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Vingt-cinq ans après avoir soutenu une thèse de doctorat sur les associations littéraires et les bibliothèques sulpiciennes au xixe siècle (voir Les Sulpiciens et la vie culturelle à Montréal au xixe siècle, 1982), Marcel Lajeunesse réunit dix études portant sur l’émergence et l’évolution de la bibliothèque publique au Québec. Appartenant au genre des « Papiers collés », qui entraîne forcément certaines redites, l’ouvrage trouve néanmoins son unité dans le projet central de l’auteur, qui est de contribuer à la compréhension de l’histoire de la lecture publique et d’en saisir les « traits si particuliers dans le contexte nord-américain. » (p. 4) Le livre ouvre sur un survol historique portant sur la forme et sur le rôle social des bibliothèques québécoises, puis il s’organise selon un plan chronologique où les articles représentent autant d’études de cas, depuis le Cabinet de lecture paroissial jusqu’à la bibliothèque du XXIe siècle.

Dès les premières pages se trouve définie la conception singulière de la bibliothèque qui dominera longtemps au Québec, conception tout entière inscrite dans le refus réitéré des grandes institutions de s’y engager autrement que pour contrer le développement de la lecture publique. Depuis la formation des premières bibliothèques, associations volontaires dont le financement est laissé aux usagers, souscripteurs et abonnés, jusqu’à la création des bibliothèques paroissiales par l’Église catholique, soucieuse de préserver la morale de ses ouailles, la lecture est ainsi conçue comme une activité privée dont l’accès est réservé. Une telle conception, selon l’auteur, trouverait encore aujourd’hui des échos dans le désengagement progressif des municipalités et dans la concentration tout entière des maigres budgets alloués par les gouvernements à de vastes projets immobiliers, souvent au détriment des objectifs démocratiques inhérents au développement de la pratique elle-même et à son accessibilité au plus grand nombre.

À cette conception restrictive, ils ont été nombreux dans l’histoire à s’opposer : les francs-maçons, les libéraux, quelques conservateurs modérés et, en général, tous ceux et celles qui croient dans les bienfaits de l’instruction publique. De cette manière, l’histoire que trace Marcel Lajeunesse est, en même temps que celle des formes, une histoire des luttes menées par certains en faveur d’un accès public à la lecture, lutte qui n’a, somme toute, été gagnée qu’en 1980, à l’initiative du ministre Denis Vaugeois. L’auteur revient ainsi sur le cas des deux surintendants de l’instruction publique que furent, au milieu du xixe siècle, Jean-Baptiste Meilleur et Pierre-Joseph-Olivier Chauveau et qui, l’un et l’autre, auraient souhaité contribuer au développement des bibliothèques, fussent-elles paroissiales, mais dont les appels sont restés vains. De même, il s’arrête longuement aux circonstances tumultueuses de la fondation de la Bibliothèque municipale de Montréal (1917), peu après celle de Saint-Sulpice (1915), emblème d’une nouvelle forme de socialité urbaine caractérisée notamment par l’intervention municipale dans le champ culturel. Pourtant, observe-t-il, cette bibliothèque, qui n’aura jamais l’occasion de célébrer son centenaire, ne représente pas l’événement espéré, « [c]omme si tout l’effort montréalais en lecture publique s’était concentré dans la réalisation de deux projets et en était resté là pour plus d’un demi-siècle. » (p. 121)

Toutefois, démontre-t-il, l’histoire des bibliothèques ne saurait être vue comme un développement continu, dont la bibliothèque paroissiale aurait été le premier modèle et la Bibliothèque municipale de Montréal le second, plus moderne. Il s’agit plutôt d’un déploiement parallèle, la bibliothèque paroissiale, comme mode dominant de lecture publique chez les francophones, ayant survécu jusqu’au milieu du xxe siècle. De sorte que, et là est la thèse centrale de l’auteur, « [l]a bibliothèque paroissiale ne constitua pas une étape menant à l’émergence de la bibliothèque publique. » (p. 86) Elle en fut plutôt le substitut, n’existant « que pour empêcher la bibliothèque publique d’émerger. » (p. 155) Ainsi, depuis l’échec des institutions bilingues que l’on observe dans les décennies 1820 et 1830, et malgré les velléités de déployer des institutions publiques au XXe siècle, les bibliothèques de langue française et les bibliothèques de langue anglaise se sont constamment déployées selon des projets distincts : « La petite bibliothèque paroissiale chez les francophones, la bibliothèque publique moderne chez les anglophones, voilà un autre exemple des deux solitudes. » (p. 119)

De rapport en rapport, les statistiques montrent impitoyablement le retard ainsi accumulé en matière de lecture publique. Le Québec compte dix fois moins de bibliothèques publiques que l’Ontario ; ses dépenses sont dix fois moindres, et la moyenne de prêts par habitants est elle aussi de 10%. Les budgets d’acquisition, le nombre d’heures d’ouverture, le nombre d’abonnés, l’importance des collections, la présence de bibliothécaires professionnels sont autant d’indicateurs qui permettent à l’historien, devenu statisticien, de mesurer, pour l’histoire récente, l’investissement de l’État. Depuis 1959, date à laquelle le gouvernement du Québec adopte sa première politique cohérente en cette matière, jusqu’à 1992, date du dépôt du rapport Arpin, qui retire les bibliothèques publiques des priorités ministérielles, Marcel Lajeunesse constate : « On a fait des efforts certes, mais au moindre signe d’encouragement et de succès en provenance des municipalités, on s’empresse d’abandonner idéaux et promesses, au risque de voir les acquis s’évanouir. » (p. 213)

Dans la dernière décennie, en effet, le seul grand projet gouvernemental lié au développement de la lecture publique a été la création de la Grande bibliothèque du Québec, « à la fois pour apporter une solution à l’aspect diffusion des collections de la Bibliothèque nationale du Québec et pour pallier l’absence d’une bibliothèque publique de grande envergure à Montréal. » (p. 224) Pourtant, insiste l’auteur, les enjeux sont plus importants que jamais. Le dernier chapitre du livre, véritable plaidoyer pour un réinvestissement de l’État, rappelle l’urgence de « réinventer la bibliothèque publique » (p. 226) pour répondre aux défis que rencontre la société du xxie siècle, où l’information, qui devrait être conçue comme un bien public, est de plus en plus soumise aux impératifs du commerce, et où les mutations démographiques engendrent de nouveaux besoins : la nouvelle bibliothèque, plaide-t-il, devra « jouer un rôle déterminant en faveur de l’alphabétisation (literacy) et de l’utilisation de l’information (information literacy). » (p. 226)

L’on ne peut qu’opiner tant sont fortes les convictions de l’historien, devenu professeur à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal. La collection de ses écrits, autrement dispersés dans l’espace disciplinaire, entre l’histoire et les sciences de l’information, est une heureuse idée, montrant la cohérence d’une pensée, mais aussi l’unité d’une carrière tout entière vouée à la promotion de la lecture publique.