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Les sulpiciens sont riches. Immensément riches. Cet ouvrage, qui célèbre le 350e anniversaire de leur arrivée à Montréal, en est la meilleure preuve. Rarement a-t-on vu un ouvrage aussi riche, riche de science, riche d’archives, riche d’illustrations : 48 planches couleur et 159 illustrations, dues à la recherche iconographique de Jacques Des Rochers. Riche d’auteurs aussi, puisqu’ils sont quinze, auxquels s’ajoutent vingt assistants de recherche. On n’ose imaginer combien a pu coûter ce livre. Signe de munificence ultime, les Messieurs nous offrent ce magnifique ouvrage au prix d’aubaine de 40 $. Un lancement à tout casser a eu lieu le 27 février 2007 au Musée des beaux-arts de Montréal, qui accueille du 12 septembre au 9 décembre 2007 l’exposition « L’héritage artistique des Sulpiciens de Montréal ». Cette heureuse conjonction nous vaut cette riche iconographie, dont quelques pièces sont sans doute peu utiles, mais dont la grande majorité vient illustrer le propos de manière fort pertinente, telle cette représentation d’un prédicateur à Notre-Dame en 1841, qui ouvre le chapitre sur la prédication (p. 216). Pour en terminer avec la forme, les notes sont au bas des pages, ce qui rend la lecture des plus agréables (et utiles).

Mais c’est surtout le contenu qui nous importe ici. D’emblée, on peut dire qu’il dépasse, et de loin, ce à quoi on s’attend dans un livre commémoratif de ce genre. Le projet a été pris en charge par trois des meilleurs historiens de l’Université de Montréal. Sachant tout ce que cette université doit à la Compagnie de Saint-Sulpice, ce n’est là qu’un juste retour des choses. Même si Dominique Deslandres, John A. Dickinson et Ollivier Hubert sont tous trois spécialisés dans la période préindustrielle, le traitement de la période contemporaine est parfaitement assuré, grâce sans doute à la curiosité de Dickinson, qui semble se passionner pour les histoires sombres et complexes comme la faillite des sulpiciens, qu’il appelle dans son historique « la catastrophe » (1921-1937) ou encore les relations tumultueuses des sulpiciens avec les Amérindiens d’Oka, qu’il désigne comme « la révolte et l’apostasie des Iroquois ». Cette crise culmine vers 1875-1877, alors que la chapelle protestante, l’église et le presbytère catholiques sont tour à tour incendiés. À eux seuls, ces trois auteurs principaux ont rédigé 11 des 21 chapitres et 56 % de l’ensemble du livre. Ils se sont entourés de 11 autres auteurs, qui sont déjà connus pour leur thèse sur les sulpiciens (Louis Rousseau, Brigitte Caulier), ou qui apportent une contribution originale à partir de leur propre spécialité (Jean-Claude Robert sur Montréal, Sherry Olson sur les Irlandais, Christine Hudon sur le grand séminaire, Jacques Lachapelle sur l’architecture…).

Dans l’ensemble, le plan de l’ouvrage, plutôt thématique, est assez réussi. Les six premiers chapitres tentent de répondre à la question : qui sont les sulpiciens ? Leur fondation est traitée par D. Deslandres, grande connaisseure du xviie siècle français, ce qui nous vaut un court chapitre, bien ramassé, sur la réforme du clergé, les séminaires, les compagnies de prêtres et la fondation de Jean-Jacques Olier, curé de Saint-Sulpice à Paris (1642-1657). Suit un long chapitre de J. A. Dickinson, qui résume en 50 pages l’histoire des sulpiciens à Montréal, sur un plan chronologique en sept parties bien équilibrées, véritable tour de force. On y voit en particulier la place centrale de la paroisse et les conflits de nationalités. Une dizaine de chapitres traitent des différentes activités des Messieurs : prédication (L. Rousseau), charité (J.-M. Fecteau et É. Vaillancourt), confréries (B. Caulier), Irlandais (S. Olson), communautés religieuses (D. Deslandres), maisons d’éducation.

Les cinq derniers chapitres portent le même titre : Stratégies culturelles sulpiciennes et traitent de différents aspects : le livre (O. Hubert), la musique (É. Gallat-Morin), le chant (P.-A. Dubois), les beaux-arts (J. Des Rochers) et l’architecture (J. Lachapelle). À première vue astucieux, ce parti ne réussit pas à cacher une double maladresse. D’une part, le chant fait manifestement partie de la musique, d’autre part, le petit chapitre de Paul-André Dubois ne traite que d’un aspect bien particulier du chant, à savoir le chant en langues amérindiennes. De toute évidence, cette section aurait mieux figuré dans le chapitre sur les missions amérindiennes. D’autant que ce chapitre, rédigé par J. A. Dickinson, est assez mal ficelé, puisqu’il réunit sous un même chapeau deux éléments complètement différents : les missions auprès des Amérindiens, à Montréal-Oka surtout, et l’ouverture de grands séminaires au Japon et en Amérique latine, qui aurait bien mérité un chapitre à elle seule, vu l’importance de ces développements du xxe siècle pour le recrutement de la compagnie. À l’inverse, le chapitre fort ténu (8 pages) consacré aux camps de vacances aurait dû être intégré à ceux qui traitent des maisons d’éducation.

Le titre de l’ouvrage : Les Sulpiciens de Montréal. Une histoire de pouvoir et de discrétion, me paraît une évocation d’une grande justesse. L’action des sulpiciens de la province du Canada est très centrée sur Montréal, où les Messieurs ont longtemps voulu exercer un pouvoir, qu’ils exercent sans doute encore aujourd’hui, mais dans la discrétion, qui fait partie des grandes vertus qu’ils s’activent à inculquer au clergé : l’obéissance, la gravité et la modestie (p. 25). Les sulpiciens ne sont pas une communauté religieuse. Ce sont des prêtres séculiers, qui restent propriétaires de leurs biens, mais qui vivent en commun. Leur oeuvre principale est la direction de séminaires, entendons de grands séminaires pour la formation des prêtres.

Il n’est pas pensable de présenter ici chacun des chapitres, mais j’aimerais faire ressortir quelques traits de certains d’entre eux. Bon connaisseur de l’histoire économique, Dickinson s’est chargé du chapitre sur le rôle des sulpiciens comme seigneurs et propriétaires. Il montre leur activité économique dans leurs trois seigneuries (Montréal, Saint-Sulpice, Deux-Montagnes), leurs démarches pour conserver leurs biens, qui aboutissent à l’ordonnance de 1840, leurs investissements (dans le Grand Tronc, par exemple) et leurs dépenses, notamment pour les maisons d’éducation, y compris l’Université Laval à Montréal. On aurait peut-être souhaité qu’il utilise davantage le travail de Brian Young sur le séminaire de Montréal « as a business institution ». Dickinson présente plutôt cette activité sous l’angle d’« une logique ecclésiastique de l’économie ». La section sur la crise financière, aiguë entre 1920 et 1937, tente de démêler un écheveau particulièrement inextricable. Même si on ne réussit pas à s’y retrouver entièrement, c’est de loin le meilleur traitement disponible de la question.

O. Hubert a produit un chapitre intéressant sur les 644 sulpiciens de la province du Canada qu’il a pu repérer entre 1657 et 2006. Grâce à une banque de données, il essaie d’en présenter une biographie collective. La question des nationalités y tient une grande place. De ces sulpiciens, 295 sont canadiens et 265 français. La liste complète de ces 644 sulpiciens est fournie en annexe ; on regrette cependant qu’on ait confondu dans une même colonne « année de sortie » les décès, les véritables sorties, ou le départ de la province du Canada. On regrette aussi que la liste des supérieurs ne soit pas reproduite : supérieurs de Paris, supérieurs de Montréal. On la trouve bien dans Les Prêtres de Saint-Sulpice au Canada (1992, 407, 409), mais il eût été si commode de pouvoir la consulter ici.

Hubert a aussi écrit le chapitre sur les collèges. D’une écriture très vivante, ce chapitre m’a paru une vraie merveille. Il situe bien les faits, souligne les enjeux majeurs, sans bavardage. Le chapitre commence par la question des petites écoles, puisque jusqu’en 1867 au moins, les sulpiciens ont voulu contrôler l’éducation. Pour leurs propres maisons, du niveau secondaire (collège Saint-Raphaël, petit séminaire de Montréal, collège de Montréal, séminaire de philosophie, collège André-Grasset…), ils ont oscillé entre le désir de former de futurs prêtres et celui d’éduquer l’élite (française) de la société montréalaise. Cette activité d’éducation secondaire a été abandonnée en 1994.

J’attendais beaucoup du chapitre de Jacques Des Rochers, responsable de l’iconographie de si belle qualité. Mais j’en ai été plutôt déçu… Certes, l’iconographie qui l’illustre est magnifique, mais on reste sur son appétit, si toutefois on réussit à pénétrer dans les arcanes d’un texte difficilement accessible. Peut-être, me disais-je, cette déception est-elle due à la fatigue de 500 pages de lecture ? Mais non, puisque le chapitre suivant (et dernier), de Jacques Lachapelle, sur l’architecture, m’a absolument fasciné. Le texte est aussi compétent qu’intéressant. L’analyse des styles architecturaux est reliée aux courants de la société. Pour ne donner qu’un exemple, la reconstruction de l’église Notre-Dame, dans les années 1820, donne lieu à une rivalité entre deux tendances : l’affirmation nationale et l’influence britannique. Au point que la façade de l’ancienne église Notre-Dame sera transportée devant la chapelle des récollets ! Les Messieurs préfèrent, de leur côté, engager un architecte new-yorkais, James O’Donnell. Quelle différence, quand, cent ans plus tard, les sulpiciens, devenus majoritairement canadiens, lanceront un concours d’architecture pour la bibliothèque Saint-Sulpice réservé aux seuls architectes canadiens-français !

Souvent, cet ouvrage nous lance sur des pistes de recherche. Ainsi, ce chapitre, comme celui sur l’éducation, suggère à l’évidence qu’une biographie d’Olivier Maurault (1886-1968) serait un sujet de thèse d’un intérêt vraiment exceptionnel. Et les sources sont là qui attendent les chercheurs, comme le disent bien les auteurs.

Je ne sais si les sulpiciens de Montréal peuvent être fiers de leur histoire, mais je suis certain que les trois historiens qui l’ont écrite et leurs collaborateurs peuvent être très fiers de l’ouvrage qu’ils en ont tiré. La dernière phrase de leur avant-propos donne bien le ton de l’ensemble : « Tous ces travaux [autour du 350e anniversaire] font apparaître les Sulpiciens comme des hommes de pouvoir, à la tête de multiples réseaux, respectueux des autorités constituées, pragmatiques et discrets, conservateurs par principe mais sachant s’adapter au besoin. »