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Life After Île Ste-Croix présente les fêtes organisées pour le 400e anniversaire de l’hivernage en 1604 d’une trentaine de Français, dont Charles Dugua de Monts et Samuel de Champlain, à l’île Sainte-Croix au milieu du fleuve du même nom. Au fil des 63 minutes que dure ce documentaire, l’auditoire est appelé à écouter les doléances des intervenants des trois groupes impliqués dans les commémorations, les résidants anglophones de la vallée du fleuve Sainte-Croix (du Maine ou Néo-Brunswickois), les Acadiens du Nouveau-Brunswick et surtout les Passamaquoddy des deux côtés de la frontière canado-américaine. Sans aucune forme de narration, le film laisse son auditoire à lui-même devant les interventions des participants. Sachant que Ronald Rudin s’est particulièrement intéressé ces dernières années aux discours officiels dans les cadres commémoratifs, il appert que ce documentaire cherche à montrer comment trois discours, trois objectifs parfaitement divergents peuvent coexister pendant le même événement.

Divisé en cinq parties, le film présente en premier la conception que les trois groupes se font des événements de 1604 dans « What Happened in 1604 ? ». En second lieu, « Who Remembers… and Why ? » insiste sur les objectifs contradictoires du comité coordinateur des fêtes et des Passamaquoddy et présente les difficultés que les deux groupes ont rencontrées pendant l’organisation. On apprend que les anglophones du comité coordinateur voyaient les fêtes comme une occasion d’attirer les touristes et les ressources dans la vallée de la Sainte-Croix, en plus de vouloir faire de celle-ci le berceau de la présence française en Amérique. En attirant le regard du monde sur leur région, ils espéraient démontrer que cette histoire est d’abord la leur, et non uniquement celle des Acadiens qui n’y vivent plus. Les Passamaquoddy, pour leur part, désiraient présenter la « vraie histoire » de cet hivernage durant lequel sans l’accueil et l’amitié des Amérindiens, l’aventure aurait très mal fini. Ils espéraient renouer avec les Acadiens, se souvenir du « vrai passé » (pas celui que racontent les Blancs), enseigner l’histoire passamaquoddy aux générations à venir et sensibiliser les populations du Canada et des États-Unis à leur existence et à la validité de leurs demandes ancestrales.

Les Acadiens, de leur côté, n’apparaissent pas comme des acteurs dans ces fêtes, mais comme ceux qui désirent s’approprier l’histoire de l’île Sainte-Croix et l’enlever aux deux autres groupes. La vision acadienne est délégitimisée par les autres intervenants, en particulier Norma Stewart, directrice exécutive du comité coordinateur, qui explique avec force détails comment ils se sont souvent butés aux refus de financement de la « bureaucratie francophone ». Maria Kulcher, directrice canadienne du même comité, explique pour sa part que les Acadiens ne se rendent tout simplement pas compte que l’hiver 1604 était le début d’une histoire bien plus grande et importante que la simple histoire acadienne ; c’était le début du Canada. La volonté des Acadiens d’identifier cet hiver avec le début de leur histoire nationale est systématiquement mise de côté par les membres du comité coordinateur autant que par les réalisateur et producteur. À l’exception de Viola Léger, aucun des Acadiens qui s’expriment dans le film (dont Maurice Basque) n’est membre de l’organisation des célébrations et leurs interventions n’ont le plus souvent pas été filmées sur les lieux des fêtes, mais ailleurs au Nouveau-Brunswick. L’effet en est un de distance et de mise de côté. Les Acadiens apparaissent comme ceux qui refusent les efforts de réconciliation tentés par les Anglophones et les Passamaquoddy.

C’est dans la troisième et plus longue partie, « Remembering the Passamaquoddy of Canada », que Rudin et Aristimuño semblent révéler leur parti pris. Le film dénonce en effet la mise à l’écart des Passamaquoddy canadiens par les divers niveaux de gouvernement de ce côté-ci de la frontière et met en relief la volonté de cette première nation d’utiliser les fêtes de 2004 pour obtenir une reconnaissance officielle de leur existence et de leurs terres. Dans cette longue parenthèse, Rudin et Aristimuño surcompensent pour l’oubli que ce peuple a subi depuis la fin du XIXe siècle, depuis que le gouvernement fédéral ne reconnaît plus l’existence de cette nation sur le territoire canadien. Ainsi, le film présente de longs extraits d’entrevues avec Donald Soctomah, officier de la préservation historique de la Nation Passamaquoddy (Maine), et avec Hugh Akagi, Chef de la Bande Schoodik de la Première Nation Passamaquoddy (Nouveau-Brunswick).

La quatrième partie, « Remembering on the Main Stage », démontre d’autant mieux le dialogue de sourds entre les trois groupes que seuls les Passamaquoddy semblent réellement ouverts à un réel échange avec les autres et à un partage de leur vision historique. Les intervenants acadiens n’en paraissent que plus distants et plus détachés de la réalité historique présentée par Rudin et Aristimuño. L’intervention de Paul Martin, alors Premier ministre du Canada, expliquant que l’accueil des Passamaquoddy envers les explorateurs français n’est qu’une autre preuve des valeurs fondamentales canadiennes ne fait que renforcer cette impression.

La conclusion, « Life After Île Ste-Croix », ne traite aucunement des Acadiens. Elle met en lumière que les Anglophones de la vallée de la Sainte-Croix et les Passamaquoddy n’ont pas réussi à réaliser tous leurs objectifs. Les retombées tangibles des fêtes de l’été 2004 sont bien minces, si on les compare aux espoirs entretenus par les deux groupes au départ. En somme, dans la version des événements présentée par Rudin et Aristimuño, il reste encore beaucoup de travail à faire.

Malheureusement, ce film n’est ni un bon documentaire ni une présentation équitable des enjeux. Les efforts du réalisateur et du producteur pour mettre de l’avant la négligence subie par les Passamaquoddy canadiens et leur version de l’histoire sont extrêmement louables. Mais sans aucune narration apportant une analyse impartiale, cette Première Nation semble sans reproche. Les intérêts des Anglophones de la vallée de la Sainte-Croix apparaissent uniquement pécuniaires et les Acadiens semblent ethnocentriques et distants. De la part de Rudin, qui fraie avec l’étude des commémorations depuis plusieurs années, c’est très décevant.