Corps de l’article

Traduction : Christophe Rethoré

L’architecture du temple zen japonais supprime tout ornement et simplifie les éléments structurels pour révéler la forme pure. Une Histoire concise peut procéder d’une démarche semblable. La concision exige l’épuration de tout ce qui est superflu : preuves, mises en avant-plan, détails « illuminants », exemples en série, témoignages convaincants, qualificatifs, dégradés et ambiguïté. Tout cela fait place à l’interprétation pure.

Cela, bien sûr, peut désarçonner le chercheur habitué aux grands espaces, au rythme tranquille et au détail paralysant des monographies universitaires, ou encore à la consistance encyclopédique des manuels d’histoire contemporaine. Lorsqu’il s’approche d’une histoire concise, le cerbère des frontières de la discipline se demande instinctivement : que manque-t-il ? Et inévitablement, pour condamner l’entreprise, apparaît la litanie réconfortante des termes jargonneux (mais à la mode) qui désignent ce qui — soi-disant — manque. Mais cette litanie est hors sujet. En fait, tout manque. Les historiens professionnels qui s’aventurent sur le terrain des « Histoires concises » doivent reconnaître qu’ils mettent les pieds dans un territoire inconnu. Une Histoire concise n’est pas une version miniature d’une « grande » Histoire, comme le serait un modèle réduit par rapport à l’original. C’est d’abord une représentation abstraite, comparable au monde né de l’interaction du géométrique et du curviligne ou au monde de pierre, d’eau, de végétation et de paysages empruntés aux jardins d’un temple zen. En fait, la question est plutôt : quel est l’esprit ?

Dans Le Québec, les Québécois: un parcours historique, le professeur Jocelyn Létourneau réussit le tour de force d’interpréter l’histoire du Québec en 76 pages, à travers lesquelles il saisit l’occasion de compiler l’intégralité de son interprétation présentée dans une série d’essais historiographiques rigoureux publiés dans Passer à l’avenir (Boréal, Montréal, 2000). Le résultat est probant : une vue audacieuse et rafraîchissante de l’histoire québécoise qui remet en cause les idées reçues et les préjugés à l’intérieur et à l’extérieur du Québec.

Derrière le titre, Le Québec, les Québécois, se profile une multitude de sujets potentiels : d’une part, espace géographique, juridique et politique ; d’autre part, société dont la structure et la culture évoluent avec le temps. L’Histoire de Létourneau ne met pas l’accent sur la transformation des attributs formels de l’État-Québec, mais plutôt sur l’évolution des éléments et des conceptions de l’identité collective des Québécois. Le sous-titre suggère davantage une trajectoire sinueuse à travers l’avenir qu’un chemin prédestiné ou logiquement déterminé. Létourneau relègue en arrière-plan les tempêtes transitoires des guerres, relations internationales, révolutions, politiques fédérales et provinciales, pour privilégier les tensions nationales ou de voisinage créées par la complexité de la gestion des choix sociaux, économiques et culturels. Une fois agrégés, ce sont ces choix qui façonnent l’identité collective et le changement historique.

Tout cela, c’est ce qu’on appelle l’Histoire écrite pour être utilisée. Pour comprendre son présent et imaginer son avenir, une société doit avoir une idée de son passé. Qui nous a précédés ? Qui sommes-nous ? L’objectif exprimé par Létourneau est clair : donner aux Québécois contemporains un parcours narratif général de leur histoire afin de provoquer une réflexion critique sur les questions fondamentales, y compris la nature même de l’histoire. Par contre, la question « Où allons-nous ? » est évitée. En posant un regard en arrière sur le passage du Québec du passé au présent, Létourneau ne met pas en évidence la ligne droite de la destinée ni un déterminisme idéologique, ni encore — comme on pouvait le voir à une autre époque — une intervention divine. L’Histoire est le produit complexe de l’interaction de forces internes et externes, d’impulsions complémentaires ou contradictoires, de mouvements sociaux et d’actions individuelles. La narration de Létourneau n’est ni « héroïque » ni « déclenchionniste ». L’auteur préfère une vision de l’avenir ouverte et une approche « indéterministe » du passé. Pour reprendre ses propres mots, « Plutôt que de préconiser une ligne interprétative où tout évolue vers le meilleur ou vers le pire, nous avons choisi de mettre au jour les processus entremêlés et ambivalents, dissonants et divergents, singuliers et universels par lesquels la société et la collectivité québécoises se sont formées puis élevées dans le temps, et ce, dans une espèce d’indétermination enviable qui fait que, hier comme aujourd’hui, l’avenir des Québécois a été et reste ouvert aux projets plurivoques de ses habitants (p. 5). »

Je suis conscient de la profondeur des implications politiques de cette interprétation, surtout — mais pas exclusivement — au Québec moderne. Je ne veux pas que ce soit le point central de ma réponse, pour applaudir ou critiquer l’auteur sur la base de ce qui sera catalysé, ou au contraire, inhibé par « son » Histoire. De plus, je suis également conscient qu’à un niveau ou à un autre, toute Histoire est politique. Il est impossible de nier la dimension politique. Mais d’après ma lecture du travail de Létourneau, je sens que dans son cas, l’historique précède le politique, pas le contraire. L’auteur est un historien qui jure d’abord par sa preuve, plutôt qu’un acteur historique animé de croyances politiques. Logiquement, dans ce cadre de pensée, il est tout à fait possible pour lui de partager l’une des nombreuses visions contradictoires sur l’avenir du Québec, notamment sur l’indépendance. En tant qu’historien, Létourneau ne croit tout simplement pas que l’Histoire de la province permet de prévoir l’une de ces visions plutôt qu’une autre. Il refuse de voir le passé comme un prologue. Maintenant, comme dans le passé, l’Histoire résulte de choix faits par des gens relativement libres, à l’intérieur d’un univers des possibles balisé, dans un cadre onirique sans frontières et avec des différences d’accès au pouvoir, tout cela pour créer leur propre avenir.

Alors, qu’y a-t-il de neuf ou de nouveau dans cette Histoire québécoise vue selon la perspective de Létourneau ? Dans son premier chapitre, intitulé au mode interrogatif « Fondations ? », Létourneau affirme que l’Histoire du Québec commence avec l’arrivée des Européens. La population amérindienne fut écartée plutôt qu’assimilée. Alors que la société coloniale émergente n’allait pas devenir une société créole ou métisse comme le Mexique, son caractère allait néanmoins être forgé par un positionnement entre « l’européanité et l’américanité ». Cette affirmation est un thème récurrent du livre : l’identité de la collectivité est façonnée non pas par un facteur dominant, mais par l’influence de forces conflictuelles. Le tableau que brosse Létourneau d’une colonie reculée, sous-peuplée, dépendante, faible sur le plan économique, administrée de façon incohérente, par rapport aux sociétés dynamiques des colonies britanniques remet en question les conceptions répandues à propos d’un âge mythique soi-disant héroïque ou doré. Si la Nouvelle-France était un début, elle n’a vraisemblablement pas été un élément fondateur.

C’est dans le chapitre « Bifurcation » que la conception des Québécois en tant que peuple intermédiaire émerge très clairement. Ce chapitre couvre la période allant de 1750 aux années 1840. L’incorporation dans l’Empire britannique et l’arrivée d’immigrants anglophones créent une polarité nouvelle dans le processus de la formation socioculturelle. Inévitablement, la relation a été marquée par des tensions, mais aussi par des occasions d’emprunts mutuels, de mariages mixtes et de métissage culturel. Les Rébellions ne mettent pas ici en scène une nation naissante, qui lutte pour sa liberté et dont les espoirs sont brutalement réprimés, mais sont représentées comme l’expression d’une angoisse — désespérée et dans la confusion — d’une minorité aliénée aux prises avec des restrictions que la majorité trouve tolérables, gérables et, en partie, relativement confortables. Tout au long de cette période, Létourneau suit le chemin sinueux d’une communauté divisée, pourtant soudée, qui fut créée dans les tensions et les transferts de nature culturelle entre « Britanniques et Canadiens ».

Entre 1850 et 1950, environ, l’industrialisation bouleverse et modernise fondamentalement cette société commerciale et agricole « bifurquée ». C’est à ce moment-là que Montréal émerge comme le centre métropolitain d’une économie qui s’étend bien au-delà des limites du Québec. Attirés par la prospérité, les immigrants européens compliquent la donne du mélange culturel. L’urbanisation, l’émigration de masse vers les États-Unis et la croissance de la population aboutissent à une nouvelle donne en matière d’aménagement et d’occupation de l’espace géographique. La question des salaires ouvriers et la formation des classes créent de nouvelles tensions entre les communautés culturelles, et à l’intérieur de celles-ci. Avec cette spirale de tensions et de conflits sociaux apportés par une expansion industrielle rapide, Létourneau revient à son thème principal : « Entre les deux principales communautés génériques du Québec, il existe d’indéniables oppositions, résistances et frottements. C’est dans cette tension plus ou moins vive que s’édifient la culture et la société québécoises modernes (p. 48). »

Dans un autre chapitre, les années 1950 n’apparaissent pas comme une époque de déni et de répression, mais plutôt de tension dynamique entre un désir double : d’une part, maintenir les vieilles pratiques et, d’autre part, devenir une société vraiment moderne. Le génie et la popularité de Duplessis reposaient sur sa capacité à négocier cette ambiguïté, alors que le tissu québécois était tiraillé de part et dpar l’industrialisation, l’urbanisation, la consommation et les médias de masse, l’automobile et les influences culturelles nord-américaines. Dans ces conditions, la Révolution tranquille ne représente pas une rupture fondamentale avec le passé, mais plutôt une réorientation politique et sociale, comparable à celle vécue par de nombreuses sociétés occidentales à la même époque. Le Québec était déjà devenu moderne. Au cours des années 1960 et 1970, le processus a continué à un rythme accéléré, sous l’impulsion d’un État-providence séculaire dont les projets furent tantôt soutenus, tantôt entravés par un fédéralisme centralisé. À cette époque de conscience nationaliste en croissance, Létourneau perçoit la continuation du dualisme et de l’ambivalence qui ont marqué les décennies précédentes. Politiquement, les Québécois se sont définis dans le contexte du dialogue Canada-Québec. Après des générations de changement économique et social, le terme « Québécois » regroupait maintenant tous les résidants au sens géographique, y compris les descendants des Premières Nations, ainsi que les habitants « pure laine » et les immigrants de souche multiraciale récemment arrivés. Tout cela forme un pluralisme dans lequel les individus ont fait des choix en fonction de dimensions nombreuses et complexes qui ont façonné l’identité collective et fabriqué l’Histoire.

Je dois reconnaître que mon bref résumé d’une histoire concise court le risque de devenir une parodie comme 1066 and All That ou comme un roman condensé du Reader’s Digest. Je pense que cette distillation arrive bien à saisir l’esprit du livre. Selon Létourneau, le Québec n’est pas la manifestation d’une idée unique, mais l’interconnexion entre de multiples polarités. Son cheminement n’est pas la ligne de la main qui représente la destinée. C’est une route sinueuse parsemée d’ambiguïtés, de conflits, d’ambivalence et de compromis.

L’interprétation de Létourneau sera jugée à la cour des historiens, en fonction de la preuve existante, et — au Québec — devant les tribunaux nationalistes, où ses conclusions seront évaluées par rapport à la foi. Il se pourrait que l’apostasie nationaliste apparente de l’interprétation soit accueillie favorablement sur le plan politique à l’extérieur du Québec, mais ce serait mal lire le texte. L’Histoire présentée par Létourneau est « indéterministe », pas fédéraliste.

Au-delà des jugements basés sur la preuve et de nature politique, ce petit livre pose de grandes questions aux historiens canadiens. À l’extérieur du Québec, l’étude de l’Histoire de cette province est en chute libre — le pendant des interprétations nationalistes au Québec. Dans ces pages, deux Histoires auparavant distinctes ne fusionnent pas forcément pour en devenir une seule ; il est clair qu’elles s’entremêlent. À la surface, l’accent mis par Létourneau sur le concept de changement au Québec semble isoler la province, mais la manière dont il insiste de façon répétée sur l’importance des forces économiques et intellectuelles qui agissent dans la société permet de relier les dimensions locale et sociale au Québec à un monde d’influences et d’idées beaucoup plus vaste. Létourneau réussit efficacement à replacer l’Histoire québécoise dans un contexte canadien et international plus large. Conséquemment, cela nous incite, nous qui sommes à l’extérieur du Québec, à incorporer cette province de façon plus visible dans notre propre Histoire.

L’approche indéterministe de Létourneau apparaîtra plus familière et plus agréable aux historiens des autres régions du Canada, exception faite d’une bande de marxistes vieillissants. Puisque Létourneau ne met en danger aucune interprétation qui serait actuellement dominante, on trouvera sans doute peu de chercheurs enclins à provoquer un débat passionné pour réfuter sa thèse. Néanmoins, Le Québec, les Québécois est un ouvrage qui met les historiens au défi de recadrer leurs études dans une conception explicite du changement historique, ce que la plupart d’entre nous avons été notoirement réticents à faire.

Pour revenir à mon thème d’ouverture, ce petit livre est caractérisé par une simplicité, une élégance et une envergure qui contrastent avec la fragmentation baroque et le latitudinarisme intellectuel de la discipline historique contemporaine. Létourneau n’a pas peur d’affirmer haut et fort que certaines choses sont plus importantes que d’autres dans la construction de la conscience d’une collectivité et que tout n’est pas bon à retenir. Toutefois, cela ne l’entraîne pas vers la nostalgie de la vieille Histoire politique-constitutionnelle. De façon plus positive, il soutient que c’est le pouvoir d’influencer le changement social qui est le problème central de l’Histoire et que des parcours narratifs solides ne sont possibles que si nous nous élevons au-dessus de nos micro-études, monographies et sous-disciplines pour faire porter notre attention sur la vue d’ensemble.