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Dans ce livre, Ian McKay se lance dans une exploration de « reconnaissance » sur le terrain miné de l’histoire de la gauche canadienne. Cet essai concis précède la publication prochaine d’une histoire de la gauche canadienne en trois volumes. Étant donné la grande qualité de l’ensemble de la production de ce chercheur, aucun doute que ce projet sera une contribution majeure à l’histoire canadienne. En attendant, l’auteur nous invite à prendre connaissance des fondements de sa vision personnelle de cette histoire dans cet essai stimulant et engagé. S’adressant tout autant aux historiens de la gauche qu’aux militants, ce livre tente de refonder une gauche éclatée en repensant son histoire dans sa globalité. Au lieu des débats doctrinaires qui ont profondément divisé la gauche, McKay propose plutôt une histoire du socialisme canadien qui accorderait moins d’attention aux divisions internes afin de mieux souligner la profondeur des aspirations communes qui l’ont marquée.

McKay définit d’une façon large et inclusive le projet de la gauche, soit celui d’une « utopie réelle » qui oppose au « monde [capitaliste] de la nécessité » un « monde [socialiste] de liberté », d’une utopie qui pousse à élargir l’espace démocratique en expérimentant « la possibilité objective de vivre autrement ». Plutôt que de restreindre d’une façon essentialiste cette utopie à un noyau dur de convictions doctrinaires intemporelles, McKay propose une définition ouverte et susceptible d’être historicisée autour de préoccupations à l’égard des injustices de l’ordre libéral, de la nécessité d’une transformation sociale et de la possibilité d’une alternative démocratique. Ce qui permet d’envisager l’existence d’une gauche radicale plurielle autour de ce large pôle de préoccupations communes. Cette définition non essentialiste du projet socialiste implique une réévaluation de la place de son sujet historique traditionnel : la classe ouvrière. L’auteur évoque, à côté de l’expérience du salariat industriel, plusieurs autres « chemins » vers la conscience socialiste : les expériences relatives aux inégalités ethniques, nationales, sexuelles, générationnelles, mondiales, de même que l’inspiration que peuvent provoquer la religion et la science dans notre capacité de refuser le monde de nécessité.

À partir de ces réflexions, McKay approfondit les fondements de sa stratégie de reconnaissance. L’historiographie, en construisant traditionnellement le récit « vertical » d’un sujet (les syndiqués, les communistes, les néo-démocrates, etc.), a négligé le fait que ces acteurs font face aux mêmes enjeux qui changent dans le temps et dans l’espace. Pour l’auteur, la stratégie de reconnaissance doit plutôt s’attarder à comprendre la logique « horizontale » de la lutte elle-même, cherchant moins à établir de (fausses) continuités verticales entre diverses générations de militants qu’à établir ce qui constitue le coeur de l’opposition pour les acteurs d’une gauche plurielle à une époque donnée. Pour saisir cette logique, l’auteur propose de réfléchir à partir de ce qu’il appelle les « événements matrices » (matrix-events) qui provoquent une remise en cause de l’ordre hégémonique. Ces événements (crises économiques, guerres, etc.) ouvrent la porte à de grands « moments de refus », à une prise de conscience aiguë de la réelle possibilité de vivre autrement. C’est ainsi que naît ce que l’auteur appelle une « formation » de gauche, au-delà de la pluralité des sujets et des conflits qui la divisent.

Que signifie expérimenter « la possibilité objective de vivre autrement » dans le contexte spécifique canadien ? Il faut ici saisir ce qui fait l’originalité du « projet libéral canadien », soit la mise en place, dès les années 1840, d’un ordre libéral très méfiant à l’égard des débordements démocratiques populaires. La puissance de cet ordre libéral a façonné la gauche canadienne et l’a entraînée dans une lutte interminable autour de la définition même de la démocratie. McKay montre que la gauche canadienne se définit essentiellement dans le contexte de cette longue et difficile « guerre de position » sur le terrain de l’hégémonie, tentant continuellement d’étendre l’espace démocratique à l’intérieur d’un ordre libéral autoritaire. C’est précisément lors des « événements matrices » que la prétention de l’ordre libéral à représenter l’horizon indépassable des attentes démocratiques semble la plus vulnérable, ouvrant ainsi la voie aux grands moments de refus qui ont marqué l’histoire de la gauche canadienne.

Dans son dernier chapitre, McKay retrace cinq formations de la gauche canadienne, et donc autant de « grands moments de refus », depuis la fin du xixe siècle. Entre 1890 et 1920, la gauche est fortement imprégnée selon McKay par l’évolutionnisme social de Marx et Spencer, laissant entrevoir une « vie autre » qui serait le prolongement du progrès de la société occidentale. Entre 1920 et le milieu des années 1930, la formation de gauche est plutôt marquée par le communisme, alors que la question de la révolution s’impose comme étape nécessaire dans l’accomplissement d’un monde différent. À partir du milieu des années 1930, jusqu’à la fin des années 1950, c’est plutôt le « radicalisme planificateur » qui constitue le modèle de référence qui nourrit l’espoir d’un avenir meilleur. Entre 1960 à 1980, la formation de gauche est plutôt marquée par une critique radicale des utopies révolutionnaire et planificatrice, la possibilité objective de vivre autrement se caractérisant désormais par l’émancipation libertaire et la démocratie directe. À partir des années 1970 jusqu’aux années 1990, on assiste à la formation d’une gauche féministe qui imagine un monde débarrassé des formes d’oppression patriarcale. Ce chapitre se conclut sur une éventuelle sixième formation, pour l’instant en chantier, inspirée par la possibilité d’une communauté politique mondiale juste.

Au terme de la lecture de cet essai, Ian McKay a réussi le pari d’expliquer, d’une façon très claire, des enjeux sociaux, politiques et idéologiques cruciaux pour nos sociétés. Même s’il affiche un style engagé, McKay n’adopte pourtant pas la position méprisante de l’avant-garde intellectuelle qui désespère d’une gauche déviant toujours de sa « véritable » mission historique. L’auteur en appelle plutôt à un véritable dialogue avec le passé afin de s’en inspirer pour nourrir cette conviction essentielle qu’il est toujours possible « de vivre autrement ». À cet égard, la gauche canadienne peut aborder l’avenir avec confiance puisque son histoire démontre qu’elle a non seulement réussi à maintenir vivant l’espoir d’un monde différent, mais qu’elle a également élargi la culture démocratique canadienne dans un environnement pourtant hostile. Plus qu’une histoire du socialisme, ce livre est finalement une réflexion profonde sur notre rapport au passé, sur ses inépuisables ressources pour l’action citoyenne dans la société actuelle.