Québécois s’assurent-ils dans une moindre proportion, mais ils le font davantage qu’ailleurs au Canada dans des régimes d’indemnisation partielle plutôt que dans des régimes pléniers[42]. Au Québec, un assuré sur dix bénéficie d’une protection entière ; cette proportion approche 70 % en Ontario et au Canada (figure 4). À quoi attribuer ces écarts ? Écartons tout de suite l’hypothèse d’une résistance plus grande au Québec qu’ailleurs au Canada à l’assurance privée. En 1951, le Québec figurait en tête de peloton au chapitre de l’adhésion aux régimes sans but lucratif avec 14 % de la population abonnée en comparaison de 9 % pour l’Ontario. En 1960, ces taux d’adhésion avaient à peine bougé au Québec, pendant qu’ils étaient passés à 34 % en Ontario. Nous tenons une première clé d’explication : à défaut d’ententes avec les organisations médicales et les directions hospitalières au cours des années 1950, les assureurs ont échoué dans leurs tentatives de mettre au point des régimes pléniers au Québec. La conclusion de pareils accords était incontournable pour établir une protection entière. Ajoutons à cela que l’industrie de l’assurance, contrairement à ce qu’elle fit en Ontario, n’est jamais parvenue à offrir au Québec une solution pour couvrir adéquatement et à peu de frais les populations évoluant à l’extérieur des cadres de la moyenne et de la grande entreprise : agriculteurs, salariés des petites entreprises, retraités, etc. On peut ainsi comprendre que l’offre d’assurances au Québec ait paru moins alléchante, freinant d’autant l’adhésion des populations.

Avec l’adhésion d’à peine 40 % de la population et un développement anémique des régimes pléniers, les zélateurs de l’industrie de l’assurance ont été de surcroît incapables de conjurer la hausse des coûts des plans, mettant ainsi en péril leur accessibilité aux budgets modestes. Entre 1955 et 1960, le coût moyen de la prime par participant aux régimes d’assurance maladie est majoré de 47 % (en dollars constants), pendant que le revenu moyen par habitant ne s’accroît que de 15 % (figure 5). Dans les années 1950, l’assurance maladie privée évolue en regard de deux logiques : elle exerce une ponction grandissante sur les revenus des ménages, tandis que l’offre se diversifie en ce qui concerne l’étendue de la protection. Il faut voir là une réponse de l’industrie de l’assurance à la flambée des coûts de la médecine hospitalière, mais aussi une différenciation sociale de l’offre en regard de la capacité de payer des clients. Le phénomène s’observe tant dans les régimes commerciaux que dans les régimes sans but lucratif. Bref, il en coûte de plus en plus cher pour se protéger des risques de maladie.

Figures 5 et 6

Déboursés aux régimes privés d’assurance maladie, Québec, 1950-1961

Figure 5

Coût réel par abonné, selon les types de régime, Québec, 1955-1961 (dollars constants)*

Coût réel par abonné, selon les types de régime, Québec, 1955-1961 (dollars constants)*
*

Les primes payées pour les indemnisations des revenus sont considérées. Les pourcentages du revenu annuel moyen sont établis sur la base des dollars constants.

Sources : Surintendant des assurances du Québec, Rapports annuels ; ministère de la Santé nationale et du Bien-être social, Mémoires sur l’assurance facultative, nos 4 et 17.

Figure 6

Dépenses en assurance maladie privée par habitant, Québec, 1950-1960 (dollars et % revenu annuel moyen par habitant)

Dépenses en assurance maladie privée par habitant, Québec, 1950-1960 (dollars et % revenu annuel moyen par habitant)
Sources : Surintendant des assurances du Québec, Rapports annuels ; ministère de la Santé nationale et du Bien-être social, Mémoires sur l’assurance facultative, nos 4 et 17.

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Résumons-nous. En une vingtaine d’années, le commerce de l’assurance maladie a engendré la formation d’un marché imposant. La croissance particulièrement vive de ce marché gomme cependant la réalité d’un accès aux soins de santé à la fois limité par une hausse généralisée des tarifs de l’assurance et tendant très nettement à se moduler en fonction de la capacité de payer des clientèles. Elle occulte par ailleurs des disparités grandissantes entre le Québec et l’Ontario au chapitre des régimes sans but lucratif, les chiffres étant comparables pour les régimes commerciaux. Pour comprendre ces phénomènes, il faut examiner de plus près ces régimes sans but lucratif, particulièrement la Croix Bleue, derrière laquelle médecins, directions hospitalières et patrons se sont ligués pour faire échec aux projets d’étatisation pendant la guerre.

Une coalition minée par des dissensions internes

Les instigateurs de la Croix Bleue avaient des projets ambitieux. Une fois ouvert le marché de l’assurance hospitalière aux « employés à revenus moyens et supérieurs[43] », on projetait d’offrir des polices adaptées aux revenus des petits salariés, d’étendre la protection médicale aux frais encourus à l’extérieur de l’hôpital et, enfin, de soulager les difficultés financières des hôpitaux. Sur ces trois grands volets, la Croix Bleue échouera, faute d’ententes avec les médecins et les dirigeants d’hôpitaux. Par ailleurs, le développement accéléré de l’offre des compagnies commerciales placera désormais les patrons d’entreprises devant l’embarras du choix en matière de plans d’assurances collectives pour les groupes d’employés. Bref, la coalition d’intérêts derrière la Croix Bleue se fissure au cours des années 1950.

Dès 1943, l’idée d’offrir une assurance hospitalière aux petits salariés faisait partie des projets de la Croix Bleue : « L’établissement d’un Plan de salle publique pour rencontrer les besoins de la classe recevant un humble revenu, lit-on dans le premier rapport annuel, […] rendrait les services de l’Association accessibles aux employés des manufactures […][44]. » Un comité spécial du Conseil des hôpitaux de Montréal venait d’être saisi de ce projet. Pendant trois ans, les négociations autour de la mise en vigueur du « Ward Plan », comme on l’appelait au départ, firent l’objet de multiples tractations entre la Croix Bleue, les hôpitaux et les médecins. L’objectif consistait à offrir une assurance couvrant à peu près tous les frais d’hospitalisation. Incapable d’arracher une entente aux médecins et aux directions hospitalières sur la tarification des actes médicaux et les frais de séjour, la Croix Bleue abandonna le projet. Le « Service hospitalier général de salle », présenté en 1947 comme la réponse de la Croix Bleue « aux besoins de ceux dont le revenu est peu élevé », resta bien en deçà des objectifs initiaux : à des tarifs mensuels peu élevés, correspondaient des indemnisations très limitées[45]. En revanche, dans les années 1950, la société d’assurance se montra beaucoup plus novatrice dans la mise au point de polices plus luxueuses, comme le « Plan Médical Majeur », un plan prestigieux « accordé à des conditions très précises » moyennant le versement d’une prime plus substantielle[46]. Cette diversification de l’offre d’assurance de la Croix Bleue fut présentée comme une adaptation de son « programme de bien-être » à la demande du marché.

Les négociations entre la Croix Bleue et les organisations de médecins en vue de développer une assurance médicale plénière ne furent guère plus fructueuses. Ce projet mis en oeuvre au milieu des années 1950 visait à étendre la protection médicale aux frais des consultations à domicile et au cabinet de médecin. Année après année, les médecins ont affiché une fin de non-recevoir aux propositions de la Croix Bleue visant à leur faire accepter comme paiement complet les indemnités offertes aux assurés. Encore une fois, les négociations achoppèrent sur la question des tarifs pour les malades à faibles revenus[47]. La société d’assurance eut beau revoir son offre de services et les honoraires versés aux médecins, la liberté médicale en matière de tarification continua de prévaloir. Signe des temps, le directeur général de la Croix Bleue envisageait en 1960 une contribution du gouvernement pour le paiement partiel des primes des clients à faibles revenus[48].

Au coeur de tout le dispositif assurantiel de la Croix Bleue, les hôpitaux affiliés entretinrent des relations tendues avec la société d’assurance tout au long des années 1940 et 1950, lesquelles ont même donné lieu à des conflits ouverts par moments. La pierre d’achoppement de ces désaccords résidait dans la clause d’exclusivité des contrats liant les hôpitaux et la Croix Bleue. Pour l’Association patronale des services hospitaliers (APSHQ), un organisme contrôlé par les dirigeants des hôpitaux catholiques, la clause constituait une atteinte à l’autonomie des hôpitaux et menait de facto à la création d’un monopole, une situation quasi comparable à « l’assurance santé étatisée[49] ». De l’avis de l’APSHQ, les tarifs versés aux hôpitaux par la Croix Bleue pour les séjours hospitaliers des assurés étaient insuffisants et ne couvraient pas les coûts réels des hospitalisations[50]. D’ailleurs, les Soeurs Grises, basées à Nicolet, et les Soeurs de la Charité de Québec jugèrent la clause suffisamment irritante pour recommander à leurs 12 hôpitaux de ne pas adhérer au plan de la société d’assurance[51]. Même agacement au Barrie Memorial Hospital en 1956 devant l’incapacité de la Croix Bleue de développer un plan du type « community assurance » à l’intention des hôpitaux établis dans les petites localités. Des propositions en ce sens avaient déjà été reçues de la part de compagnies commerciales[52].

Bref, la coalition formée autour du projet de la Croix Bleue pendant la guerre se désagrège au cours des années 1950. En témoignent les appels à l’unité et les dénonciations des divisions au sein de la « famille » des médecins, des hôpitaux et de la Croix Bleue, formulés par le directeur adjoint de la société d’assurance lors du Congrès des hôpitaux du Québec en 1960[53].

Mais la déception la plus vive à l’égard du régime d’assurance privé qui prévalut pendant l’après-guerre réside sans contredit dans la faiblesse de sa contribution aux revenus des hôpitaux. Les assureurs furent impuissants devant la croissance phénoménale des coûts de la médecine hospitalière. Aux hausses successives des tarifs hospitaliers et médicaux, ils répondirent par des augmentations correspondantes des primes d’assurance. La crise des finances hospitalières, comme nous allons le voir à l’instant, a contribué à miner la cohésion qui s’était constituée entre le monde hospitalier et les assureurs privés.

La débâcle des finances hospitalières

Durant la décennie 1950, l’optimisme des partisans de l’assurance privée est mis à rude épreuve lorsqu’il devient de plus en plus évident qu’elle n’est pas en mesure de garantir à l’hôpital des revenus suffisamment élevés. En raison d’une hausse considérable des dépenses liées pour une bonne part à la rémunération du personnel, les déficits des hôpitaux généraux publics deviennent un problème généralisé, récurrent, tout à fait hors de contrôle (figure 7).

Figure 7

Surplus ou déficits annuels des hôpitaux généraux publics 1944-1958 (dollars courants)

Surplus ou déficits annuels des hôpitaux généraux publics 1944-1958 (dollars courants)
Sources : Canada, Bureau fédéral de la statistique, Rapport annuel des hôpitaux, 1944-1952 ; Statistique annuelle des hôpitaux, 1953-1958.

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Les hôpitaux de propriété laïque sont touchés bien plus sévèrement que les établissements des communautés religieuses[54]. Pourtant, les revenus des premiers, par journée d’hospitalisation, sont nettement supérieurs à ceux des seconds. Mais leurs dépenses le sont aussi. À l’époque, tant du côté anglophone que francophone, on explique cet écart dans les dépenses par la faiblesse ou même l’absence de la rémunération accordée aux religieuses, tandis que les hôpitaux entièrement laïcs doivent payer des salaires à l’ensemble de leur personnel, comme l’illustre cet extrait : « Ces religieuses qui travaillent 12 à 15 heures par jour, qui ne reçoivent pas de salaires, qui coûtent peu à leur communauté, contribuent considérablement […] à diminuer le coût d‘opération de nos hôpitaux, qui est le plus bas au Canada, comme d‘ailleurs, le sont les frais hospitaliers ou médicaux[55]. »

Quoi qu’il en soit, les déficits et l’insuffisance des revenus deviennent alors un point crucial des discussions sur les transformations à apporter au système hospitalier : non seulement paraît-il urgent d’agir, mais plusieurs craignent que la faillite financière du système en place mène à son élimination pure et simple. D’éminents représentants de la bourgeoisie financière et industrielle anglophone de Montréal l’expriment clairement en 1952 : « The ever-growing deficits of general hospitals in Quebec constitute a menace to their survival as private institutions[56]. » Même son de cloche du côté des hôpitaux catholiques francophones, sous la plume d’un Jésuite :

[…] se dresse, pour nos institutions libres, le spectre de l’étatisation ; tout le monde sait, en effet, que les expériences malheureuses d’autres pays n’ont pas détourné certains esprits paresseux et certaines mauvaises volontés de chez nous de préconiser l’expédient de l’étatisation en vue de résoudre le problème financier que pose la tendance au progrès de nos hôpitaux catholiques[57].

Un examen de la composition des revenus des hôpitaux généraux permettra de mieux comprendre l’impasse devant laquelle ils sont placés. De prime abord, pareille étude des revenus hospitaliers paraîtra peu séduisante. Elle le devient dès lors qu’au-delà des chiffres, chaque source de revenu est considérée comme une forme de soutien à l’institution hospitalière en provenance de groupes sociaux particuliers et de filières d’approvisionnement déterminées (marché des patients payants, État, philanthropie, etc.). Au vu de la composition des revenus durant les années 1950, une réforme du financement des activités hospitalières s’impose manifestement.

Des patients qui paient

La principale source de revenus courants, pour environ 90 % durant les années 1950, est tirée des services donnés aux patients[58]. Les paiements de ces services proviennent essentiellement, par ordre d’importance, 1) des patients qui paient directement, 2) de l’assurance privée, 3) du gouvernement provincial par l’Assistance publique (figure 8).

Figure 8

Parts des patients, des assureurs privés et du gouvernement provincial dans les revenus des hôpitaux généraux publics issus de services aux patients (1952-1958)

Parts des patients, des assureurs privés et du gouvernement provincial dans les revenus des hôpitaux généraux publics issus de services aux patients (1952-1958)
Sources : Canada, Bureau fédéral de la statistique, Rapport annuel des hôpitaux, 1952 ; La statistique des hôpitaux, 1953-1958.

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D’après les données publiées par le Bureau fédéral de la statistique, la part des paiements de services effectués directement par les patients s’abaisse rapidement durant les années 1950, passant de 60,5 % en 1952 à 52,3 % en 1958. À l’inverse, les montants qui leur sont facturés sont en hausse constante. Les soins hospitaliers requièrent en effet, de la part des hôpitaux, des dépenses de plus en plus élevées, ce qui les amène à rehausser les tarifs des chambres et des divers services. L’exemple du Montreal General Hospital de 1947 à 1960 est à cet égard révélateur (figure 9).

Figure 9

Tarifs quotidiens des chambres du Montreal General Hospital, 1947-1960 (dollars courants)

Tarifs quotidiens des chambres du Montreal General Hospital, 1947-1960 (dollars courants)
Sources : Procès-verbaux des réunions du conseil d’administration et rapports annuels, 1947-1960.

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Les hausses de tarifs visent évidemment à accroître les revenus, mais peuvent aussi avoir un effet contraire en freinant la fréquentation de l’hôpital. On sait, par exemple, qu’au début des années 1950, la direction du Sherbrooke Hospital identifie la faible occupation de ses lits comme l’une des causes de son déficit[59]. Dans quelle mesure le coût élevé des soins hospitaliers ralentit-il la hausse de la fréquentation ? À l’époque, on peut à tout le moins craindre que de nouvelles hausses restreignent l’accès à l’hôpital.

On sait aussi que plusieurs malades admis comme patients payants ne paient pas leur séjour à l’hôpital, grevant encore plus les finances des établissements. Bon an mal an, ces créances représentent un manque à gagner de l’ordre de 2 à 3 % des revenus attendus. Cette situation est déjà dénoncée au début des années 1940 : « Un item frappe d’abord l’attention dans l’analyse des fonds courants [des hôpitaux généraux publics]. C’est celui des comptes à recevoir des patients dont le pourcentage accuse une grave lacune dans le recouvrement[60]. » Cela amènera nombre d’hôpitaux à se montrer plus insistants face aux patients qui négligent de payer leurs dettes[61]. Ainsi, au Sherbrooke Hospital, décide-t-on en 1951 de recourir à une agence de recouvrement des comptes impayés[62].

La deuxième source en importance de revenus issus de services aux patients est l’assurance privée. D’après les données publiées par le Bureau fédéral de la statistique, elle représente 21 % de ces revenus en 1952 et environ 28 % en 1958 (figure 8). Il se peut toutefois que la part de l’assurance soit ici sous-évaluée[63]. Quoi qu’il en soit, même en tenant compte d’une possible sous-évaluation, et bien que la part de l’assurance soit à la hausse durant les années 1950, il apparaît clairement que sa performance ne rencontre pas les attentes.

D’après les données du Bureau fédéral de la statistique, plus de 70 % des montants payés pour des services hospitaliers proviennent d’autres sources que l’assurance privée. Les espoirs des directions d’hôpitaux, des médecins aussi, à l’égard de la contribution de l’assurance privée à la croissance du marché hospitalier, ne se sont pas concrétisés avec toute la force attendue. À leur grand dam, la perspective d’une participation plus importante de l’État s’en trouve renforcée.

Des patients qui ne paient pas : la part de l’État et de la charité

L’Assistance publique provinciale représente la troisième source en importance des paiements des services donnés aux patients dans les hôpitaux généraux publics. Son importance relative passe de 10 à 18 % de ces revenus au cours des années 1950 (figure 8)[64].

La loi de l’Assistance publique régit le financement, par le gouvernement et les municipalités, de l’hospitalisation des indigents. En principe, les pouvoirs publics couvrent les deux tiers des frais d’hospitalisation et l’hôpital assume le troisième tiers. Dans les faits, les tarifs de l’Assistance publique sont trop bas et les hôpitaux doivent payer bien plus qu’un tiers des frais réels. La part des grands hôpitaux de Montréal s’élèverait ainsi à plus de la moitié des frais encourus à partir de 1945[65]. Le manque à gagner est considérable, dans la mesure où entre le quart et le tiers des jours d’hospitalisation au Québec de 1945 à 1960 relèvent de l’Assistance publique[66]. Plusieurs attribuent en partie les déboires financiers des hôpitaux aux tarifs de l’Assistance publique. Ils réclament que ces tarifs soient ajustés pour tenir compte de la hausse rapide des coûts hospitaliers. Des ajustements sont effectivement accordés par le gouvernement durant les années 1940 et 1950, mais demeurent insuffisants.

Autre problème, les directions d’hôpitaux estiment que l’Assistance publique laisse en plan bien des personnes incapables de payer leur hospitalisation. C’est le cas de certains indigents en raison de clauses restrictives concernant le lieu de résidence, ou de ceux pour lesquels certaines municipalités sont réticentes à accorder le statut d’indigent tel que la loi l’exige[67]. C’est le cas aussi de ceux qui, ni aisés, ni assurés, ni indigents et donc non couverts par l’Assistance publique, ne peuvent régler les sommes réclamées par les hôpitaux. Le Comité des hôpitaux du Québec et le Conseil des hôpitaux de Montréal utilisent à leur propos la notion de clients « médicalement indigents[68] ». Les hôpitaux doivent bien souvent les soigner gratuitement. Durant les années 1950, toujours d’après les statistiques fédérales, les gratuités ainsi accordées représentent un manque à gagner de 7 ou 8 % des revenus attendus de services aux patients, et constituent donc une très lourde charge pour les hôpitaux.

En 1954, la direction du Barrie Memorial Hospital d’Ormstown résume bien ces différents points, en expliquant pourquoi il est impossible pour les hôpitaux généraux d’éviter les déficits :

1 The difference between the actual cost and that paid per patient day under Q.P.C.A. [Quebec Public Charities Act]. […] 2 The large number of patients who, while they may not be able to qualify for Q.P.C.A. assistance, are unable to meet such contingencies as hospital expenses. […] 3 The number of patients who can pay only in comparatively small installments over long periods of time. Add to these the number who could pay but who do not so willingly, and you can appreciate the constant problem facing the Business Office[69].

Comme plusieurs qui ne peuvent payer ne sont pas indigents, les directions d’hôpitaux en viennent, durant les années 1950, à la conclusion qu’une hausse des tarifs de l’Assistance publique ne saurait à elle seule régler le problème des déficits. D’autres solutions sont envisagées, comme l’extension de la couverture de l’Assistance publique à tous ceux qui ne peuvent payer en tout ou en partie leur hospitalisation[70]. Mais les voix se font encore plus nombreuses pour réclamer l’assurance hospitalisation obligatoire. De quoi susciter un mécontentement et des remises en cause beaucoup plus profondes…

L’hôpital peut-il compter sur d’autres revenus pour équilibrer ses finances ? Ceux qui ne proviennent pas de services aux patients jouent en fait un rôle bien secondaire, quoiqu’ils soient fort diversifiés : dons en nature et en argent, intérêts de placements, profits de petites boutiques installées dans l’hôpital, etc. L’une de ces sources de revenus, à savoir la charité, occupe une place de choix dans le discours des directions hospitalières et de nombre d’intellectuels québécois[71]. Pourtant, durant les années 1950, les dons constituent tout au plus 1 % de l’ensemble des revenus des hôpitaux généraux religieux. Dans les hôpitaux laïques, cette part est plus élevée (autour de 6 %) : la bourgeoisie participe à l’organisation et au financement de ces établissements bien plus qu’elle ne le fait pour les hôpitaux religieux. Ainsi, en 1941, 90 % des fonds permanents constitués à partir d’actes de donation sont détenus par des hôpitaux laïques anglophones[72]. La part de la charité n’y est pas moins à la baisse, ce qui suscite bien des inquiétudes.

Dans les années 1950, personne n’attend plus de la charité qu’elle résolve les problèmes financiers de l’hôpital. Vraisemblablement, son rôle est ailleurs : si les congrégations religieuses et les groupes philanthropiques entendent maintenir la définition charitable de l’hôpital public, et ainsi justifier qu’ils en demeurent propriétaires ou dirigeants tout en tenant l’État à l’écart, ne faut-il pas qu’une partie des dépenses et des soins relèvent des bienfaits de la charité ? L’image de l’hôpital au sein de la population ne doit-elle pas demeurer celle d’une institution charitable ? Il semble que ce soit de moins en moins le cas.

La contestation populaire de l’hôpital

Le problème de l’accès aux soins demeurant entier et les efforts de redressement financier se traduisant par des contrôles plus serrés aux guichets de l’hôpital, les perceptions populaires à l’égard du régime hospitalier en place se ternissent à l’approche des années 1960 et viennent accentuer les pressions pour l’adoption de réformes majeures. La dimension charitable des hôpitaux, brandie comme un étendard par les directions d’établissements, des médecins et des intellectuels, y est sérieusement malmenée. Des voix s’élèvent pour critiquer les coûts de l’hospitalisation, affirment même que les propriétaires s’enrichissent aux dépens de la population. Cela amène les directions d’établissements à se préoccuper de l’image publique de l’hôpital et, pour plusieurs, à se doter d’un service de relations publiques, comme c’est le cas à partir de 1951 au Sherbrooke Hospital[73]. Le comité de relations publiques de l’Hôpital Saint-Vallier de Chicoutimi, formé de notables locaux, publie ainsi un article portant le titre « Nos hôpitaux nous exploitent-ils ?[74] ». Une religieuse du même établissement intitule un autre article « Relations extérieures. Le dollar oriente-t-il la politique des hôpitaux ? ». Dans ce dernier texte, l’auteure expose la nécessité de mieux expliquer à la population la situation financière périlleuse des hôpitaux :

[…] si nous voulons garder nos amis et nous en gagner d’autres, nous devons, dès aujourd’hui, aller au peuple, étaler devant lui la situation hospitalière, lui exposer nos difficultés économiques, lui faire comprendre que la gestion d’un hôpital n’est pas une opération rentable, que nous n’avons pas le signe dollar à la place du coeur et enfin gagner sa confiance, sa compréhension et son appui[75].

Mais un témoignage invite à penser que la population se fait une idée peu clémente de l’équité des services offerts dans les hôpitaux :

Il est très difficile de modifier dans le public l’opinion fort répandue que les attentions que le malade recevra à l’hôpital seront proportionnées à sa bourse. Cette mentalité est indéniable et elle est le résultat des erreurs du passé. C’est malheureux que, par suite de maladresses incompatibles avec l’esprit de charité, une telle opinion se soit répandue dans notre population[76].

Il semble, à vrai dire, qu’une partie de la population ait fait preuve d’une lucidité que n’a su contrer le discours des élites sur la charité, en reconnaissant le régime hospitalier en place pour ce qu’il était d’abord et avant tout : un marché de soins livré à la concurrence, modulant son offre de services en regard de la capacité de payer de ses clients. Si les mouvements d’opinion à l’égard des hôpitaux demeurent difficiles à cerner, les prises de position des syndicats aident à préciser l’insatisfaction ambiante. Le système hospitalier, de plus en plus décrié en raison de l’incapacité de nombre de travailleurs à payer les coûts des services, entre en effet dans la mire du mouvement syndical. Ce dernier exige une solution à ce problème. La Confédération des travailleurs catholiques du Canada, encore sympathique aux régimes d’assurance privée en 1952, s’inquiète toutefois des abus auxquels ils peuvent donner lieu : « les hôpitaux et certains médecins abusent, dans leurs tarifs, de la protection médicale que se paient les travailleurs et, d’une façon générale, le public[77] ». La Fédération provinciale du travail du Québec, elle, se prononce dès les années 1940 en faveur d’une assurance « santé » d’État[78].

Dans la deuxième moitié des années 1950, les deux grandes centrales syndicales réclament un régime d’assurance qui serait orchestré soit par le gouvernement fédéral, soit par le gouvernement provincial[79]. Elles se démarquent ainsi du consensus en faveur de l’assurance privée affiché par les principaux acteurs du monde hospitalier. Cela fera écrire à la direction de l’Union Médicale du Canada en 1961 : « L’assurance hospitalisation découle des pressions du syndicalisme sur les pouvoirs publics et nous reconnaissons que la maladie était devenue une catastrophe pour les ouvriers non spécialisés qui, en général, ne pouvaient pas défrayer le coût d’une assurance de protection familiale[80]. » Retenons ici que l’assurance privée n’a pu combler les attentes non seulement des directions d’hôpitaux et des médecins, mais aussi de ceux des syndicalistes qui avaient souhaité la voir se répandre sous la forme de sociétés sans but lucratif.

Conclusion

Les promesses de l’assurance privée au tout début de la Seconde Guerre mondiale paraissaient alléchantes. Tout en faisant appel aux forces du marché libre, elle devait en atténuer les effets pervers. La formule du contrat collectif et le prélèvement des primes d’assurances par petits versements sur les salaires, promettait-on, allaient progressivement ouvrir l’accès aux soins à ceux et celles qui, jusqu’alors, s’étaient trouvés exclus des grands circuits du marché de l’assurance maladie, faute de moyens économiques. L’assurance privée a pu ainsi être considérée comme un mécanisme de régulation des inégalités et des tensions auxquelles donne lieu un marché sans entrave, et ce, sans pour autant déroger aux principes du libéralisme ambiant. Le développement de l’assurance volontaire, pensait-on, allait déboucher sur la généralisation de l’accès aux soins par les voies « naturelles » du marché. Cette conviction ressort comme le fait marquant des années 1940.

L’assurance privée fait alors miroiter d’autres perspectives avantageuses. Elle paraît susceptible d’assurer aux hôpitaux un niveau de revenus satisfaisant. Elle ne nécessite, pour les principaux acteurs du monde hospitalier, aucun réajustement majeur sur le plan du discours et des idéologies. En outre, les groupes dominants dans l’organisation du régime hospitalier pensent de la sorte préserver leurs acquis, et ce, par-delà des intérêts qui parfois les opposent : propriétaires et dirigeants d’hôpitaux, Église, philanthropes bourgeois, corps médical et assureurs craignent l’assurance d’État, et font preuve d’un certain pragmatisme en se ralliant autour d’un projet qui la tient en respect.

Au tournant des années 1950, cependant, l’assurance privée tarde à remplir ses promesses et la coalition commence à se fissurer. Bientôt, la progression insatisfaisante des taux d’adhésion de la population, la modélisation de la protection d’assurance suivant la capacité de payer, l’incapacité des assureurs d’arracher une entente aux organisations médicales pour les soins aux plus démunis et l’approfondissement de la crise des finances hospitalières vont constituer les manifestations les plus tangibles d’un échec de l’assurance privée. En définitive, cette histoire est celle de rendez-vous manqués, tant à l’égard de la généralisation de l’accès aux soins qu’à celui de la consolidation des finances hospitalières. À un autre niveau, les assureurs privés ont échoué dans leur promesse d’assurer la pérennité du régime hospitalier en place et d’y préserver les prérogatives de ses acteurs les plus puissants. Les ratés de ce régime hospitalier d’inspiration libérale, comme nous l’avons signalé, ont engendré du mécontentement au sein de la population. Il s’agit là d’une piste de recherche qui mériterait d’être étudiée plus à fond et sur une période plus longue. La clientélisation des patients, amorcée vers la fin du xixe siècle, a vraisemblablement contribué à accroître les attentes populaires qui, par ricochet, ont exercé une influence à la fois sur l’adoption de nouvelles politiques d’accès et sur l’organisation des soins.

Le projet de développement de l’assurance privée n’en a pas moins reporté de quinze ou vingt ans l’adoption de l’assurance d’État discutée avec vigueur durant la Seconde Guerre mondiale, profitant par ailleurs d’une situation de blocage créée par les conflits de compétences entre les provinces et le gouvernement fédéral en matière de santé. Avant les réformes des années 1960, les logiques assurantielles privées, avec leur cortège d’hommes d’affaires de haut vol, ont donc joué d’un poids prépondérant dans l’évolution du régime sociosanitaire québécois. Par la suite, et cela surprend, l’étatisation n’a pas provoqué de recul de l’assurance privée dans le champ de la santé ; au contraire, elle y a connu une croissance appréciable en diversifiant ses produits. Il n’en reste pas moins qu’elle louche parfois avec intérêt du côté des marchés sanitaires d’où l’État l’a évincée, ce qui incite à ne pas oublier cette période de notre histoire où l’assurance privée avait reçu le mandat de garantir au plus grand nombre l’accès à des soins de qualité.