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Le Montréal de l’après-guerre vibre au rythme d’une scène artistique haute en couleur. Les cabarets, les théâtres et les boîtes à chansons constituent à cette époque un élément clé du dynamisme économique de la cité ainsi que de sa représentation symbolique[2]. Mais la danse, la drogue, les débits de boissons clandestins et la sexualité, qui confèrent à Montréal son caractère de « ville ouverte », attirent aussi l’attention des autorités municipales et religieuses pour qui le phénomène ne constitue rien de moins qu’une corruption des moeurs de la population. Jean Drapeau se fait d’ailleurs élire en 1954 après avoir promis de nettoyer la ville de ses « éléments infâmes ».

Les historiens du Québec ont examiné le processus complexe de fusion entre moralité et administration politique durant les périodes précédant et suivant la Révolution tranquille. Au nombre des sujets étudiés jusqu’à ce jour, mentionnons les cabarets, les maisons de jeu[3] et la prostitution[4]. Notre compréhension de l’histoire de la réglementation de la moralité au Québec est toutefois limitée en raison d’une lacune importante dans les travaux précédemment cités. Cette lacune concerne l’interdiction des journaux jaunes.

Ces publications, les unes en français, les autres en anglais, jouent pourtant un rôle important dans la vie culturelle du Montréal de l’après-guerre[5]. Tout comme les livres de poche qui arrivent de l’Europe et des États-Unis, ces journaux sont désormais accessibles, en raison de leur bas prix, aux petits salariés. Ils remplissent simultanément deux fonctions : documenter et promouvoir la culture des cabarets. Entrevues avec des artistes, photographies et chroniques à potins en dominent le contenu. Les textes sont parfois très courts et se résument à des anecdotes et à des entrefilets croustillants. La teneur du contenu explique partiellement la popularité de ces produits culturels : les Montréalais les achètent et les lisent pour se tenir au courant des loisirs en vogue. Contrairement aux revues et aux livres de poche importés, les publications locales présentent de l’information et des publicités sur les spectacles et les artistes montréalais. Les journaux de langue française attirent particulièrement l’intérêt des lecteurs qui comprennent peu ou pas du tout l’anglais.

Le marché des journaux jaunes à Montréal est important dans les années d’après-guerre. Selon une estimation de 1955, 300 000 revues et petits livres sont mis en vente tous les mois à Montréal[6]. En 1957, le périodique catholique Vrai évalue le tirage mensuel des journaux jaunes, pour l’ensemble du Québec, à 413 000 exemplaires[7]. Mais cette estimation n’est basée que sur onze publications. Comme le nombre de journaux jaunes en circulation à l’époque est beaucoup plus grand, les chiffres cités ne restituent pas pleinement l’importance du marché. En effet, en 1951, la Ligue du Sacré-Coeur affirme, sans aucune équivoque, que « les revues se vendent à la centaine[8] ». Parmi les mieux connues, mentionnons Tous les secrets de l’amour, Montréal Confidential, Allô Police, Flirt et potins, Minuit, Jour et nuit et Nouvelles et potins. Ces publications (et d’autres du même genre) s’achètent dans les kiosques à journaux, dans les pharmacies, dans les restaurants et même dans les cabarets et les boîtes de nuit.

À cette époque, le contenu des journaux jaunes misant fortement sur les loisirs, la sexualité et la vie nocturne et, surtout, leur représentation de Montréal en tant que ville ouverte entrent en conflit avec une vision conservatrice et religieuse du Québec comme société morale[9]. Aussi deviennent-ils la cible par excellence des acteurs religieux et politiques qui revendiquent un assainissement de la moralité autant à Montréal que dans l’ensemble de la province[10]. Le maire Drapeau en parle comme de la « presse pestilentielle » et la tient pour principale responsable de la corruption des moeurs[11]. En 1955, une campagne de censure contre les journaux jaunes est lancée par les Chevaliers de Colomb[12]. S’ensuit une proclamation du cardinal Léger qui stipule que l’Église ne peut guère tolérer un affront aussi grave à la moralité chrétienne[13].

Comme les journaux jaunes ont dans ce contexte servi de fondement pour l’élaboration d’un certain programme moral, nous considérons qu’une analyse approfondie de leur réglementation s’impose. Notre étude couvre les années 1955 à 1975. La première de ces dates coïncide à peu près avec l’élection de Jean Drapeau, en 1954, qui marque un changement important dans l’encadrement de la culture urbaine de Montréal. La seconde, elle, correspond à la disparition de la majorité des cabarets et des journaux jaunes[14].

Bien comprendre la réglementation des journaux jaunes exige que l’on procède à un survol des lois et des mécanismes conçus, mis en place et invoqués par les autorités pour encadrer ce type de publications. Nous nous pencherons plus particulièrement sur les lois, analysant tour à tour la loi provinciale liée à la censure, la loi fédérale sur l’obscénité et les règlements municipaux de la Ville de Montréal qui interdisaient les représentations dites « obscènes » — affiches, photos et même vitrines de magasins étaient ciblées — sur la place publique. Notons qu’en plus d’être touchées par ces lois et règlements, les publications considérées « obscènes » étaient aussi assujetties à la Loi sur les douanes et les impôts. Nous n’abordons cependant pas ici cette facette de la réglementation des journaux jaunes, qui constitue cependant une piste de recherche intéressante pour l’avenir.

Nous identifierons d’abord les divers mécanismes de la censure, notamment les lois provinciale, fédérale et municipale. Nous examinerons ensuite un certain nombre de dossiers de la Cour municipale de Montréal pour comprendre l’application des lois de juridiction fédérale, provinciale et municipale. Cet exercice nous permettra de mieux comprendre les différentes stratégies qui ont été élaborées et déployées à des fins de censure. Finalement, nous examinerons les poursuites entreprises contre les individus et les distributeurs durant les périodes couvertes par notre étude. Bref, nous tenterons, documents et statistiques à l’appui, de tracer un premier portrait de la réglementation de la presse jaune à Montréal.

La loi provinciale

Commençons notre analyse en examinant la loi québécoise sur la censure, la Loi concernant les publications et la morale publique. Adoptée en 1950, cette loi interdit la publication de « toute illustration […] qui évoque des scènes, réelles ou fictives, de crime ou de la vie habituelle des criminels, ou des situations ou attitudes morbides ou obscènes, tendant à corrompre la jeunesse et à dépraver les moeurs[15] ». Le texte de la loi précise que ce ne sont pas les quotidiens, mais les écrits publiés « périodiquement » qui sont visés. Autrement dit, la loi provinciale cible spécifiquement la presse jaune, c’est-à-dire ces revues et ces journaux qui, publiés de façon régulière ou sporadique, sont diffusés à grande échelle. Notons bien que cette loi repose essentiellement sur l’idée de l’immoralité, c’est-à-dire la corruption de la jeunesse québécoise et la dépravation des moeurs.

La réglementation des publications jugées « immorales » est assurée par le Bureau de censure du cinéma de la province, entité institutionnelle déjà existante et ayant pour mandat d’autoriser ou de censurer les images présentées au cinéma. L’adoption de la Loi concernant les publications et la morale publique vient simplement élargir le mandat du Bureau de censure du cinéma. Au niveau administratif, son application dépend de l’initiative du Procureur général qui soumet des publications à l’examen du Bureau de censure. Lorsqu’on considère qu’une publication contrevient à la loi, le Bureau de censure émet une ordonnance qui en interdit la publication et la diffusion. Le Bureau a aussi l’autorité de révoquer une ordonnance émise antérieurement, dans le cas, par exemple, où un éditeur s’engagerait formellement à ne pas reproduire une image « immorale ». Une liste de toutes les ordonnances et des publications interdites par le Bureau constitue l’outil de base servant à la réglementation des revues. Il suffit pour une publication d’apparaître sur cette liste pour que sa diffusion soit interdite partout au Québec. Les services de police l’utilisent lorsqu’ils visitent les kiosques à journaux, les cabarets et les restaurants où se vendent des revues. La liste facilite aussi le travail des groupes religieux et des comités de citoyens préoccupés par cette presse qualifiée de « pestilentielle ». À titre d’exemple, les Ligues du Sacré-Coeur encouragent les citoyens à visiter les kiosques à journaux et leur fournissent des consignes précises au cas où ils trouveraient une revue figurant sur la liste des publications interdites[16].

Ce cadre juridique mène à la création d’une liste de revues interdites au Québec, dont se servent les comités de moralité dans leur lutte contre la presse jaune. Ainsi, malgré le caractère prétendument laïque du contexte dans lequel la loi est appliquée, nous constatons que les groupes religieux exercent une influence assez importante dans l’administration publique au Québec. Cette liste rappelle d’ailleurs l’Index de l’Église catholique, qui avait notamment pour rôle d’interdire les lectures jugées obscènes[17]. La liste des publications interdites émise par le Bureau de censure constitue, tout comme l’Index de l’Église catholique, la base primordiale de la réglementation de la moralité au Québec.

Bien que le rôle du Bureau de censure soit clairement défini, le processus administratif entourant l’application de la loi semble moins évident. Une analyse critique des documents révèle d’ailleurs plusieurs contradictions. La correspondance entre les distributeurs et les éditeurs indique qu’ils désiraient connaître les dispositions de la loi provinciale. Lorsque Select Publishers Representatives Reg’d demande une autorisation pour vendre deux revues, le Bureau de censure répond que son mandat se limite à l’examen des publications soumises par le Procureur général[18]. De même, l’éditeur Belmont Productions Ltd. apprend que le Bureau de censure ne peut évaluer le livre Sex Life of the Modern Adult. Selon le Bureau, la loi ne viserait que les illustrations. Comme le livre en question n’en contient pas, le Bureau considère que l’évaluer ne fait pas partie de son mandat[19]. Ces deux exemples démontrent bien que la censure des revues populaires, dans le cadre de la loi provinciale, s’exerce selon un mode réactif. Ce n’est que sur l’initiative du Procureur général qu’une publication peut être interdite. Les distributeurs et les éditeurs qui souhaitent, avant l’étape de la diffusion, savoir si oui ou non leurs publications seront autorisées n’ont que très peu d’options. Soit ils entament des démarches auprès du Procureur général, lequel peut soumettre leur revue au Bureau de censure, soit ils la distribuent en espérant ne pas devoir faire face plus tard à une poursuite judiciaire ou à tout autre problème du genre.

Un certain manque d’efficacité, ou de clarté du moins, est évident dans la correspondance entre les éditeurs et le Bureau de censure. Ainsi, Swagger Publications veut savoir pourquoi sa publication a été interdite[20]. Un autre éditeur, Volitant Publishing Corporation, résume ainsi le problème : « You will realize that we cannot correct our editorial policy unless we know specifically what has been deemed objectionable by your board. To this end I will be very happy to discuss this matter with you at your convenience during the week of October 23[21]. » Comme le souligne cette lettre, les éditeurs et distributeurs ne possèdent pas les informations dont ils auraient besoin pour bien comprendre les mécanismes de fonctionnement et de mise en application de la loi provinciale sur la censure.

Dans les faits, au Québec, l’infrastructure de la censure liée à la loi provinciale ne peut pas offrir de barèmes ou de cadres pour les éditeurs et les distributeurs de la province. Pour cette raison, nous considérons la nature de la censure liée à la loi provinciale comme étant réactive.

Le manque de clarté du Bureau de censure doit être examiné en fonction de son histoire et en fonction de la conception que le Bureau a de son propre rôle. Le Bureau a été créé en lien direct avec le cinéma au Québec. Son mandat est donc, d’abord et avant tout, lié à cette forme de représentation, ce qui sera confirmé, en 1966, par les responsables du Bureau eux-mêmes. À la suite d’une importante saisie de revues et de publications à Québec, on soumet 38 de ces documents au Bureau pour son évaluation. Une réunion spéciale est alors tenue afin de gérer la situation. Les notes de la réunion sont révélatrices :

La Commission accepte donc toutes ses responsabilités dans l’application de la loi des publications. Cependant, au point de vue de l’administration, on estime que l’examen des publications est une activité seconde. La Commission de censure a d’abord le devoir d’examiner les films. C’est sa raison d’être principale. On continuera donc de s’occuper des publications et magazines à des réunions statutaires et selon une procédure très rigoureuse. Il serait en conséquence inopportun, croyons-nous, de suggérer la formation d’une nouvelle commission d’examen[22].

L’évaluation des publications n’est qu’une activité secondaire. Cette position se trouve renforcée par sa décision de n’examiner que les dernières parutions :

Dorénavant, la Commission n’examinera que les publications parues au cours des douze mois précédant la requête du ministère de la Justice. Elle ne croit pas équitable de procéder à l’examen des publications datant de deux, trois ou même quatre années en arrière[23].

Les statistiques du Bureau confirment que ses responsables ne considéraient pas les publications comme une priorité. En 1965 et 1966, par exemple, 64 publications sont en tout soumises au Bureau. Il y a interdiction dans 11 cas, une acceptation pour 22 revues, une rescision de l’ordonnance pour six publications, alors que 25 publications sont considérées comme n’étant pas du ressort du Bureau[24]. En 1966 et 1967, 83 publications sont soumises au Bureau. De ce nombre, il y a une interdiction, six acceptations, dix rescisions, tandis que 23 revues ne sont pas évaluées, compte tenu de leur contenu. Quarante-trois examens sont suspendus pour des raisons administratives (non précisées par le Bureau) [25]. Dans l’ensemble, ces statistiques indiquent un taux assez faible d’interdiction : des 147 publications soumises à l’examen, seulement 12 d’entre elles reçoivent une interdiction totale, ce qui représente 8 % de l’échantillon. Autrement dit, les chiffres et données fournis par le Bureau de censure (seules les années mentionnées ci-dessus sont disponibles) suggèrent que la Loi concernant les publications et la morale publique n’est pas l’outil de censure le plus efficace pour lutter contre les journaux jaunes, et ce, pour plusieurs raisons :

  • l’exigence qu’une publication soit soumise au Bureau par le Procureur général signifiait que les éditeurs ne pouvaient pas vérifier le statut ou le caractère « obscène » d’une publication avant sa diffusion ;

  • la loi ne visait que les illustrations, négligeant ainsi les autres types de publications ;

  • le Bureau ne communiquait pas clairement aux éditeurs les critères utilisés dans le cadre du processus d’évaluation ;

  • le Bureau considérait l’examen des publications comme étant une « activité seconde » ;

  • les statistiques du Bureau indiquent que la grande majorité des publications soumises n’étaient pas, au final, interdites (dans de nombreux cas, elles ne relevaient même pas de la juridiction du Bureau).

En outre, cette loi provinciale a été déclarée inconstitutionnelle en 1967[26].

La loi fédérale sur l’obscénité

Au cours des années 1950 et 1960, le débat sur la question des représentations « obscènes » occupe une place importante sur la scène publique. Les groupes religieux et les citoyens « moraux » invoquent la loi fédérale déjà en vigueur : comme elle comporte des dispositions pour bannir ce genre de publication, le maire et la police de Montréal n’ont qu’à s’en servir[27] !

Le Code criminel du Canada interdit la publication, la diffusion et même la possession d’images, d’écrits et d’autres documents obscènes. On vise les films, les publications et même les spectacles indécents. En 1949, une abrogation de la loi fédérale rajoute des clauses particulières liées aux « crimes comics » et aux publications présentant des histoires de crimes[28]. Si le texte de la loi fédérale fait référence au concept de « représentation obscène », il n’en précise pas la définition. En effet, au cours des années 1950, un débat et des actions politiques visent à clarifier le sens du terme « obscène ». Un comité sénatorial a pour mandat de définir ce qu’est l’obscénité, afin de proposer des modifications au Code criminel[29]. Ce comité connaît diverses incarnations tout au long des années 1950. Des premières actions et consultations sur la question mènent à la publication d’un rapport en 1953[30]. Ce même travail est repris quelques années plus tard par un nouveau comité présidé par le ministre de la Justice de l’époque, M. E. David Fulton. Les groupes de pression, à l’instar du Comité de moralité publique de Montréal (CMP), revendiquent une définition claire de l’obscénité, faute de quoi, les poursuites judiciaires se solderont, selon eux, par un échec. Dans le mémoire soumis à ce comité en 1959, le CMP de Montréal se plaint des conséquences évidentes d’un manque de clarté au niveau de la définition de l’obscénité :

L’Article 150 de notre Code criminel n’est pas sans mérite, mais son application est pratiquement impossible. Les pouvoirs publics, après quelques tentatives malheureuses, désespèrent d’obtenir des condamnations et se contentent de réclamer une nouvelle définition du mot « obscène »[31].

La réflexion sur la définition de l’obscénité contenue dans le Code criminel débouche, en 1959, sur une révision du texte. Dès lors, toute représentation de la sexualité n’est plus en soi nécessairement une représentation « obscène ». Pour faire l’objet d’une poursuite, une représentation doit comporter un élément d’« exploitation indue[32] ».

Malgré ces débats terminologiques et juridiques, et malgré la position du CMP jugeant la section du Code criminel du Canada concernant l’obscénité inapplicable, les plumitifs de la Cour municipale de Montréal révèlent que des vendeurs de journaux ont bel et bien été poursuivis pour obscénité en fonction du Code criminel. Le tableau 1 présente les cas de censure ayant fait l’objet d’une poursuite à Montréal en fonction du Code criminel[33]. Les statistiques incluent les applications de lois contre les crime comics. Malheureusement, les données ne permettent pas de distinguer les crimes comics des journaux. Elles donnent cependant d’utiles indications sur les poursuites d’obscénité qui ont été intentées contre les publications indépendantes, y compris les journaux jaunes et les crime comics.

Tableau 1

Les cas de censure à Montréal entre 1955 et 1975 liés au Code criminel du Canada et aux règlements municipaux

Les cas de censure à Montréal entre 1955 et 1975 liés au Code criminel du Canada et aux règlements municipaux

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Une comparaison entre les statistiques disponibles sur les cas de censure liés à la loi provinciale et celles de la loi fédérale démontre clairement que les autorités font appel à la loi fédérale beaucoup plus qu’à la loi provinciale dans ce domaine. Entre 1965 et 1967, on dénombre 147 cas de poursuites liés à la loi provinciale et 352 cas de poursuites liés au Code criminel du Canada. Bien que le champ de ces données soit assez restreint, l’étude des plumitifs nous offre quand même une indication importante quant au recours des autorités au Code criminel pour pouvoir censurer la presse jaune. Si notre analyse tient compte jusqu’à maintenant de l’application des lois provinciale et fédérale dans ce domaine, un examen du cadre juridique municipal apportera la touche finale dont nous avons besoin pour obtenir une analyse préliminaire des mécanismes de la censure de la presse jaune à Montréal.

Règlements municipaux

Au niveau municipal, trois règlements déterminent les paramètres de ce qui était considéré comme acceptable en matière de représentation visuelle ou écrite : le 1025, le 2129 et le 2889.

Le principal objectif de ces règlements, tout comme celui des lois provinciale et fédérale, était de contrôler le contenu de la représentation des écrits dans la vie publique et privée de Montréal. Les poursuites intentées contre les vendeurs de journaux — Montréal avait à l’époque des kiosques à journaux dans ses rues — déterminaient ce qui était acceptable, voire ce qui était visible et disponible. Ce travail sur la place publique avait par la suite des conséquences immédiates sur le domaine privé des citoyens de Montréal : une revue non disponible dans un kiosque à journaux ne pouvait pas se trouver, de façon logique, dans la maison privée d’un individu.

Les vendeurs étaient surveillés autant par les comités de citoyens que par les groupes religieux et les forces de l’ordre. Un rapport du service de police de Montréal, par exemple, déclare que les policiers ont effectué 32 078 visites aux endroits où se vendaient journaux et revues (les kiosques, les cabarets, les restaurants et les pharmacies)[34]. Advenant le cas où l’on trouvait une publication considérée obscène, le vendeur était poursuivi en justice. Jusqu’à maintenant, notre analyse suggère que les poursuites judiciaires étaient surtout liées au Code criminel. Un examen des plumitifs de la Cour municipale de Montréal révèle que les autorités municipales ont également appliqué les règlements municipaux afin de censurer les journaux jaunes.

Le tableau 1 présente un survol de ces cas juridiques (données cumulatives regroupant tous les règlements mentionnés). Ces données indiquent que les règlements municipaux faisaient partie intégrante de la lutte contre la presse jaune. Les vendeurs de journaux et de revues prétendument « obscènes » faisaient face à des accusations liées à ces ordonnances municipales. En effet, une comparaison de l’application des lois fédérales et municipales dans le domaine de la censure révèle qu’à certains moments, on a recours aux règlements municipaux beaucoup plus souvent qu’au Code criminel. Par exemple, en 1965, le tableau 1 fait voir 132 cas de poursuites en vertu des règlements municipaux comparativement à seulement 19 infractions au Code criminel. Comme le démontrent les chiffres présentés au tableau 1, la censure des journaux jaunes a été effectuée par les règlements municipaux aussi bien que par le Code criminel. Notre recherche met en lumière, pour la première fois, le rôle des règlements municipaux dans l’histoire de la censure au Québec, puisque les études sur cette question se sont limitées à l’application du Code criminel[35].

Les poursuites intentées contre les distributeurs

Notre analyse de la loi provinciale semble indiquer que les distributeurs de magazines et de revues ne disposaient d’aucun moyen institutionnel pour évaluer leurs publications avant diffusion. L’infrastructure gouvernementale et l’application de la loi fonctionnaient selon un mode réactif. Ces réflexions soulèvent une question importante quant à l’efficacité de la censure. Dans un contexte de réaction, un contexte dans lequel on étudie et poursuit des publications un numéro à la fois, peut-on vraiment parler d’une pratique efficace de la censure ? En dirigeant l’attention vers les distributeurs de magazines et de revues, pouvait-on mieux contrôler la diffusion des publications considérées obscènes ?

Au cours des années 1950, les citoyens du Canada anglais qui s’inquiètent de l’orientation morale de leur société, y compris de la présence des publications « obscènes », posent exactement ce type de questions. En réponse aux pressions exercées par des groupes de femmes et des groupes religieux, le gouvernement albertain met sur pied le Advisory Board on Objectionable Publications (Comité sur les publications malsaines)[36], qui envoie une liste de revues interdites aux distributeurs et sollicite activement leur collaboration. Même si le comité conçoit son rôle comme étant celui de conseiller plutôt que de censeur, la collaboration offerte par les distributeurs crée un contexte politique ayant pour résultat final la censure directe[37]. Or, une telle stratégie s’avère assez efficace : la collaboration des distributeurs fait en sorte que les publications obscènes ne rejoignent même pas les vendeurs, encore moins les individus.

À Montréal, pendant les années 1950, la censure ne s’exerce pas de la même manière qu’en Alberta. La surveillance policière des kiosques à journaux, par exemple, a pour but d’identifier les revues qui pourraient être considérées comme obscènes. Dans ce contexte, les autorités ne collaborent pas avec les distributeurs de revues.

Cela dit, quelques groupes de pression recherchent le concours des vendeurs de journaux. Il s’agit ici d’agir à un niveau moins macrologique que celui des distributeurs mais, en principe, le résultat souhaité est le même : la non-disponibilité des revues malsaines. Ainsi, le Comité de moralité publique de Montréal produit et distribue des pancartes présentant sous un éclairage flatteur la participation active des vendeurs dans la campagne d’assainissement de la ville. Sur l’une d’elles, on peut lire : « Par respect pour nos clients, nous ne vendons pas de journaux à scandales ni de publications obscènes[38]. » Alors qu’en Alberta, c’est l’État même qui sollicite avec succès la collaboration des distributeurs, à Montréal, ce sont plutôt des groupes qui font pression sur les vendeurs de journaux. Cette tentative de collaboration avec les vendeurs représente une autre manière de censurer les journaux jaunes à Montréal.

Si les actions du CMP visent les vendeurs eux-mêmes, la question des distributeurs demeure grande ouverte. En effet, la censure ne serait-elle pas plus efficace si on intervenait directement auprès des distributeurs, empêchant ainsi les publications d’arriver aux vendeurs ?

Cette question est soulevée par Pierre DesMarais, conseiller municipal à la ville de Montréal. En 1959, monsieur DesMarais se demande pourquoi il y a tant de publications obscènes à Montréal et s’interroge sur l’efficacité des stratégies de censure déployées par les autorités policières. Avec sous le bras des journaux achetés dans des kiosques aux quatre coins de la ville, il décide d’aborder la question à l’Hôtel de Ville.

À la réunion du comité exécutif, le 9 décembre 1959, Albert Langlois, directeur du service de police, offre certaines clarifications concernant le travail accompli par les forces policières[39]. Selon monsieur Langlois, le service de police exercerait une surveillance à la fois intensive et continue, ce qui assurerait le bon maintien de l’ordre moral et un contrôle adéquat des publications vendues à Montréal. Il précise que le Service de police a son propre bureau dédié à la lutte contre la littérature obscène, le Bureau de l’aide à la jeunesse.

Le conseiller DesMarais n’accepte pas le portrait de la situation présenté par Langlois. Il lui demande s’il ne serait pas plus efficace de viser directement les distributeurs :

I think that people like Benjamin News, American News or other outfits which make the choice before distributing the magazine know its content, and those are the people responsible after the editor, and they make their own distribution and if there is no case made against them, well, they take it easy. They go on up to the moment the police catches them, and I think we do not employ the proper method, we put too much on the shoulders of the Police. If those distributors were called before the Courts and if evidence was brought against them as to the quality of the literature they distribute, they would not do it again…. Quand on coupe à la source, le reste ne fonctionne pas[40].

Le conseiller DesMarais insiste sur l’importance de son intervention, compte tenu de certaines pratiques des vendeurs dont il dit avoir été témoin. Il soutient que certains vendeurs évitent les poursuites judiciaires en offrant les publications dites obscènes à certaines heures précises, par exemple entre 18h et 19h. Le reste du temps, ces journaux n’étaient pas visibles[41]. Ces pratiques de vente soulignent l’inefficacité des tactiques policières qui ne visent que les vendeurs. Monsieur DesMarais présente ces faits dans le but de convaincre les autorités de l’importance de s’attaquer aux distributeurs si l’on veut véritablement débarrasser la ville de sa littérature obscène.

Une analyse approfondie des poursuites judiciaires liées à la censure ajoute à la compréhension de la situation globale. Dans les plumitifs de la Cour municipale de Montréal, peut-on trouver des indices permettant de croire que la police a poursuivi des distributeurs ? Les statistiques présentées jusqu’à maintenant relèvent-elles de cas individuels, de distributeurs ou bien des deux ? Le tableau 2 offre des réponses concrètes à ces questions. Nous y noterons que, tout au long des années 1950, la vaste majorité des poursuites judiciaires liées à la section 150 du Code criminel étaient intentées contre des individus. En effet, les distributeurs de revues ne semblent pas avoir été visés par les policiers avant 1969. Les données auxquelles nous avons accès démontrent qu’entre 1969 et 1971, les poursuites intentées contre les distributeurs constituaient une partie importante de l’ensemble des cas de censure (de juridiction fédérale) à Montréal.

Tableau 2

Cas de censure et poursuite des distributeurs, juridiction fédérale, Ville de Montréal, 1955-1985

Cas de censure et poursuite des distributeurs, juridiction fédérale, Ville de Montréal, 1955-1985

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Le tableau 3 nous donne des précisions sur les poursuites intentées contre les distributeurs entre 1968 et 1971.

Nous nous attarderons sur deux aspects particuliers de ces statistiques. D’abord, le coût des amendes imposées aux distributeurs surpasse de loin celui des amendes imposées aux individus. Ainsi, en 1969, les Éditions du Siècle sont condamnées à payer 800 $ (plus les frais de cours). Ensuite, à partir de 1970, nous remarquons qu’une amende est imposée pour chaque exemplaire d’une revue quelconque. Pour les distributeurs, il s’agit là d’une pratique policière et juridique très coûteuse. Ces deux aspects de la censure à Montréal nous portent à croire qu’à un certain moment, les autorités municipales ont décidé de cibler les distributeurs de revues[42]. Le nombre de poursuites et le montant élevé des amendes témoignent d’une telle action concertée. L’efficacité de cette mesure se voit dans les statistiques des années suivant 1972. L’absence de poursuites après cette date découle possiblement du fait que les poursuites antérieures ont effectivement empêché les distributeurs de diffuser la littérature obscène.

Tableau 3

Précisions sur la poursuite des distributeurs en lien avec la censure, juridiction fédérale, Ville de Montréal, 1968-1971

Précisions sur la poursuite des distributeurs en lien avec la censure, juridiction fédérale, Ville de Montréal, 1968-1971

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Conclusion

Un portrait préliminaire de la surveillance des journaux jaunes nous fournit des données importantes concernant les mécanismes de contrôle et les contradictions inhérentes à ces stratégies. Trois niveaux judiciaires ont été examinés en lien avec la censure des journaux jaunes à Montréal : la loi provinciale, la loi fédérale et les règlements municipaux. Notre étude fournit une nouvelle perspective sur l’histoire de la censure au Québec, puisque la plupart des recherches québécoises sur ce sujet se limitent à une analyse du Code criminel canadien[43]. Or, notre analyse confirme qu’une loi provinciale et des règlements municipaux ont été invoqués également pour appliquer la censure. En effet, nous avons démontré, à travers une recension des cas de censure dans les plumitifs de la Cour municipale de Montréal, que pendant certaines années, on a eu recours au Code criminel beaucoup plus souvent qu’à la loi provinciale. En élargissant notre étude pour inclure l’application des règlements municipaux liés à la censure, nous avons également constaté que le contrôle des publications obscènes s’exerçait au moyen d’un cadre juridique municipal. Finalement, les données des plumitifs de la Cour municipale que nous avons recueillies nous racontent une histoire de la censure où les autorités policières et judiciaires s’attaquent aux distributeurs de revues eux-mêmes. Cette dernière tactique semble avoir été assez efficace, aucun cas de censure, interpellant un distributeur après la période intense de 1969 à 1971, n’a été documenté.

Les historiens et historiennes qui s’intéressent à la réglementation de la culture populaire, ou même à la réglementation de la société plus largement, peuvent s’inspirer de notre portrait de l’histoire de la censure au Québec. Une analyse approfondie de la réglementation ne peut pas se limiter au Code criminel, mais doit prendre en considération d’autres instances et niveaux judiciaires. À cet égard, notre premier portrait de la réglementation des journaux jaunes offre quelques réflexions méthodologiques pour la recherche historique. Viviane Namaste est professeure agrégée et directrice par intérim de l’Institut Simone de Beauvoir à l’Université Concordia. Elle est l’auteure de C’était du spectacle! L’histoire des artistes transsexuelles à Montréal, 1955-1985 (Montréal, McGill-Queens University Press, 2005), Sex Change, Social Change : Reflections on Identity, Institutions and Imperialism (Toronto, Women’s Press, 2005) et Invisible Lives : The Erasure of Transsexual and Transgendered People (Chicago, University of Chicago Press, 2000).