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Tout article peut être un (pré)texte. Prétexte, à partir d’un cas donné, à réfléchir sur un espace, ou sur un temps. L’alibi à la base de la présente réflexion est constitué par le travail d’un collègue et d’un ami. Le livre de Donald Fyson[2] est un travail important dont il faut souligner les énormes mérites. Il s’agit, disons le tout de go, d’une des plus belles monographies, à mon sens, à avoir été publiées sur le Bas-Canada depuis une ou deux décennies. Ce livre constitue une étude précise et d’une grande sensibilité historique du fonctionnement du pouvoir local au Bas-Canada entre la Conquête et les Rébellions de 1837. Plus précisément, Fyson s’attache à analyser en profondeur ce qui constitue peut-être l’élément essentiel de ce pouvoir, soit le système judiciaire et son représentant principal, le magistrat ou juge de paix. Nous avons ici une étude fascinante du fonctionnement « par le bas » de ce système, attentive à toutes les dimensions du maintien de l’ordre et de la résolution des tensions, tant en ville qu’à la campagne. À ma connaissance, jamais le pouvoir local au Bas-Canada n’a été analysé avec ce degré de finesse et d’érudition[3].

Ainsi, alors que les travaux antérieurs s’étaient surtout concentrés sur les hautes sphères de l’appareil de justice (notamment le rôle des juges, la Cour du Banc du Roi ou la législation criminelle), Fyson part du « terrain » où se pratique le quotidien du droit et du maintien de l’ordre. Il illustre notamment le rôle important des juges de paix, agissant collectivement en Session de quartier ou à titre individuel. Il analyse leur rapport au pouvoir central mais surtout leur action auprès des justiciables. De même, son étude minutieuse du fonctionnement des forces policières permet de jeter un regard d’une précision inégalée à ce jour sur ce personnel souvent décrié ou raillé par les critiques de l’« ordre ancien ». Sa connaissance approfondie des dossiers judiciaires nous donne aussi un aperçu d’une grande clarté sur le recours à l’appareil de justice, notamment de la part des classes populaires. On a ici un exemple particulièrement éloquent de la pertinence d’une approche « from the bottom up » en histoire du droit. Une approche également sensible aux rapports de pouvoir, notamment symboliques, dont sont imprégnés tant les rituels de justice que l’architecture des cours.

L’acquis principal de l’oeuvre de Fyson, qui fait se démarquer son livre de la littérature produite à ce jour sur la question, tant au Québec qu’au Canada, est la finesse et la précision avec laquelle il met à jour, à partir des témoignages directs issus de la pratique quotidienne de la justice, la logique sociale en opération en matière de pouvoir et de droit dans la société en transition vers la modernité. Contre les lectures trop rapides qui, voulant insister sur les mutations survenues au xixe siècle dans le monde occidental, n’ont souvent pas hésité à grossir le trait sur les « insuffisances » du système de régulation d’Ancien Régime, Fyson montre, avec grande éloquence, combien l’appareil de justice et les instruments de pouvoir mis en place sont sensibles au temps, savent se transformer pour affronter des défis nouveaux, et surtout relèvent d’une rationalité que des historiens trop pressés n’ont pas su repérer. L’auteur prend très au sérieux la logique opératoire derrière le fonctionnement de ce système, et montre comment elle s’exprime dans la pratique de tous les jours. C’est un acquis essentiel, que les remarques qui suivent ne doivent pas faire oublier, et qui fait qu’à mon sens ce livre deviendra une incontournable référence pour qui veut comprendre la société bas-canadienne de l’époque.

Ces quelques éléments soulevés trop rapidement, dans un texte qui se veut plutôt une note critique qu’un compte rendu détaillé, ne rendent pas justice, j’en suis bien conscient, à l’énorme travail de dépouillement et d’analyse qui sous-tend le livre de Donald Fyson. Il suffira de dire pour notre propos qu’on est ici en présence d’un très bel exemple d’une pratique historique toute imprégnée de rigueur intelligente et de profonde érudition. C’est justement parce que ce livre représente ce qui se fait de mieux dans l’historiographie actuelle que je voudrais en faire le socle d’un débat sur certaines questions centrales de l’écriture de l’histoire aujourd’hui. En effet, ce livre nous donne l’occasion d’interroger de façon critique certaines tendances présentes dans l’historiographie actuelle, notamment (mais pas seulement) canadienne et québécoise, tendances dont cette monographie me semble un bon exemple.

En effet, l’analyse que l’on retrouve ici me semble une parfaite illustration des apories d’un type d’écriture historique que je crois dominant aujourd’hui[4]. Ces apories sont de trois types : une histoire à « figure imposée », une histoire qui surestime la « pratique » et une histoire qui se vautre complaisamment dans l’« incrémental ».

1 - Les figures imposées de l’analyse historique

Un des acquis les plus centraux de la discipline historique depuis au moins une génération est l’intégration profonde dans la pratique historienne des dimensions de genre et de classe[5]. Étudier l’incidence de la domination de classe ou du patriarcat ne relève plus seulement d’une histoire militante ou politiquement éveillée aux injustices du passé, mais d’un réflexe analytique premier fondé sur une historiographie qui a acquis depuis longtemps ses lettres de noblesse scientifiques. Tellement que l’analyse de ces dimensions de la réalité historique (les classes et le genre) est devenue comme un passage obligé, voire une figure imposée (au sens qu’on lui donne en patin artistique) qui fait que tout historien « sérieux » ne saurait éviter d’évoquer explicitement ces aspects. De question fondamentale, le traitement de ces dimensions a subtilement glissé vers l’injonction normative, et est devenu comme un rite de passage pour toute étude qui se veut un tant soit peu approfondie d’un phénomène. Il en est de même, dans certains cas, de l’étude des minorités « visibles ».

Donald Fyson s’est plié à cet exercice dans son étude et montre comment en effet les rapports de classe et de genre, comme la présence des Noirs et des Amérindiens, ont une incidence particulière (quoique mineure dans le cas de ces derniers) sur le fonctionnement de l’appareil de justice. Le fait qu’il consacre une vingtaine de pages (p. 290-308) à ces trois « biais structuraux », comme il les appelle, est en cela révélateur. Non pas que l’analyse faite ici ne soit pas pertinente, bien au contraire. Ce qui est remarquable ici est, d’abord, la position implicite adoptée : les rapports de domination de classe et de genre sont structuraux et s’imposent d’évidence : il ne reste qu’à mesurer cette incidence et, éventuellement, à la nuancer. C’est à quoi s’emploie l’auteur en démontrant que l’espace judiciaire laisse place à une dialectique complexe qui permet sa réappropriation au moins partielle par les dominés.

Cependant, les rapports de domination d’ordre ethnique n’ont pas droit à un tel traitement systématique. L’étude de cette dimension est éclatée dans l’ensemble de la monographie. On n’est manifestement pas en présence ici d’un « biais structurel » du même type. Ainsi, l’auteur affirme même que « ethnicity was not a strong determinant of recourse to the criminal justice system, nor of the experience of justice » (p. 290). Il arrive à cette conclusion en montrant, notamment, que les Canadiens francophones n’ont nullement boudé l’appareil de justice, qui lui-même leur faisait une large place, notamment aux niveaux inférieurs de la force policière et chez les juges de paix. D’ailleurs, très tôt dans l’ouvrage, Fyson insiste sur le peu d’impact qu’a eu la Conquête tant sur la logique de fonctionnement de la justice que sur le rapport à celle-ci de la population francophone (« on the ground, from the perspective of ordinary Canadiens, regime change was characterized as much by continuity as by rupture » (p. 51). Il rejoint ainsi ce contingent de plus en plus imposant d’historiens qui font de la Conquête un choc certes, mais somme toute mineur, compte tenu des éléments déterminants de continuité « structurelle » entre le Régime français et le Régime anglais.

Pourtant, on est ici en présence d’une dimension constitutive de la réalité judiciaire bas-canadienne, d’un aspect fondamental des rapports de domination qui la structurent, et dont on ne peut faire l’économie d’une étude systématique si l’on veut comprendre certains éléments essentiels de l’évolution judiciaire de l’époque au Bas-Canada (notamment la sensibilité à la conjoncture politique de la représentation francophone dans la magistrature, la présence moindre des francophones dans les hautes sphères de cette magistrature, etc.). Il ne s’agit pas de « trouver » à tout prix une incidence souvent évanescente, encore moins d’imposer une autre figure imposée à l’historiographie. Même si l’ensemble des historiens peut concourir à l’affirmation de Fyson voulant que « seeing the distribution of social power only through the lens of ethnicity distorts the nature of the colony’s society » (p. 290), rabattre son analyse sur les statistiques de recours à la justice des francophones ou sur les proportions de magistrats francophones effectivement actifs constitue une autre sorte de distorsion nuisible à l’analyse des enjeux de la justice à l’époque. L’incidence de la dimension ethnique s’étend bien au-delà des statistiques de participation ou de recours à l’appareil [6].

On pourrait montrer (mais l’espace évidemment nous manque ici) que les sociétés d’Ancien Régime, et notamment les systèmes de pouvoirs qu’ils vivent, donnent à la diversité de langue ou d’ethnie une place différente, et parfois un espace d’expression très large, qui permet très souvent à ces spécificités de se reproduire de façon quasi intacte, même après que le système politique fut bouleversé par une conquête. Toute l’histoire de l’Europe à l’époque moderne atteste de ce fait, ce qui ne veut nullement dire que le changement de souveraineté n’est ressenti que par les élites, alors que les classes populaires sauront fort bien s’adapter, sans que leur « expérience concrète » (p. 11) en soit vraiment affectée… Une histoire empathique, telle que celle revendiquée avec raison par Fyson, doit aussi saisir, derrière les continuités de la logique judiciaire d’Ancien Régime, ce qu’un changement radical d’allégeance implique pour les dominés, et pas seulement dans leur expérience pratique.

2 - Une histoire par le bas et les apories de l’expérience vécue

Un autre acquis majeur de l’historiographie contemporaine a été de pouvoir retrouver l’acteur derrière les structures, d’avoir su rejoindre ces éternels témoins silencieux de l’histoire que sont les classes populaires et la masse des sans-voix. Mais cette évolution a été faite souvent au prix d’une intense empiricisation de la pratique historienne, qui a découvert les charmes de l’infiniment petit, voire du quotidien. Ici encore, on aurait bien tort de sous-estimer l’immense importance de cette évolution du métier d’historien. Cette réaction à une histoire centrée sur les élites, voire sur les grandes structures perceptibles à travers le témoignage bavard de ces mêmes élites, a débouché sur le postulat, trop souvent implicite, que le vrai est dans le petit, dans le particulier, voire dans le bas, dans l’expérience pratique et le « monde vécu », dirait Habermas. Comme si on pouvait renouveler le sens d’une époque en inversant simplement les priorités analytiques des dominants vers les dominés.

Toute l’analyse de Fyson est imprégnée de cette structure de pensée, souvent ici rendue à l’explicite, privilégiant une « phenomenological approach used widely in the social sciences, in its concern for understanding the world as experienced by historical actors » (p. 12) en l’opposant au simple « discours[7] ». Dans ce contexte, la pratique quotidienne l’emporte sur la « théorie[8] », le vécu au ras du sol sur les grandes structures, le local sur le central. Il s’agit de regarder « the actual composition and functionning of the institutions of governance, as concretely experienced rather than in their theoretical form » (p. 11). L’important ici n’est pas dans le choix de perspective opéré par l’auteur, mais dans l’opposition assumée entre la pratique et la théorie, entre l’expérience « concrète » et la « forme[9] », entre la vision des élites et « the perspective of ordinary Canadiens » (p. 51) : « in the end, from the point of view of plaintiffs and defendants, it mattered little whether the everyday justice they encountered […] conformed to historians’ ideal type of the ancien-régime or modern state […] What mattered was what the system could do for them, and what it did to them » (p. 363).

Je suis loin d’être sûr de la pertinence de cette préséance analytique plus ou moins implicitement accordée au « vécu » sur le formel, de cette primauté de sens dévolue à la recherche de ce qui « importe » vraiment pour ceux qui vivent une logique sociale donnée. La découverte, excitante et essentielle, du « vécu » et de l’expérience de ceux que l’histoire a si longtemps passés sous silence est, bien sûr, un gain majeur de la pratique historienne contemporaine. Mais, accompagnée du déclin souvent acclamé des « grandes interprétations » du monde (et de l’histoire), qui engonçaient le réel dans un récit pré-construit, elle a eu tendance à donner lieu à ce pragmatisme[10] du pauvre que constitue la découverte du « vrai » monde, le monde vécu au quotidien, au ras du social, comme si la vision « par le bas », voire l’analyse du micro, pouvait se donner comme un microscosme plus valide des sociétés passées. J’estime que ce présupposé est profondément inquiétant, car il entretient toutes les illusions empiriques que notre discipline porte comme un fardeau depuis sa naissance. Je ne crois pas que se mettre au contact de l’expérience des dominés permette de faire l’économie de la « théorie », ou des « formes » (cadres structuraux, institutions, représentations, normes) dans lesquelles s’insère ce vécu. Plus encore, je ne pense pas que les témoignages historiques repérables dans les archives où s’expriment les justiciables nous donnent autre chose qu’une connaissance spontanée et approximative de ce que ressentent ceux-ci, à moins de passer par l’essentielle médiation de la réflexion théorique sur les structures sociales ou les structures de pensée. La dialectique de l’acteur et de l’institution[11] est chose autrement complexe, et autant il est imprudent d’écouter de façon acritique la parole des dominants, autant il est dangereux de donner une préséance explicative quelconque à celle des dominés. Le réel ne s’atteint pas (si jamais on peut vraiment l’atteindre complètement…) davantage par le bas que par le haut. Il s’exprime, de façon fragile, dans la constante interaction des hommes et des femmes avec les institutions qu’ils et elles se sont données, interaction chargée de domination, de résistance et d’impuissance aussi. Une histoire « par le bas » est certes une clef essentielle de compréhension de ces interactions : elle n’en est pas le graal…

E. P. Thompson avait bien saisi à la fois l’importance cruciale et la difficulté de reconstituer, au-delà du témoignage direct, l’expérience populaire ou ouvrière. Je suis beaucoup moins convaincu que mon collègue Fyson qu’on puisse savoir, sans médiation théorique fondamentale, et au-delà de l’empathie, ce que ressentaient « vraiment » les paysans et artisans québécois de l’époque.

3 - Une dialectique du changement

Donald Fyson est partisan d’une histoire où l’analyse pressée des ruptures céderait le pas à l’étude patiente des changements incrémentaux[12]. De fait, la thèse centrale du livre repose sur cette prise de position péremptoire : « The rejection of the stasis/rupture model of state formation lies at the heart of this book’s discussion of the criminal justice system in Quebec and Lower Canada[13]. » (p. 355) L’auteur affirme qu’il est nécessaire à la compréhension de la formation de l’État au Québec « to incorporate incremental change from the early decades of the nineteenth century » (p. 359). Ce choix analytique pose trois sortes de problèmes.

A) D’abord, il est effectué aux dépens d’une lecture pour le moins sélective de l’historiographie. Le modèle d’interprétation en termes de « statis/rupture », qui voudrait que des historiens aient interprété la période pré-1840 comme « rigid, toothless, unchanging » (p. 355), est en fait un construit caricatural, un épouvantail peu conforme au schéma interprétatif de l’historiographie sur le Bas-Canada, qui permet à l’auteur de mieux asseoir la pertinence de son approche gradualiste. À ce que je sache, aucun historien du Bas-Canada au courant de l’historiographie des 30 dernières années ne se risquerait à analyser cette société et ses institutions comme « immobiles » et incapables de changer. Bien au contraire, le modèle fysonien d’une époque tenant à la fois de la « continuité » et du « changement graduel » a tout pour plaire à ces historiens, car elle correspond parfaitement à cet évolutionnisme mou dans lequel sombre trop souvent la pensée historienne à défaut d’explication plus globale du changement historique[14]. L’auteur de ces lignes, explicitement visé par mon collègue comme coupable de cette interprétation, a pourtant souvent insisté sur la nécessité de prendre au sérieux le mode de régulation ancien, ce qui veut dire, essentiellement, de saisir son énorme capacité d’adaptation et de résistance au temps. Aucun historien sérieux ne peut se permettre d’analyser la période qu’il étudie comme « statique ». Mais il se doit d’étudier le changement comme un processus dialectique qui n’a rien d’univoque. Ce qui m’amène au second problème posé par l’approche de la diachronie promue pas Fyson.

B) Dire que l’histoire est changement, que toute tranche de temps historique est faite de continuités et de mutations constitue évidemment une banalité. C’est l’exact équivalent du constat sociologique de la « complexité » des formations sociales. Le problème ne commence vraiment à être intéressant que lorsqu’on veut analyser la substance de ce changement au coeur du vécu historique, mesurer sa portée, son degré et finalement son sens profond. On peut toujours décider que chaque réalité, chaque vie, chaque institution vit sa propre transformation, et que le soi-disant « réel » n’est que l’adjonction cumulative plus ou moins contingente de ces différentes temporalités (on est ainsi amené à un des plus grands culs-de-sac conceptuels de la discipline historique, soit la notion de « temporalités différentielles » naguère promue par Fernand Braudel…). Une telle philosophie du temps historique ne peut satisfaire, à toutes fins utiles, que l’historien qui se confine dans l’existence empirique de son objet particulier de recherche.

Mais je ne crois pas que le temps historique doive être ainsi éclaté dans l’espace des temporalités différentes, ni étalé dans un gradualisme incrémentaliste qui banalise son parcours. Je suis de ces historiens qui pensent que le changement se manifeste en des degrés d’intensité différents dans l’écoulement du temps ; qu’il prend aussi des formes plus globales, voire plus radicales, non seulement en ce qu’il touche un ensemble plus large de population, mais en ce qu’il se réverbère parfois brutalement dans plusieurs dimensions de l’existence sociale à un moment donné du continuum historique.

C’est pourquoi, si le changement est partout et toujours en histoire, il ne doit pas toujours être compris (exclusivement) dans les termes de la gradation. De fait, le danger majeur couru par notre recherche du temps est la téléologie, cet état d’esprit analytique qui tend à voir toute nouveauté, toute invention, en somme toute création humaine comme « annonçant » l’avenir, que l’historien a évidemment l’immense privilège (ou malheur ?) de « connaître ». Car autant est-il vain de postuler des ruptures sans racines historiques, des mutations sans conditions préalables[15], autant est-il dangereux de postuler rétrospectivement le caractère précurseur d’une réalité historique[16]. Et ce, pour deux raisons. D’abord, la téléologie n’est pas seulement interprétation par l’a-posteriori, qui empêche de voir comment un fait donné s’inscrit éventuellement sans solution de continuité dans la logique d’une époque, mais elle postule une vision trop souvent caricaturale et simpliste du présent. Malgré les études patientes des historiens, nous avons tout à apprendre de la mutation profonde des sociétés de la seconde moitié du xixe siècle. Attribuer un caractère précurseur, analyser comme des « commencements » prometteurs les phénomènes qui l’ont précédée, c’est postuler qu’au fond, on connaît bien le sens de cette mutation. La téléologie est une histoire à l’envers, car elle tire vers le futur, pas si bien connu qu’on le pense souvent, un sens qui est à trouver dans la texture même du réel historique d’une époque. Mais le second danger est pire encore : c’est de refuser de distinguer les changements issus de la volonté de conserver une logique sociale de ceux ayant pour but de la transformer. Tout le livre de Donald Fyson repose sur ce qui me semble être une confusion analytique entre la consolidation d’une logique sociale et les réformes qui tendent à sa destruction, entre ajustement de l’ordre aux contraintes nouvelles et bouleversement irréductible de cet ordre.

Disons-le tout de go : le magnifique portrait que fait Fyson de la société bas-canadienne et de son système de justice ne prend sens que si l’on renonce à réduire ce portrait à une esquisse du Québec à venir. La société qu’il nous décrit pourrait très bien être celle du Middlesex ou du Lancashire anglais au milieu du xviiie siècle, bien décrit par les Thompson, Hay ou Beattie. L’auteur fait une remarquable description des multiples modifications apportées au système judiciaire, du rôle des juges de paix à la mise en place d’une police salariée, en passant par le renforcement de l’implantation de l’appareil de justice dans les campagnes et le développement de la prison. Mais il omet curieusement de souligner que l’ensemble de ces réformes fait partie depuis au moins un siècle de l’arsenal de mesures adoptées en Angleterre pour gérer l’accroissement des tensions sociales au sein du système ancien de régulation.

Ce qu’il montre du Bas-Canada est une société d’Ancien Régime où l’appareil de justice fonctionne, comme à l’époque moderne, à deux niveaux : une logique de la discrétion où le gros de l’initiative tenant à l’usage de cet appareil repose sur les plaignants, même sur le plan criminel, logique encore hégémonique dans les campagnes (mais aussi bien présente dans les villes) ; puis une logique de répression des délits, essentiellement urbains, reposant sur un appareil répressif qui saura répondre aux défis posés par l’accroissement des villes. Le gros des forces de police sera financé à même les honoraires soutirés aux justiciables eux-mêmes. Bien sûr, la systématisation de la prise en charge des populations plus mobiles des villes et la croissance de l’activité judiciaire dans la campagne au rythme de la croissance de la population permettent de développer une expertise issue d’une pratique de plus en plus routinière. Cette expertise, précieuse, peut même déboucher sur de nouveaux modes de rémunération (comme le salariat des magistrats stipendiaires ou la rémunération de quelques constables, « réformes » déjà accomplies à la fin du xviiie siècle en Angleterre pour contrer la volonté de certains d’implanter le modèle « français » de gendarmerie).

Dans la même logique, la mise en place d’une force spécialisée intervenant à l’endroit et au moment où l’action communautaire et les modes traditionnels d’intervention en cas de troubles sont les plus fragiles, soit la nuit et dans les grandes villes, n’a rien de nouveau ou d’annonciateur des réformes futures. Il s’agit, très exactement, de l’implémentation d’une mesure que l’Angleterre a expérimentée un siècle auparavant, en réponse aux carences de l’appareil de maintien de l’ordre. On peut toujours interpréter cette évolution anglaise comme les premiers balbutiements du système moderne, mais les historiens, à commencer par Phillips cité avec éloge par Fyson[17], ont très bien montré qu’il s’agit là d’un système cohérent, reposant sur une logique spécifique (et tout à fait rationnelle) laissant une large place à l’interaction des individus sous le regard paternel (ou répressif) des élites, système tout à fait capable de composer jusqu’à un certain point avec les changements sociaux induits par la croissance de l’échange marchand et la dissolution tendancielle des rapports féodaux[18]. Ce qu’il faut voir aussi, c’est que les réformateurs de la première moitié du xixe siècle, dont Fyson fait si peu de cas[19], font une critique non seulement du système « ancien », mais aussi des expédients adoptés pour le maintenir en opération, y compris la police de nuit. En somme, point n’est besoin de recourir à l’analyse téléologique pour comprendre ce qui se passe ici.

L’Ancien Régime n’est pas mort pétrifié. Il a su inventer ou développer, pour résister aux forces du changement radical décuplées par les grandes révolutions de l’époque, des institutions comme la bureaucratie, la police salariée, l’armée de métier, etc. : toutes formes que l’on retrouvera certes plus tard, mais redéfinies, redéployées, réinscrites dans une logique sociale radicalement différente. Le défi est de cerner, entre le constable parfois salarié et le policier de métier, entre le juge de paix et le recorder, au-delà des traits superficiellement similaires, les profondes différences qui permettent de saisir le changement en acte.

En effet, le changement radical qui se déploie dans la seconde moitié du XIXe siècle ne se comprend pas comme en continuité tranquille avec ces quelques réformes destinées à calfeutrer un navire en passe de sombrer. Il s’agit d’une reconstruction par la base de la logique tant de maintien de l’ordre que du mode de prise en charge des justiciables. Il nous reste beaucoup à apprendre de cette mutation fondamentale. Nous savons, par exemple, qu’elle implique un encadrement (légal, réglementaire, bureaucratique, professionnel et même moral) beaucoup plus systématique et rigoureux des tensions sociales, y compris dans les villes, un recul de la discrétion laissée au justiciable dans plusieurs domaines, un quadrillage beaucoup plus étroit exercé par les institutions judiciaires, une formalisation inédite du droit, notamment par la codification. Le règne de la liberté va de pair avec un radical remaniement des formes de régulation des sociétés, un encadrement qui doit tenir compte des implications mêmes de cette liberté et de ses dérapages éventuels. Dire cela n’implique aucunement qu’il faille caricaturer la logique régulatoire ancienne, encore moins postuler son immobilisme et son incapacité à changer. C’est simplement prendre la pleine mesure de l’ampleur inédite de ce qui se passe après le milieu du siècle et d’en saisir véritablement le sens profond.

C) Le troisième type de problème posé par l’analyse téléologique dépasse la lecture trop sommaire de l’historiographie ou le risque de mésinterpréter le réel. Il touche la place laissée à la réflexion sur le changement social dans notre pratique historienne. Le changement historique n’est-il que le résultat, toujours contingent, toujours unique, entre un « avant » et un « après » donné ? N’est-il qu’un constat empirique dont on ne peut évaluer l’ampleur qu’au prix d’un exercice d’interprétation subjective ? N’est-il qu’un phénomène, à la fois immanent et pérenne, qui finalement ne s’apprécie qu’après coup, sujet constant de spéculation bien plus qu’objet de pensée ?

L’histoire des hommes et des femmes des deux derniers siècles montre pourtant qu’ils sont susceptibles de vivre un temps qui semble s’accélérer, qu’il est possible d’imaginer (ou de concevoir), tant dans le passé que dans l’avenir, des moments où les repères et les certitudes basculent, où des façons nouvelles de faire et de penser s’agglomèrent, et bousculent dans leur déploiement radical d’immémoriales institutions (comme l’État, comme la famille, comme le droit), qui pour survivre doivent se transformer à leur rythme. Il faut certes être sensible aux précédents, voire aux signes annonciateurs. Mais l’histoire ne se fait pas à reculons…

Conclusion

On se dirige vers un cul-de-sac conceptuel et on ne fait pas avancer l’histoire des rapports conflictuels qui tissent les sociétés si on se contente de « retrouver » dans le « réel » historique les formes de manifestation d’un rapport déjà pensé au préalable (ou pire, si on renonce à les retrouver quand ces formes ne sont pas politiquement correctes ou sont vues comme « dépassées »). On ne fera pas avancer l’analyse en opposant expérience vécue et « structure », réel et « forme », pratique et « théorie » et en postulant la priorité analytique et explicative de la première sur la seconde. On fera reculer l’histoire si on se contente de penser le changement social comme essentiellement incrémental, et si on relègue le concept de transformation sociale radicale et globale au rang de l’impensable, du flou, voire de la généralisation vague.

Cela n’enlève strictement rien à l’énorme mérite de Donald Fyson. Il a consacré de précieuses années à documenter patiemment, avec une rigueur sans pareille, les faits et gestes des magistrats et des justiciables, des policiers et des prévenus, des juges et des coupables. Les remarques qu’on vient de lire s’adressent bien plus à la collectivité historienne qu’à l’auteur de ce travail impeccable de reconstruction historique. Elles ne veulent que souligner les défis interprétatifs qui nous attendent, au bout de l’empirie. Elles n’ont comme ambition que d’exprimer le malaise de l’historien qui croit que l’histoire, plus qu’une expérience, plus qu’une évolution, est une recherche de sens, dans l’acception la plus globale du terme. Sur ce plan, le travail de Fyson, manifestement, au-delà des défis interprétatifs qu’il pose, est un pas en avant.