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En se servant un verre d’eau au robinet, puis en l’évacuant plus tard par la toilette, le Montréalais fait quotidiennement un geste en apparence anodin, mais qui n’est pourtant possible que grâce à l’enchevêtrement de deux réseaux de tuyaux serpentant le sous-sol urbain. Deux réseaux ayant contribué à la transformation de la vie urbaine au xixe siècle, mais dont l’histoire restait à écrire. S’inscrivant dans un courant historiographique en croissance sur l’eau, les infrastructures et les services publics urbains, les récents ouvrages de Dany Fougères et de Robert Gagnon viennent combler ce vide. Ensemble, ils présentent un récit complexe et détaillé de la manière dont l’approvisionnement en eau potable et l’évacuation des eaux usées se sont ancrés non seulement dans les pratiques, mais aussi dans les débats politiques et les conceptions sanitaires des habitants et des dirigeants d’une métropole industrielle en plein essor économique et démographique.

Comme le sous-titre de l’ouvrage de Fougères l’indique, l’histoire de l’approvisionnement en eau se présente comme une étude de cas sur le rôle des pouvoirs publics et des intérêts privés dans le champ des services municipaux. À la lumière de documents administratifs, l’auteur examine le cheminement du service d’une sphère à l’autre, transfert qui passe d’abord par la municipalisation du régime de propriété, puis du régime de prestation. Ce faisant, il démontre que la séparation entre le privé et le public est bien plus due aux circonstances du moment et aux choix des acteurs qu’aux principes idéologiques. En effet, si l’entreprise privée fut la première à investir dans l’aventure, c’est bien parce qu’au tournant du xixe siècle, les juges de paix perçoivent l’initiative comme une « curiosité technique » et non comme un service essentiel. Cela leur convient donc très bien de laisser l’entreprise privée assumer les nombreux risques, et c’est dans ce contexte que la Compagnie des propriétaires des eaux de Montréal est créée en 1801. Le projet s’avère toutefois beaucoup plus ardu que prévu sur les plans technique et financier, et la compagnie changera deux fois de mains au cours des quatre décennies suivantes. En expliquant ces méandres, l’auteur plonge aussi dans les questions de coûts reliés au développement et à l’abonnement, les méthodes des entrepreneurs pour subvenir à la demande et les nombreux obstacles techniques auxquels ils font face.

Fougères constate que dans la première moitié du siècle, l’utilisation quotidienne de l’eau, à la fois résidentielle et commerciale, demeure relativement peu enracinée dans les moeurs. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la municipalisation du service ne résulte donc pas de l’élargissement de l’utilisation de la ressource, ni même de la lutte aux incendies, dont les autorités se soucieront plutôt de l’organisation inefficace. D’ailleurs, ce n’est qu’au moment du débat sur la municipalisation de la prestation assurant une distribution plus complète de l’eau que la lutte aux incendies sera évoquée comme justification pour le passage au public. Selon l’auteur, c’est plutôt du côté de la salubrité urbaine qu’il faut chercher l’intérêt de la ville pour l’acquisition du réseau d’approvisionnement. À la suite, entre autres, des épidémies de choléra des années 1830, et dans le contexte de la croyance en la théorie miasmatique, selon laquelle le nettoyage des rues serait le gage d’une meilleure santé publique, les autorités municipales se montrent intéressées à se porter acquéreuses. La municipalisation se fera donc pour des raisons de salubrité publique et non de consommation individuelle.

En raison de sa cherté, l’abonnement au service reste l’apanage d’une minorité, les moins nantis préférant puiser et transporter leur eau eux-mêmes ou avoir recours aux services des porteurs. Aux prises avec d’importantes contraintes techniques, à la fois pour extraire l’eau du fleuve et des rivières ainsi que pour l’acheminer aux abonnées de manière sûre et fiable, et incapable de financer les solutions nécessaires, l’entreprise privée, soucieuse de s’enrichir grâce à la distribution d’eau, doit déclarer forfait. La dernière partie de l’ouvrage porte donc sur les deux étapes de la municipalisation.

Face à l’incapacité des intérêts privés de rentabiliser leurs investissements, ces derniers ne s’opposent en rien aux projets. Mais si le milieu du xixe siècle constitue une période d’expansion du pouvoir municipal, la municipalisation du régime de propriété de l’eau comme telle n’est pas le résultat d’une poussée interventionniste. Selon Fougères, il faut y voir une conjoncture économique et politique n’ayant rien d’inévitable. D’ailleurs, la transaction doit préalablement être approuvée par l’autorité coloniale qui, tout en acceptant l’achat du réseau par la ville en 1845, refuse de lui concéder le monopole sur la prestation. Les Montréalais ne sont donc pas obligés de raccorder leur maison au réseau et peuvent continuer à s’approvisionner par leurs propres moyens. Ce n’est qu’en 1851 que le législateur accorde à la ville le droit d’imposer l’obligation d’usage à tous les habitants. Face aux besoins de financement du nouvel aqueduc, cet outil juridique permet enfin à la ville de recueillir les fonds nécessaires au développement du service.

Basé sur des recherches exhaustives, l’ouvrage de Fougères offre donc un portrait complet de l’approvisionnement en eau, faisant état des aspects techniques, mais aussi juridiques, économiques et politiques, tout en analysant l’imbrication du réseau dans l’espace, dans les pratiques et dans les perceptions du rôle des acteurs publics et privés. C’est un travail de longue haleine donc, mais qui souffre par endroits de sa propre envergure, en n’échappant guère aux embûches d’un ouvrage peut-être trop long pour le sujet, ce qui se traduit par l’excès de détails et une tendance à la répétition. On se désole, par exemple, de lire deux fois en dix pages les mêmes statistiques sur l’estimation de la quantité d’eau consommée chaque jour à Paris ou encore d’être soumis à de nombreuses et longues citations dont le propos aurait facilement pu être résumé.

Beaucoup moins long, l’ouvrage de Robert Gagnon aborde la question des égouts montréalais sur un ton et un style que le lecteur non spécialiste trouvera certes plus abordables. L’auteur entame d’ailleurs son analyse par un chapitre très général dans lequel il retrace le développement des grandes infrastructures urbaines des deux côtés de l’Atlantique, suivi d’un survol du contexte sanitaire, urbanistique et politique ayant permis la construction d’infrastructures à Montréal. Ce n’est qu’au troisième chapitre que Gagnon entre dans le vif du sujet, examinant le système ad hoc par lequel les égouts de la ville coloniale s’installèrent sans plan d’ensemble et au gré des requêtes des citoyens, le plus souvent contraints à participer financièrement aux travaux menés dans leur rue. De fait, l’histoire du système d’égouts montréalais commence véritablement là où celle de Fougères se termine : avec la généralisation de la distribution d’eau au milieu du siècle, un réseau d’évacuation fiable s’impose. Mais comme avec les débats entourant la desserte en eau, la grande question au coeur des tractations entourant l’égouttement sera celle des coûts engendrés. Si la ville fait appel à son inspecteur des chemins pour élaborer un plan global à la fine pointe des connaissances, l’administration se montrera toutefois réticente à investir les sommes considérées faramineuses et finira par tronquer ce plan afin de le rendre plus abordable. Une décision fort imprévoyante à en croire Gagnon, qui soutient que la ville en fera maintes fois les frais, en étant obligée au cours des décennies de refaire des travaux bâclés par souci de frugalité. Cartes à l’appui, l’auteur propose un récit minutieux de la construction des grands égouts collecteurs, leur tracé, leurs caractéristiques techniques, leur financement, le processus décisionnel des autorités municipales, sans oublier le rôle grandissant des citoyens déterminés à pousser leurs élus à remédier à une situation sanitaire jugée de plus en plus intolérable. Enfin, Gagnon se penche aussi sur les développements du dernier tiers du siècle, une fois le système en place et fonctionnel. Si les considérations hygiéniques ayant mené à la création du réseau d’égouts furent marquées par l’idée que l’infrastructure constituerait en soi un remède aux épidémies et aux problèmes de salubrité, de nouveaux acteurs influencés par les découvertes en bactériologie viennent mettre en évidence le rôle des égouts comme pollueurs menaçants pour la santé. En analysant les discours des médecins et des hygiénistes sur les dangers posés par les égouts mal entretenus, Gagnon illustre habilement le rôle du réseau comme conduit d’un nouveau paradigme de santé publique, ainsi que l’évolution des mentalités face à l’environnement urbain et, plus précisément, son impact sur le bien-être des citadins.

Ces deux ouvrages situent donc l’eau, sa consommation et son évacuation, au coeur des préoccupations montréalaises au xixe siècle. Pour les deux historiens, la maîtrise de l’eau, sa gestion efficace et son insertion par étapes dans la vie quotidienne des citadins constituent des éléments clés de l’avènement de la modernité dans la métropole, Gagnon allant jusqu’à en faire l’histoire de « notre » modernité, à la première personne du pluriel. En rationalisant ainsi la ressource, les politiciens, les hommes d’affaires, les ingénieurs et les hygiénistes veulent afficher les idéaux progressistes de leur ville, y améliorer la qualité de vie et en faire un lieu d’échanges et d’affaires. Les deux auteurs abordent donc leur problématique en faisant état de cette diversité de regards sur la gestion de l’eau et ils réussissent à démontrer son imbrication dans de multiples sphères de la vie urbaine, allant des enjeux politiques aux questions sanitaires, des usages individuels à la mise en réseau collective, des débats technologiques aux contraintes réelles liées à l’occupation du territoire. Pourtant, et malgré ce cadre analytique volontairement large, on s’étonne de la forte place occupée dans chacun des ouvrages par la narration strictement technique des méthodes et des procédés, de même que par les multiples péripéties administratives derrière l’installation de ces tuyaux. Si l’eau et l’élargissement de son utilisation par la population sont les moteurs de ces histoires, ils se trouvent souvent, paradoxalement, à jouer un rôle secondaire après les contemplations scientifiques et économiques d’une classe restreinte de la société urbaine. À titre comparatif, rappelons le cas français et la façon dont Jean-Pierre Goubert a, tout en tenant compte des débats scientifiques et politiques, placé l’eau elle-même, plutôt que les structures qui l’encadrent, au centre de son analyse. Cela lui a permis de naviguer parmi les représentations dans les journaux, la transformation du mobilier urbain, les changements dans les pratiques d’hygiène corporelle, le réaménagement des logis, et j’en passe. Bref, si les dimensions techniques, politiques, économiques et sanitaires de la gestion de l’eau sont fort bien présentées, comment cette transformation du rapport à l’eau dans la ville frappe-t-elle l’imaginaire des Montréalais au xixe siècle ? Voilà, en somme, la question qui aurait mérité plus d’attention dans ces deux livres ; une question qui laissera le lecteur sur sa… soif. Cela étant, force est de souligner les contributions de Fougères et de Gagnon pour mieux faire connaître et comprendre la trajectoire du verre d’eau consommé à Montréal.