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Dans Le nouveau roman de l’énergie nationale, Dominique Perron analyse les discours promotionnels présentés par Hydro-Québec – campagnes publicitaires, série télévisée, discours d’inauguration – afin de mettre à jour le « processus de consolidation discursive » (p. 2) entre les représentations symboliques de l’entreprise publique et celles de la nation québécoise. Elle dévoile ainsi la structure d’un « Grand Récit de l’Exploit d’Hydro-Québec » (p. 6), récit qui se veut d’abord et avant tout consensuel et qui se confond au récit national et hégémonique mettant en scène le Canadien français misérable et traditionnel devenu le Québécois « performant » (p. 251) et moderne grâce, entre autres, aux bienfaits de la Révolution tranquille. Mentionnons que l’approche littéraire choisie s’inscrit dans un courant historiographique québécois qui utilise comme principal objet d’étude les représentations symboliques entourant directement ou indirectement Hydro-Québec, comme c’est le cas des récents travaux de Caroline Desbiens.

Parmi les campagnes promotionnelles décortiquées par D. Perron, trois retiennent particulièrement l’attention. Avec On est Hydro-Québécois (1973), l’auteure se penche sur la signification du vocable « Hydro-Québécois » en traçant les premiers traits de l’« homo hydroquebecensis » (p. 250). Selon elle, la « nationalisation symbolique » (p. 261) de l’hydroélectricité devient officielle avec la publicité de 1973, permettant ainsi le développement d’un sentiment identitaire centré sur le territoire du Québec – lieu où la ressource naturelle est puisée et transformée en énergie électrique. Celui-ci prendrait forme à l’intérieur d’un réseau de communication dont les citoyens-consommateurs sont les principaux récepteurs et Hydro-Québec un important émetteur. La symbiose entre les représentations identitaires de l’entreprise et celles de la nation québécoise atteint sa perfection avec les campagnes publicitaires Père et fille. L’énergie qui voit loin (1995) et Une énergie nouvelle (1997). En effet, l’auteure montre que le passé glorieux et consensuel de l’entreprise publique des années 1960 – « l’âge d’or » – se voit pleinement intégré, dans la publicité de 1995, au récit identitaire québécois. Par conséquent, la publicité promeut une fierté nationale auprès des citoyens-consommateurs et inculque à un présent et à un futur possible les valeurs centrées sur le progrès, la technologie, le consensus et l’exploit. Selon la littéraire, la fusion officielle entre le Nous de l’entreprise et le Nous du collectif national survient dans la campagne de 1997, les désirs de la société d’État se voyant entremêlés d’une habile façon avec les représentations hégémoniques de l’avenir de la nation. Hydro-Québec représenterait alors les aspirations du Québec tout entier. Outre les discours promotionnels tirés de campagnes publicitaires, D. Perron examine les discours et représentations véhiculés par la télésérie Les Bâtisseurs d’eau, produite et financée en totalité par Hydro-Québec. Grâce aux représentations véhiculées par les personnages de la série, la société d’État prend soin de relier d’un trait indélébile les réalisations de l’entreprise à la mémoire de la Révolution tranquille et de son nationalisme centré sur le territoire du Québec.

La chercheure en littérature étudie aussi la charge symbolique imposée au barrage Manic 5 dans deux discours politiques, soit celui que Daniel Johnson devait présenter le 26 septembre 1968 pour l’inauguration du barrage Manic 5, ainsi que le discours de René Lévesque du 22 septembre 1978 prononcé en l’honneur de l’inauguration de la centrale Outardes 2. De par ce choix de nouvelles sources, il est intéressant de spécifier que D. Perron glisse d’une analyse de fictions – publicités, télésérie – vers une analyse de discours élaborés par des acteurs politiques. Or, la problématique principale de l’ouvrage visant à analyser le « corpus promotionnel » de la société d’État, ce choix et ce glissement procurent un certain malaise au lecteur. En effet, l’objectif de ces discours n’est pas la promotion des valeurs et représentations véhiculées et voulues par Hydro-Québec et ses dirigeants, mais bel et bien la présentation des valeurs et représentations énoncées par deux premiers ministres. Ceux-ci se concentrent plutôt sur la récupération et l’instrumentalisation de l’image, des réalisations et des planifications d’Hydro-Québec selon des fins partisanes, ou encore selon les besoins promotionnels de l’État faisant face aux aléas de la conjoncture politique.

Toujours en ce qui a trait aux sources, il y a lieu de se questionner sur le choix de ne pas analyser certaines campagnes publicitaires dont les slogans « […] se sont inscrits dans le folklore [ou dans l’imaginaire ?] populaire, tels les mémorables On est 12012 pour assurer votre confort et On est propre, propre, propre. » (p. 247). L’orientation donnée à l’ouvrage aurait certainement permis de réaliser une étude approfondie de ces campagnes qui n’ont pas marqué l’imaginaire collectif des citoyens sans raison. Enfin, en jetant un bref regard au plan choisi afin de présenter les résultats des recherches, il est regrettable que l’analyse ait évacué toute approche chronologique, comme le prouve le dévoilement du cadre temporel utilisé dans chacun des six chapitres : 1997, 1995, 1997, 1968 et 1978, 1964-1986, et 1973. Sans une approche sensible à l’évolution du temps, l’argumentation de l’auteure ne s’avère pas pleinement effective lorsqu’il est question de montrer que le processus de fusion entre le « Grand Récit de l’Exploit d’Hydro-Québec » et le récit de la nation québécoise est apparu graduellement, étant tout d’abord absent dans les années 1960, se pointant pour la première fois avec la campagne publicitaire de 1973 et se concrétisant enfin d’une façon durable dans les discours promotionnels de 1995 et 1997.

Malgré ces quelques remarques moins reluisantes, il faut dire que Le nouveau roman de l’énergie nationale demeure un ouvrage clé pour tous ceux et celles qui cherchent à comprendre comment Hydro-Québec a acquis un capital symbolique énorme au sein de la société québécoise. Il présente d’ailleurs d’innovantes conceptualisations, notamment les passages portant sur la « nationalisation symbolique » de l’hydroélectricité et sur la « colonisation technologique » du territoire québécois. De brillantes réflexions émergent aussi, particulièrement celle sur la mutation symbolique du barrage Manic 5, ouvrage évoquant d’emblée la représentation du contrôle de l’Homme sur la nature et se transformant par la suite en symbole du consensus qui entoure les réalisations d’Hydro-Québec et sa deuxième nationalisation. Rédigée avec une plume qui fait honneur à la langue de Molière, cette monographie s’adresse aux intellectuels universitaires ou autres qui possèdent une bonne connaissance de l’histoire d’Hydro-Québec et du Québec en général et qui sont familiers avec les concepts de mythe, de symbole, de représentations et de récits collectifs et identitaires.