Corps de l’article

Introduction : interroger le concept d’identité

Alors que l’identité québécoise fait l’objet de nombreux débats publics, le terme « identité » a clairement réussi sa percée dans le monde universitaire de la province. Le groupe de recherche pluridisciplinaire Le soi et l’autre se propose notamment d’étudier « […] les processus de traduction, de récriture (sic), de revalorisation ou de dévalorisation qui mettent en lumière les mécanismes par lesquels nous nous approprions et désapproprions (sic) les “objets” propres aux sphères de l’identité ou de l’altérité[2]. » Pour sa part, le programme de la Chaire de recherche en histoire et économie politique du Québec contemporain, de l’Université Laval, postule que « prise entre ses rappels et lieux de mémoire, d’un côté, et ses errances et lieux d’exil, de l’autre, la collectivité se meut, avec plus ou moins d’ampleur et selon l’intensité des luttes sociopolitiques qui l’agitent, vers un ou des ailleurs identitaires qui ne peuvent être que très difficilement anticipés[3]. » Autre signe tangible de la consécration institutionnelle du terme, un nouveau doctorat en histoire lui est voué à l’Université de Sherbrooke, depuis l’automne 2008. Cette institution abrite également un groupe de recherche, le GRICCUS, qui s’intéresse surtout aux « […] mutations socioculturelles des identités survenues au cours des 19e et 20e siècles[4] ». Enfin, « identité » et « identitaire » font maintenant partie du langage courant et des lieux communs des professionnels de l’histoire[5].

Avoir recours au mot « identité », c’est apparemment postuler qu’il existe une « réalité » telle, ou divers phénomènes qui lui sont reliés. À ce titre, sa mise en oeuvre conceptuelle et ses implications épistémologiques doivent être soupesées[6]. Les concepts ont des assises qui leur sont propres et portent en eux des significations et interprétations particulières. Ces outils de lecture de la complexité du « réel », au demeurant, doivent idéalement générer du sens, et non mener à plus de confusion intellectuelle. Il faut donc cerner la manière dont l’approche identitaire est apte à subsumer le passé[7], à permettre un recul de la pensée face à l’empirique, à généraliser des données apparemment disjointes en un même concept, en une idée à la fois opératoire, dynamique et évocatrice.

Tant sur le plan conceptuel qu’heuristique, le potentiel de cet instrument d’analyse paraît assez faible. Rendu populaire, entre autres choses, par des thèses mal étayées sur l’« éclatement » du sujet contemporain (davantage postulé que démontré), c’est pour une bonne part un terme fourre-tout, applicable à peu près à n’importe quel phénomène. Ce qui remet en cause sa pertinence, bien qu’il y ait des exceptions intéressantes isolées, comme nous le verrons. C’est aussi un concept relativement passif, par sa logique d’étiquetage. Un concept doit inclure un ingrédient analytique actif, opératoire, et non pas être apposé à des facettes de la vie en société qui, tout en demandant un travail d’élaboration théorique, peuvent être appréhendées sans y avoir recours.

Ce n’est pas tout : l’usage généralisé de la notion d’identité marginalise des structures sociales et des processus institutionnels qui ont joué un rôle majeur dans l’évolution des sociétés du passé, cela au profit d’une logique à la fois ambiguë et débridée d’empowerment constructiviste, dans laquelle ne comptent que le point de vue de l’acteur, sa « conceptualisation » du monde et les « symboles » de son environnement, ou même le « texte » que représenterait celui-ci. De surcroît, par un paradoxe assez curieux, les fondements relativistes et constructivistes de l’identitaire, symptomatiques d’un dédain pour les lectures objectivistes du social, peuvent laisser croire que l’identité ne souffre pas des défauts d’une lecture « dure » du passé, tout en érigeant en concept clé une idée proprement essentialiste. Dit autrement, en dernière instance et au terme de divers processus, les individus et les groupes posséderaient dans tous les cas un noyau fondamental d’attributs et de caractéristiques. Or, cela ne va pas exactement de soi. En quoi est-ce bien là une « identité », qu’est-ce que cela veut dire, et surtout à quoi sert-il de lire et de nommer les sociétés de la sorte ?

La méthode mise en oeuvre ici est triple. Épistémologique, tout d’abord, par l’analyse ponctuelle de l’efficace du concept. Historiographique, également, au moyen d’une mise en relation des questionnements identitaires avec certains postulats théoriques d’avant-garde de la recherche en histoire (la mouvance culturelle, surtout), et avec certaines données sociales et politiques de la pratique actuelle des sciences sociales. Comparative, pour finir, par la confrontation de l’identité avec d’autres concepts.

Notre réflexion s’appuie sur quelques bilans critiques du concept[8]. Certains travaux explicitant les tendances actuelles de l’écriture de l’histoire, notamment dans le monde anglo-saxon[9], sont également mis à contribution, tout comme quelques ouvrages récents d’histoire du Québec ayant adopté la posture identitaire.

Dans un premier temps, nous relèverons quelques caractéristiques générales d’un climat intellectuel propice à la vogue de ce terme. L’examen serré de quelques définitions suivra. Les fondements postmodernes, culturalistes et discursifs de la mouvance identitaire seront ensuite mis en évidence. Nous soulignerons en quoi, subséquemment, l’identité est d’un piètre secours pour traiter de l’être ou du groupe, ou pour catégoriser l’univers social en différentes « appartenances ». Quelques travaux en histoire identitaire du Québec seront aussi examinés. Pour finir, nous verrons en quoi les problématiques relatives à la citoyenneté et à la subjectivité, tout en étant proches parentes de la quête identitaire, paraissent plus profitables comme pistes d’investigation historique.

1 - La vogue identitaire

Si l’identité jouit d’une incontestable popularité actuellement[10], son emploi n’est pas inédit, loin de là. Les sciences sociales américaines y ont recours depuis le milieu du xxe siècle. Le mot, par contre, semble être particulièrement au goût du jour chez les historiens, entre autres praticiens des sciences sociales. Cette célébrité relève de deux facteurs. Des penseurs imaginent une société contemporaine où les identités seraient en crise, et cette préoccupation du temps présent imprégnerait des lectures du passé ; certains tournants épistémologiques, dont la vogue du constructivisme, contribuent certainement à la notoriété de l’identité. Enfin, certains essais politico-historiques contribuent à la popularité du concept dans l’espace public québécois.

Identité et sciences sociales américaines : la seconde moitié du xxe siècle

L’identité possède une généalogie intellectuelle et scientifique assez complexe. La popularité d’un concept, comme on le sait, ne dépend pas seulement de son efficacité analytique. Les modes qui traversent périodiquement le monde universitaire relèvent aussi d’un contexte sociopolitique plus large.

Pour P. Gleason, « […] the word identity was ideally adapted to talking about the relationship of the individual to society as that perennial problem presented itself to Americans at midcentury[11]. » Dans les années 1950, la question du maintien de l’individu au sein de la société de masse stimule son usage. Si ce problème disparaît ensuite des préoccupations des chercheurs, l’idée de crises de l’identité resurgit dans les années 1960[12]. Les bouleversements sociaux vécus alors mènent à un nouvel examen intense des rapports entre individu et société. Notons que la question de l’ethnicité occupera dès lors la meilleure place dans les questionnements identitaires[13], interrogation soutenue par le courant antiraciste des années 1970 et incarnée par les ethnic and minority studies[14].

Pour David Hollinger, les années 1960 furent significatives en raison de la « découverte » de certains groupes et appartenances intermédiaires au sein du social, entités liées à des données telles que la langue, la classe, le genre et, bien sûr, l’ethnie. Auparavant, l’identité était vue comme un fondement de l’expérience individuelle ; dès lors, ce concept sera appliqué à certains aspects d’expériences collectives jusque-là négligées[15]. Le même chercheur a identifié quatre facteurs essentiels de la quête identitaire, dans le monde intellectuel des années 1970 : les travaux de T. Kuhn, l’antiracisme, le féminisme et les thèses de Michel Foucault[16]. Plus globalement, la seconde moitié du xxe siècle est marquée par la remise en question d’un « soi » universel, composante clé du libéralisme, en vertu de laquelle le traitement égalitaire des personnes efface en quelque sorte (ou relègue à l’arrière-plan) leurs différences[17]. Des théoriciens insisteront sur l’oppression exercée par la majorité sur certains groupes et, de ce fait, sur ce qui différencie ces derniers. Ces mêmes groupes (dont les minorités ethniques) « […] have tried to articulate their own accounts of what it is to be a self and to have an identity, each of their accounts indexed to a different marginalized group[18] ». Nous sommes alors entrés dans l’ère des politiques identitaires.

Cette quête des multiples différences présentes à l’intérieur du tissu social se réalise en bonne partie sous l’égide du féminisme. Par ailleurs,

to the disruptions and difficulties of gender would soon be added the implications of other differences : race, ethnicity, sexuality, nation and region, space, generation, religion, and so forth. All the resulting historiographies were shadowed during the 1980s by the related pluralizing of progressive political agendas, as women’s movements became joined by peace movements, environmentalisms, sexual radicalisms, antiracist agitations, and the wider repertoire of identitarian and new social movement politics[19].

Interrogation du monde contemporain ou anachronisme ?

La mode identitaire actuelle, au Québec, posséderait des fondements légèrement différents, tout en n’échappant pas aux revendications et questionnements propres à l’ère de l’identity politics. D’aucuns font un lien entre « quêtes identitaires » et mondialisation[20]. Certains avancent même la thèse d’une recomposition des identités du fait de l’apparition des réseaux numériques. Pour citer un spécialiste des communications,

les identités des usagers en interaction avec les technologies numériques sont perçues par eux comme plurielles, instables, flottantes, à la recherche de significations et de sens dans un océan informationnel en constante expansion. Nous pourrions parler ainsi d’une « flottaison identitaire » de ce nouveau sujet communicant au sens où les représentations que cet « interacteur » se donne de lui-même sont instables et n’arrivent pas à se cristalliser[21].

L’identité aurait même connu un éclatement irrémédiable ; les repères d’appartenance des individus et des collectivités auraient récemment subi une mutation radicale, laissant leur identité en crise. Au demeurant, les identités seraient même « croisées » et « plurales ». La condition du sujet serait maintenant quelque chose de fort complexe, à la limite de l’abstrus. L’identité est souvent dépeinte comme « […] multiple, instable, in flux, contingent, fragmented, constructed, negotiated and so on[22] ». Signalons d’emblée les problèmes découlant de cette soif d’apposition d’épithètes à l’identité. Des contresens guettent, indiquent avec à-propos Brubaker et Cooper, comme « une singularité multiple » ou une « cristallisation fluide[23] ».

Or, cette lecture du monde actuel n’exagère-t-elle pas la nouveauté du présent, certaines de ses tendances, par manque de recul envers le passé ? Ne mêle-t-on pas angoisse existentielle et « état des lieux » ? Cette distinction disparaît si la conception du monde ou les représentations des acteurs constituent la seule « réalité ». Cette façon de voir les choses est celle du cultural turn, dont on discutera plus loin. Si certains observateurs insistent donc sur la nouveauté de la condition contemporaine, la tâche des historiens, spécialistes de la diachronie, est bien de soupeser ce caractère inédit. Surtout, soutenir l’idée d’une crise des identités peut renvoyer à une anxiété colorée de conservatisme. On connaît la popularité, qui se manifeste de temps à autre dans l’espace médiatique, du discours de la « perte des valeurs » et des « repères[24] ». Or, dans quelle mesure cette perte des valeurs et l’éclatement des identités sont-ils vécus tels quels par les individus ? Quels sont les travaux qui étayent pareille hypothèse ?

La nécessité d’étudier l’identité, que certains disent pressante, ne va donc pas de soi. C’est probablement, en partie, céder trop facilement à un « présentisme » un peu cru, duquel l’historien doit justement tenir ses distances. Des schèmes d’appartenance « classiques » comme la nation, la langue, l’ethnie, la religion, la famille, le travail demeurent toujours, partout dans le monde, des cadres de références actifs. Simultanément, cette vision bancale de l’identité actuelle n’implique pas de lire le passé de cette manière. Pour P. S. Fass, l’insistance sur le caractère mouvant et multiple des identités en histoire relève d’un anachronisme, du placage d’un diagnostic du présent sur le passé :

It may also be a good time to remind cultural historians that the constant self-fashioning which is taken for granted in modern societies as we change our clothing, amusements, lovers, and even bodies may not have been quite so available to most people in the past whose lives were constrained by different circumstances. This does not mean that there were not margins for choice, or exceptional contexts even in the past when identities were fluid, or that some groups, such as immigrants and actresses did not engage in self-revision. It does mean that exceptions cannot provide an effective substitute for studying more general experience, or at least for demonstrating how that experience can be generalized[25].

J. Seigel, pour sa part, s’interroge autant sur la nouveauté de l’éclatement de l’identité que sur le raisonnement vicié sous-jacent :

Apart from the question of whether the same has not been true through most of Western history, being able to navigate between multiple identities requires, if anything, a greater power of reflection and synthesis than does having only one — unless « postmodern » selfhood is to be understood as the total breakdown of personal continuity, which is hardly ever witnessed even in madness[26].

Les essais politico-historiques québécois

Le concept d’identité jouit également d’une forte popularité dans une littérature particulière, celle des essais sur la mémoire et la condition politique actuelle des Québécois. Il s’agit là d’oeuvres réalisées dans une optique bien distincte de la démarche historique universitaire proprement dite. Puisque notre propos est essentiellement historique et théorique, et vu les contraintes d’espace, nous ne relèverons les thèses que de deux auteurs de ce genre, soit J. Létourneau et J. Beauchemin.

J. Létourneau est certainement l’un des intellectuels québécois qui a le plus recours au concept (ou au label), dans le cadre d’une démarche programmatique (ou normative et performative). Cet auteur avance ce à quoi devraient ressembler le récit historique et la mémoire des Québécois. Son Passer à l’avenir est sans équivoque. On trouve au Québec, selon lui, un « accablement historique érigé en mémoire collective ; les Québécois « […] portent leur passé comme une croix[27] ». Pour remédier à ce « problème », il faut triturer le passé pour « […] le délester de ses nocivités (les blessures) et […] tirer profit de son capital accumulé de bonté[28]… » Encore : il faut « […] favoriser la victoire du bon sur le mauvais », et celle « de l’espoir sur la douleur[29] ». Or, est-ce là la mission de l’historien, ou plutôt celle du philosophe, du politicien ou du prêtre ? L’historien lit le passé avec la subjectivité du présent, tout en étant tenu à une application rigoureuse de ses méthodes d’enquête et de questionnement, cela en vue de rendre compte le mieux possible de ce même passé. A contrario, l’idée d’un élagage en vue du bonheur collectif mène tout droit à la mise au rancart des conflits qui ont ponctué les sociétés d’antan, choix idéologique qui équivaut à une instrumentalisation crue de l’histoire. Coïncidence ou non, comme nous le verrons plus loin, la posture identitaire va aussi de pair avec la relégation, aux marges du récit historique, des tensions et rapports de pouvoir.

D’ailleurs, le fait que cette mémoire historique soit vécue de manière si sombre est probablement exagéré, vu le caractère éditorial du propos. Surtout, s’il y a des défaites et des conflits dans le récit national, le relever et le constater ne signifie pas déprime et victimisation. Les qualifier ainsi est un jugement de valeur, et même un épouvantail : un faux problème sans réalité sociologique, donnant prétexte à des textes de « combat ».

Revenons à l’identité. Pour le chercheur de Laval, l’identité serait la question politique contemporaine la plus centrale[30]. Il reprend le poncif de l’éclatement des identités et la même litanie d’épithètes :

L’identité est en effet vécue et assumée […] comme une réalité plurielle, confuse, hétérogène et mouvante. Elle est une pratique éclatée, métisse, transitionnelle, instable, en construction, en réparation et labile. L’individu se comporte de plus en plus tel un « caméléon », changeant d’allégeance, manipulant les codes et les symboles « identificatoires », se définissant par rapport à plusieurs lieux d’appartenance à la fois, évoluant au gré des conjonctures, assumant positivement la crise des références fondamentales et cherchant à se reproduire, identitairement, politiquement et sexuellement, dans une espèce de « métaculturalité » fortement marquée par la mondialité, par la consommation éphémère et par le délire des ambitions personnelles. De plus en plus, l’espace-temps d’appartenance et d’attachement de l’individu est multiple, son patriotisme est pluriel et ses convictions sont désintégrées[31].

Ces prémisses ne sont jamais appuyées par une preuve empirique. Quel est cet individu que l’on évoque ? Les références vagues à la mondialisation nous laissent dans le flou, car la manière dont cette mondialisation opère le soi-disant éclatement identitaire n’est jamais démontrée. L’usage répété du « est » et du « plus en plus » permettent de poser en évidence une « réalité » que l’on n’a qu’à commenter, de même que de parer à toute critique qui mettrait de l’avant la marginalité de ce phénomène. Mieux : l’étude de la mémoire historique chez les jeunes, poursuivie par le même professeur, démontre une forte persistance de récits historiques particuliers et de l’idée de nation[32], ce qui vient contredire l’idée d’un éclatement identitaire. Il y a continuité dans un élément essentiel de la définition du « nous » chez les jeunes.

J. Beauchemin ne soumet pas la même thèse d’un éclatement des identités sur le plan individuel. Dans La société des identités[33], il s’interroge plutôt sur la multiplication des particularismes dans la société contemporaine, sous la forme d’un « pluralisme identitaire », expression qui a fait fortune. Plusieurs cas sont évoqués : femmes, gais, « victimes du passé » (comme les orphelins de Duplessis ou les Amérindiens), Fathers for Justice, minorités visibles, etc. Les demandes de reconnaissance en provenance de ces groupes, pour parer à leur exclusion ou marginalité (selon eux), menaceraient la bonne marche d’un projet politique commun et fragmenteraient le champ politique. Pour Beauchemin, ce phénomène des revendications identitaires est peut-être le problème politique de l’heure[34]. Par contre, hormis l’évocation de certains cas (parfois fortement médiatisés, il est vrai), une mesure — même approximative — du phénomène est absente[35]. D’ailleurs, l’historicité de ces revendications varie fortement d’un cas à l’autre, il va sans dire.

Le sociologue discute du concept d’identité en introduction. Après une mention de son caractère contradictoire et mal défini, on lit le passage suivant :

on peut partager ces critiques concernant la relative vacuité du concept d’identité. Il n’en possède pas moins une puissante fonction heuristique. Il n’est pas difficile en effet d’y reconnaître l’une des principales modalités de regroupement des acteurs dans la société contemporaine. C’est parce que nous sentons bien que c’est sur ce registre que se cristallise aujourd’hui la manière de former des communautés qu’il peut nous être utile[36].

Dire qu’un concept est justifié par le terrain ou que des impressions confirment son utilité est somme toute assez court. Le fait que des groupes demandent droits et réparations ne vient pas non plus, spontanément, éclairer la pertinence du concept[37]. Et quelle est la mesure de cette « puissance » heuristique certifiée de manière péremptoire ?

En fait, considérant les cas relevés par Beauchemin, en quoi sont-ce là des groupements « identitaires », et en quoi cette apposition ajoute-t-elle quelque chose à la compréhension de ce pluralisme ? De but en blanc : on imagine mal des associations, des réseaux, etc., fonctionner sur un autre mode que celui de caractéristiques et d’intérêts communs. Suffit-il d’énoncer que des associations se présentent « […] dans l’espace public sous une dénomination visant à les singulariser […] », pour être « repérables », pour démontrer l’existence d’une « dynamique politico-identitaire[38] » ? C’est plutôt une banalité sociologique.

Le social et le recul des récits matérialistes/objectivistes

Toutes ces interrogations du temps présent ne sont pas seules en lice, cependant, dans la popularité du mot. Le questionnement identitaire relève aussi de certaines mutations de la pratique des sciences sociales et de l’histoire depuis quelques années. Le recul des grandes « narrations », des grands schèmes explicatifs, dans l’interprétation des parcours des formations sociales du passé, est un phénomène connu. L’histoire structuro-marxiste, sérielle et quantitative, mettant au premier plan les rapports de production, le matérialisme (entendu comme la prise en compte, fondatrice, des intérêts, des conditions de vie et de la situation « réelle » des acteurs) et les classes, n’est plus prégnante. Cette forme d’histoire, il faut le noter, allait de pair avec l’ambition d’expliquer le changement social dans sa totalité, d’étudier la société comme un tout[39].

Y a succédé un éclatement des objets, une insistance sur le particulier, sans solution de remplacement pour les explications de « dernière instance[40] », considérées insatisfaisantes en raison de leurs connotations déterministes. Pour l’historien marxisant, la socio-économie était le socle, l’assise des idéologies et mentalités. Or, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, on a soulevé le problème des limites de l’histoire sociale classique, et notamment du concept dominant de classe, en regard de la prise en compte de la culture, de l’idéologie, du sens et de la subjectivité[41]. L’accent mis par la suite sur les pratiques et l’expérience des acteurs ne semble pas avoir comblé le vide laissé par les schèmes antérieurs. Parallèlement, la mise en valeur de l’agency des acteurs et de leurs stratégies a rencontré beaucoup de succès en histoire sociale. On serait donc passé, en trois temps, d’une perspective from the top-down structuraliste (impliquant une domination exercée par l’État et les classes possédantes) à une perspective from below actionniste (soulignant la débrouillardise des acteurs « dominés »), pour ensuite aboutir au concept apparemment plus neutre et moins orienté d’identité. Au terme de cette succession de paradigmes, l’histoire sociale aurait atteint une espèce d’indétermination ou d’homéostasie analytique.

De surcroît, nous avons assisté à ce que M. Cabrera appelle la crise du social en histoire, i.e. à une remise en question de l’interprétation « dure » de la société comme « structure objective », comme entité irréductible aux intentions des acteurs eux-mêmes (et à leurs représentations, ajoutons-nous) et qui les transcende[42]. Fait à noter, l’identité et l’expérience occupaient une place précise dans cette forme d’interprétation antérieure :

[…] the people’s social conditions of existence and the place they occupy on the social stage enjoy the power to determine their consciousness and identity and are the causal source of their practice and, therefore, it is in the social position of agents where the explanation of their behaviour can be found[43].

De même, durant les deux dernières décennies, le concept de structure sociale et l’idée de causalité qui lui était liée ont été fortement remis en question[44]. Écoutons à nouveau Cabrera :

New historians start from the premise of new cultural history that social reality is always incorporated into consciousness through its conceptualization and, therefore, that social context only starts to condition actions once it is conceptualized, never before. That is, that social conditions only become structural and start to operate as a causal factor of practice once they have reached some kind of meaningful existence, and not merely because of their material existence[45].

Et dans cette veine interprétative, les catégories par lesquelles les acteurs appréhendent leur environnement (la « réalité » sociale) deviennent quelque chose d’autonome par rapport à ce contexte, au sens où elles n’en sont même plus seulement des lectures subjectives. Ces catégories forment un domaine complexe et indépendant autant de la réalité sociale que de la conscience individuelle, ce domaine étant désigné parfois comme discours ou matrice[46].

Cette new history (l’étiquette est de Cabrera) conçoit de manière spécifique l’identité :

[…] subjectivity, culture, and identities are neither social representations nor, of course, rational creations. They are only the depository of the meanings, discursively forged, with which individuals endow their world and themselves […] New history […] also assumes that identities are not states but positions, that they are differential or relational entities and, therefore, that they do not make up a homogeneous whole, but a plural and fractured one[47].

Dans cette new history, donc, l’identité n’implique pas seulement une opération de représentation réalisée à partir de certains référents ; l’identité surgit au moyen d’objectivations ou d’une articulation porteuse de sens (meaningful articulation) de ces mêmes référents. Il n’y a pas que des repères identitaires ; ceux-ci doivent être construits ou articulés en objets identitaires. Les agents se construisant eux-mêmes, par une injection de sens, en mettant en oeuvre une « grille classificatoire discursive[48] ».

Les acteurs, leur langage et leur vision du monde ont donc le rôle principal dans ce type d’interprétation culturelle. Et qu’est-ce qui fait apparaître ces « grilles classificatoires discursives » ? Les chercheurs adeptes de l’identité ne souscrivent probablement pas tous à de telles prises de position psychologisantes. Par contre, nous verrons plus loin que ces orientations les plus avant-gardistes de l’histoire culturelle sont semblables à certaines carences du concept, en lui-même, en tant qu’outil interprétatif.

Sans surprise, les catégories mêmes d’interprétation du social ont été remises en question, sous les coups du constructivisme :

[…] a new idea has powerfully made its way in the last few years, namely the idea that the organizing and analytical categories of human interaction, including that of society, are not mere representations or labels of a pre-existent objective social reality, but rather the historically contingent outcome of a meaningful construction of reality itself as social[49].

Certains vont même jusqu’à affirmer que l’identitaire doit être l’objet d’investigation privilégié des chercheurs, pour rendre intelligible l’histoire des sociétés modernes[50] ! Prenons un exemple : les historiens du xixe siècle rencontrent ici un défi de taille. Comment rendre compte de cette période sans parler de la constitution d’une classe ouvrière, de prolétarisation, de salariat, ou comment inclure ces données seulement lorsqu’elles auront été conceptualisées par les acteurs, puisqu’elles ne seraient pas effectives, en tant qu’aspects d’une condition sociale spécifique, avant d’être passées par cette étape de transmutation en « sens » et « significations » ou dans un tamis classificatoire ?

2 - Quelques définitions et enjeux théoriques : les ambiguïtés du concept

Voilà un peu le terreau dans lequel a grandi le questionnement identitaire. Maintenant, quelle est l’identité… de l’identité, comme se l’est demandé l’historien P. Gleason ? Quelques définitions du mot méritent réflexion.

Gleason a identifié deux emplois généraux et différents du terme, par les chercheurs américains en sciences sociales, au milieu du xxe siècle :

  • l’un, dérivé de la psychologie, met au premier plan l’intériorisation par l’individu de son identité et la continuité de cette appartenance ;

  • l’autre, imprégné d’interactionnisme symbolique, insiste sur les rapports entre individu et société et sur le caractère changeant de l’identité[51].

Dans les deux cas, permanence et évolution sont en jeu[52]. En parallèle, le terme interpelle le problème du rapport entre la personnalité et les données sociales et culturelles conférant à différents groupes leur caractère spécifique[53]. Diachronie et appartenance : deux questions proprement immenses, et fascinantes en elles-mêmes.

Gleason y va ensuite d’une suggestion dans l’emploi du concept, en penchant nettement vers l’idée d’un marquage des individus et des catégories :

it may […] mean no more than that a person or group is known by a certain name, but it may also be used in reference to the distinguishing characteristics marking whatever is known by that name or to the ensemble of cultural features that collectively constitutes the larger reality with which a person or group is identified through a certain name[54].

On retiendra ainsi deux autres caractères du concept : une logique d’attribution/identification différentielle de caractéristiques données ainsi qu’une logique d’immersion, du groupe ou de la personne, au sein de données « culturelles ». Par l’entremise desquelles les acteurs sont… identifiés. Le raisonnement circulaire menace.

C. Tilly[55], partisan de l’emploi raisonné du concept, le présente comme suit : « an actor’s experience of a category, tie, role, network, group or organization, coupled with a public representation of that experience ; the public representation often takes the form of a shared story, a narrative[56] ». Deux remarques à vif : d’abord, l’identité peut se décliner sur une foule de modes, eux-mêmes très divers (rôle, réseau, organisation…), augmentant dès lors la difficulté à circonscrire le concept, potentiellement sans limites. L’identité pourrait revêtir à ce titre bien des formes : individuelle, collective, régionale, nationale, sexuée, générationnelle, ethnique, religieuse, professionnelle, politique, médicale, juridique, associative, etc. Voilà, en puissance, un concept fourre-tout. Par ailleurs, l’expérience des acteurs ne donne pas nécessairement lieu à des « représentations », encore moins à des représentations publiques mises en récit. Pour reprendre l’exemple pragmatique des ouvriers, est-ce la meilleure façon d’élucider leur identité, de dire qui ils étaient ? Et même dans ce cas, en quoi les représentations d’une expérience font-elles, à elles seules, une identité ? Selon Tilly, précisons-le, n’importe quel acteur historique déploie de multiples identités, au minimum une par catégorie, lien, rôle, réseau, groupe et organisation auxquels il est attaché[57]. À notre avis, une analyse opératoire et dynamique devrait justement porter sur ces catégories, liens, rôles, etc., cela sans les recouvrir du voile identitaire qui n’ajoute rien, si ce n’est de l’opacité.

D’après Brubaker et Cooper, le terme ne constitue pas un outil analytique utile, du fait de son ambiguïté fondamentale. Les mêmes chercheurs ont relevé cinq caractéristiques de son usage en sciences sociales, soulignant au passage leurs aspects contradictoires :

  1. « […] it is used to underscore the manner in which action — individual or collective — may be governed by particularistic self-understandings rather than by putatively universal self-interest » ;

  2. sur le plan collectif, il indique une similarité (sameness) fondamentale parmi ceux qui font partie d’un groupe ou d’une catégorie donnée ;

  3. « understood as a core aspect of (individual or collective) « selfhood » or as a fundamental condition of social being, « identity » is invoked to point to something allegedly deep, basic, abiding, or foundational » ;

  4. on y fait appel pour rendre compte du processus de développement de la conscience et de la solidarité préalable à l’action collective ;

  5. enfin, comme outil d’analyse du monde présent, l’identité sert à présenter le caractère changeant, multiple, éclaté du « soi » contemporain (comme on l’a vu)[58].

L’identité implique donc, sur un plan général : une logique de marquage et d’immersion culturelle des acteurs (Gleason) ; une multiplicité de rapports identitaires (catégories, réseaux, etc.), pourvus simultanément de représentations publiques (Tilly) ; un tiraillement entre point de vue individuel (sur le plan d’une appréhension particulière du monde et de l’éclatement du sujet actuel) et perspective collective (insistance sur les similarités ; l’identité comme moteur de la conscience de groupe), ces deux points de vue renvoyant à un essentialisme profond (Brubaker et Cooper).

Bien sûr, rien n’empêche l’approche identitaire de mettre en oeuvre une définition plus restreinte, mieux ciblée. Cela demande, par contre, de bien définir ce dont il est question, avant usage. Il fallait simplement prendre acte, pour le moment, du petit capharnaüm théorique dans lequel baigne le concept. Mais la confusion s’intensifie lorsqu’on s’arrête aux autres courants intellectuels porteurs de la mode identitaire.

3 - Histoire culturelle, approche discursive et postmodernisme

Trois courants historiographiques ont contribué à placer l’identité dans le peloton de tête des mots clés en histoire. Ce sont l’histoire culturelle, l’approche discursive et le postmodernisme. Ces tangentes historiographiques ont un impact direct sur son usage plus ou moins opératoire. Nous ne prétendons pas que les chercheurs adeptes de l’identité forment autant, par exemple, de thuriféraires du postmodernisme. Il s’agit simplement d’approfondir les perspectives et partis pris théoriques qui, habituellement, vont de pair (souvent de façon implicite) avec l’usage de l’identité comme outil d’analyse, notamment dans le monde anglo-saxon.

Une approche culturelle mène notamment à insister sur le fait que « […] social identities rest on shared understandings and their representations[59] ». Les travaux de l’anthropologue C. Geertz ont joué un rôle majeur dans le cultural turn en sciences sociales[60], tout en marquant de manière durable maints historiens[61]. Pour G. Eley, outre le dialogue entre histoire et anthropologie, il faut aussi relever les influences de Foucault, qui a conceptualisé de manière inédite la question du discours et de l’archive[62]. La question de la race a également été centrale, dans ce tournant, tout comme l’histoire du genre, parmi d’autres influences[63]. Le cultural turn s’est fait sentir en histoire à partir des années 1980, pour donner sa pleine mesure durant la décennie suivante. Le social « concret » se trouva alors délaissé pour la sphère culturelle, dont l’accès est commandé par des interprétations symboliques, sémiotiques, discursives et constructivistes. La perspective matérialiste, centrée sur les classes et l’économie, céda ici sa place au « sens » et aux « perceptions » des acteurs, de même qu’au langage[64].

Dans ce cadre, à peu près tout peut tomber dans le domaine (ou le gouffre) de la culture, même certaines des contraintes majeures auxquelles les acteurs du passé eurent à faire face, comme les inégalités socio-économiques et le pouvoir de l’État[65]. L’herméneutique prend le pas sur la recherche de causalités dans la nouvelle histoire culturelle ; l’interprétation narrative s’impose aux dépens des grands paradigmes explicatifs[66]. La pratique de l’histoire y a certainement gagné en raffinement sur un point : la culture ne se présente plus seulement, dans une logique mécanique, comme une émanation ou un reflet des structures socio-économiques, mais comme un élément constitutif des pratiques et des rapports de pouvoir[67].

Les approches discursives furent donc de la partie : nous devons tenir compte des effets d’un autre tournant, celui du linguistic turn, cette « textualisation of the world[68] ». Dans cette perspective, la « réalité » sociale et ses diverses manifestations correspondent à des construits du discours. En fait, seul le discours ou le texte existent vraiment. Ce constructivisme imprègne d’ailleurs les usages actuels de l’identité en sciences sociales, par peur de toute tentation de réifier (ou d’objectiver) le terme et les phénomènes abordés[69].

Enfin, les approches identitaires (sur le terrain politique) rencontrent la « sensibilité postmoderne », puisque cette dernière « […] [is] featuring […] stress on individual consciousness, mediated by language, as the inescapable ultimate social reality[70] ». À notre avis, l’inconscience et l’aliénation méritent autant d’attention ; et quel élixir de vérité nous permettra jamais de déterminer précisément le niveau de conscience de populations ou d’individus ? En outre, le postmodernisme impliquerait une étude serrée de l’éclatement de l’identité[71], faisant par là écho aux thèses présentistes où l’identité prend la forme singulière d’un objet éclaté, fluide et perpétuellement en mouvance. P. S. Fass mentionne que les historiens du culturel ont eu tendance à adopter la conception fluctuante et versatile de l’identité, défendue par le postmodernisme[72].

À notre avis, le constructivisme ne pose pas problème a priori, bien sûr, puisque l’objet de l’historien résulte effectivement d’un triple travail de délimitation, contextualisation et interprétation qui implique de trancher dans les rapports sociaux, d’en extraire un problème, de prendre du recul par rapport à ce dernier et de le mettre en récit (ce qui comporte notamment des dangers rhétoriques et téléologiques). La subjectivité du chercheur (ses valeurs, ses orientations théoriques, etc.) est ici bien présente, mais aussi les procédures habituelles d’administration de la preuve. Là où le bât blesse, c’est lorsque toute forme de discours objectiviste, même nuancé, se trouve récusée. Que l’historien élabore son objet et en fasse une lecture particulière ne veut pas dire que rien n’existe au-delà des discours des acteurs du temps, de leur vision du monde, le discours de l’historien étant lui-même d’emblée suspect. De surcroît, les représentations, les « grilles classificatoires » et la conscience individuelle, cette « inescapable social reality », peuvent-elles se prévaloir de plus de « réalité » que, à la fois, le récit historique et les autres formes de phénomènes sociaux ? On peut soupçonner ici la substitution d’un essentialisme du social par un essentialisme du culturel. Est-ce là un gain pour l’épistémologie de l’histoire ?

L’approche culturelle ici décrite et la sensibilité postmoderne, pour leur part, posent de très nombreux problèmes. Pour faire court, l’histoire culturelle à la Geertz correspond en quelque sorte au modèle explicatif de la soupe « Alpha-bits » : les acteurs baignent ou macèrent dans un texte/environnement culturel, empruntant ici et là symboles, valeurs et représentations au gré des circonstances[73]. Chez Geertz, la culture est la toile des significations entourant l’individu[74] et aussi, plus précisément, « an historically transmitted pattern of meanings embodied in symbols, a system of inherited conceptions expressed in symbolic forms by means of which men communicate, perpetuate, and develop their knowledge about and attitudes toward life[75] ». Fait à noter, comme l’a relevé S. Cerutti, l’importation en histoire de postulats de l’anthropologie culturelle conduit à une représentation consensuelle du passé et, de ce fait, à une marginalisation des conflits comme objets d’histoire, au profit d’un « univers culturel » totalisant et unanimiste[76].

Deux autres questions, cependant : comment les significations/conceptions se transforment-elles en symboles ? Comment passe-t-on des symboles à la connaissance et aux attitudes devant la vie ? De plus, chez Geertz, la culture équivaut à un contexte « […] or limiting condition, molding the way people perceive themselves, others, society, and the universe[77] ». Si la culture est seulement un contexte, la manière dont elle se bâtit reste en suspens, de même que ses rapports avec les autres données du social. La culture existerait-elle alors que plusieurs nient cette possibilité à la notion de classe ou au « social » au sens large ? Enfin, si le chercheur affirme « j’étudie un contexte », c’est que sa posture est nécessairement circonstancielle ; c’est examiner « ce qu’il y a autour ». Un peu comme rendre compte d’un spectacle en s’en tenant à l’éclairage et à la scène, sans évaluer l’essentiel de la performance.

4 - L’être et le groupe : catégories sociales et appartenances

Outre ses définitions problématiques et ses « liaisons dangereuses » avec certaines modes universitaires, la notion d’identité répond mal à l’appréhension de l’être et des groupes par le chercheur en histoire. À ce chapitre, la comparaison entre le terme de classe (mot vieilli, nous le savons) et celui d’identité serait assez parlante.

Une des opérations intellectuelles essentielles et délicates de l’historien est l’établissement de catégories, le regroupement des acteurs sociaux ou de phénomènes en entités signifiantes pour la réflexion. Le concept d’identité interpelle l’un des problèmes les plus courants de la connaissance en sciences sociales : le tiraillement de la réflexion entre le général et le particulier, entre l’être et le groupe, et la constitution de catégories « intermédiaires » d’analyse. Or, où se situe le concept d’identité entre ces deux pôles que sont l’être et le groupe ? Tel que mentionné à propos de la définition avancée par C. Tilly, on peut très bien imaginer une identité individuelle, villageoise, générationnelle, communautaire, religieuse, paroissiale, occupationnelle, linguistique, familiale, folklorique, nationale, sexuée, etc.

Ce peut être les attributs singuliers d’une personne ou d’un groupe très restreint (comme la famille), jusqu’à ceux d’une collectivité tout entière (l’identité canadienne-française à un moment donné de son histoire, par exemple). Voilà la porte ouverte à un foisonnement de jeux d’échelles, à de multiples cartographies de l’identitaire en fonction de facettes très dissemblables de la vie en société : démographie, géographie, religion, genre, ethnie, économie, condition sociale, itinéraires individuels…

Or, n’est-il pas plus profitable de choisir des concepts dynamiques qui traduisent des processus précis (et non cuisinés à toutes les sauces) ou qui sont des lieux d’observation de rapports sociaux ? De choisir des concepts qui font quelque chose ? Autant se passer de l’identité et aller piger parmi certains concepts susceptibles de porter bien plus directement sur ce dont on parle : région, famille, foi, rapports sociaux de sexe, classe, association, sociabilité, parentèle, État, masculinité, etc. Contrairement à l’identité, ces concepts, ces « mots d’action » intellectuels, ont déjà, pourrait-on dire, « une idée derrière la tête ». Ils signifient d’emblée l’interrogation de certains phénomènes micro ou macrosociaux : le rapport à l’espace et son occupation (région) ; la place dans le mode de production (classe) ; la conscience d’intérêts communs (l’association) ; les réseaux de connaissance (sociabilité) ; la reproduction sociale (famille et parentèle). A contrario, à quoi renvoie spécifiquement le concept d’identité, outre le fait de la collection d’attributs (aussi fluides soient-ils) par les individus et les groupes ? Quel est le phénomène, en arrière-plan, interrogé par cette idée ? Ce peut être n’importe quoi. Dit autrement, sur le plan heuristique, rien du tout.

Dans l’historiographie récente, le concept de classe a été détrôné par celui d’identité, selon S. Gunn, de la School of Cultural Studies à la Leeds Metropolitan University[78]. Ce chercheur nous offre un exemple de démarche où l’identité est la lecture première de l’expérience de classe. Gunn trouve le terme utile pour traiter de la middle class anglaise, puisqu’il concernerait l’espace allant de l’une à l’autre des polarités que sont le langage et les structures[79]. Notre mot vedette, à nouveau, ratisse très large, des discours et des représentations à la socio-économie. Gunn conçoit cette middle class « […] as a mobile construct rather than a fixed category, a construct whose meanings have changed over time[80] ». Soit.

Étudiant les rapports entre l’identité de la middle class anglaise et l’urbanité, il explique comment se sont créées des « visions », des « conceptions », des « idées », des « significations » particulières en ce sens[81]. Cela tout en montrant un dédain pour les catégories « objectivantes » relatives à la structure sociale, aux professions ou aux revenus, catégories dont le défaut serait de donner une vision autant linéaire que statique des choses[82]. Ne pas réduire les classes moyennes à un discours ou à des représentations impliquerait une représentation fixiste de celle-ci. Cette accusation est étrange : les chercheurs en histoire sociale se sont justement employés à rendre compte, dans la diachronie, de la montée et du déclin de certains groupes sociaux. Cela en fonction des contraintes ou avantages qui furent les leurs.

Il serait d’ailleurs intéressant d’assister à une démonstration du rapport entre classes laborieuses et phénomène urbain, sans faire référence à l’économie familiale ouvrière, à la structure du marché du travail, aux revenus en contexte de prolétarisation ou aux migrations vers la ville suscitées par l’offre d’emplois en milieu industriel. Cette histoire, il va sans dire, serait fort partielle, en ne tenant compte que de visions, d’interprétations et de conceptualisations.

Finalement, on cherche vainement en quoi l’identité serait moins objectiviste que les catégories traditionnelles d’interprétation du social. Les recherches identitaires postulent que cette chose existe bel et bien ! Cela semble d’ailleurs tellement évident qu’on évite parfois de prendre la peine de définir le terme, préférant s’en remettre à la « fluidité ». Par un curieux télescopage, le constructivisme/relativisme en vogue a été transposé directement dans l’objet étudié lui-même, sans parer au fait que, simultanément, un essentialisme en remplaçait un autre. La new cultural history, qui accuse l’histoire sociale d’avoir érigé en vérités fondamentales et naturelles certaines catégories d’analyse, opère à son tour un réductionnisme semblable par le biais des signes et de la culture[83]. De même, ce constructivisme porte en lui un positivisme qui s’ignore : le culte du point de vue de l’acteur. Ce seuil particulier, ce regard sur les choses est tenu pour acquis, comme étant le processus le plus important, et sa réalité elle-même n’est pas questionnée. Or, est-ce bien plus réel et précis que les catégories d’analyse du social que l’on critique ? Et crée-t-on un récit plus réflexif, conscient de sa démarche, en choisissant de coller aux perceptions des acteurs, en évitant à tout prix le recul théorique nécessaire pour traiter des groupes sociaux ?

Les orientations culturelles et constructivistes de la quête des identités peuvent donc en arriver à remettre en question l’évocation de phénomènes comme les rapports de production, les niveaux de fortune, etc., ou à les reléguer en arrière-plan. Mais ce sont ces mêmes données qui peuvent, du moins en partie, rendre compte de la constitution d’identités précises. Si nous récusons la position d’un groupe sur l’échelle sociale comme donnée signifiante, traiter des identités relatives à quelque chose comme la middle class devient un exercice à tout le moins problématique. En sapant consciemment ou non ses propres assises, l’identité n’en est que plus éthérée. On a là un concept qui flotte, accompagné d’une espèce d’histoire schizoïde : examiner quelque chose comme l’identité n’implique pas de se détourner du social. Or, pour les adeptes du cultural turn

Things that appear to be most natural to human society — market economies, the state, the nation, society itself — are historical constructions made by human actors who in turn are reconstituted by the very products of their making. Culturalists, therefore, deeply suspect hard, fixed, essential social categories (class, nation, gender) and propose considering a more radical understanding of identities as fluid, multiple, fragmented, and constantly in need of hard work to sustain[84].

Comment expliquer l’impact de la montée du marché et de l’État à partir d’identités « fluides » et « fragmentées » ? Enfin, peut-on nier toute persistance dans la durée de phénomènes macrosociaux, comme le capitalisme, même si, bien évidemment, c’est un objet à l’histoire mouvante ? Que le phénomène « capitalisme » ait été la résultante de milliards de choix effectués par certains acteurs ne veut pas dire que, au-delà de leur perspective et de leur identité, cette somme de choix et de privations n’a pas constitué une force historique spécifique qui les dépassait. Et une donnée cruciale est complètement négligée : l’économie de marché n’eut rien à faire de l’oeuvre de « construction du social » par l’immense majorité de la population, qui en fit plutôt les frais, du fait de l’apparition d’une précarité généralisée[85].

Les culturalists risquent donc de négliger des dynamiques d’ensemble dépassant l’acteur, de méconnaître leur persistance dans le temps, et de sous-estimer les rapports de force concrets séparant les individus de conditions différentes. Fondamentalement, tout miser sur la « construction » et la « fluidité » conduit étrangement à une forme d’empowerment totalement débridée, doublée d’un réductionnisme qui s’ignore. Ne comptent que les interprétations de l’acteur ; l’univers doucereux dans lequel il évolue est fait de symboles et de représentations. Or, les individus sont aussi porteurs de capacités, de croyances, d’intérêts, de besoins, de désirs[86]. La mode identitaire, en ce sens, peut être reliée à une des thèses les plus en vogues en histoire sociale ces dernières années, soit la mise en valeur à tout prix de l’agency des individus, même les plus défavorisés et dominés[87]. Et le poids des structures, l’institutionnalisation des pratiques cèdent la place à la profusion proprement stochastique des situations et des identités individuelles, dans un humanisme désincarné (les agents ne sont pas que des porteurs de visions du monde). L’histoire est plus qu’« en miettes[88] » : c’est de la farine constructiviste sans levain.

L’histoire sociale n’avait et n’a pas le culte du fragment et des situations aléatoires qui peut aller de pair avec la recherche d’identités éclatées. L’étude de l’expérience des acteurs y est subordonnée à une identification la plus précise possible de leur place dans la société, puisque ces deux réalités sont liées ; ce travail implique en outre l’administration systématique d’une preuve empirique, qui permet des constats théoriques et interprétatifs plus globaux[89]. De même, les jeux d’échelle se traduisent par une exigence de mise en rapport, entre les constats réalisés sur le terrain même du vécu des populations, et les transformations générales qui imprégnaient cette même expérience[90]. D’où la recherche de régularités, l’accent sur les ruptures et l’importance de la périodisation. Aussi, il existe des moyens de se prémunir autant contre le placage de catégories d’analyses sur le vécu des populations d’autrefois que la réduction de ces dernières à des discours. Les groupes socioprofessionnels, par exemple, doivent aussi être compris comme des processus et des écheveaux d’interactions, de choix, de contraintes et d’occasions qui ont fait la trame de l’expérience et des parcours biographiques de leurs membres[91].

5 - Quelques ouvrages récents en histoire « identitaire » du Québec

Quatre ouvrages récents, en histoire du Québec, font référence à l’identité dans leur titre. Ce sont les oeuvres de J. I. Little, de J. Rudy, du Montreal History Group et d’I. Olazabal. La lecture de ces travaux représente une belle occasion d’appliquer plusieurs des questionnements esquissés plus haut. Fait à noter, certaines démarches mettent le lecteur sur la piste d’un usage relativement efficient, et surtout très spécifique, de l’identitaire. Sans que cela vienne oblitérer, néanmoins, les carences fondamentales du concept.

Le Borderland Religion de J. I. Little promet en sous-titre d’analyser The Emergence of an English-Canadian Identity, 1792-1852[92]. Par contre, le concept d’identité n’est pas défini, mais il est assimilé ou laisse sa place ça et là, sans précisions théoriques, aux « valeurs » et à la « culture[93] ». C’est plutôt à une étude institutionnelle concrète du protestantisme et de ses églises concurrentes que convie l’ouvrage. On y explique, de manière probante par ailleurs, le relatif succès des Anglicans dans une région pionnière peuplée essentiellement, au départ, de colons américains. L’analyse insiste sur des facteurs comme le financement des activités missionnaires et pastorales, les structures organisationnelles (appui effectif ou non des missionnaires par des entités supralocales), les activités pastorales elles-mêmes (circuits, revivals, etc.), leur persistance dans le temps (traduite par le nombre fluctuant d’adhérents aux diverses doctrines et sectes) et la construction de lieux de culte. Le lecteur reste sur sa faim en ce qui a trait à la vision religieuse que les habitants de cette région frontière pouvaient posséder et mettre en oeuvre[94]. Si Little nous met sur la piste de la spécificité religieuse protestante canadienne, faite d’un conservatisme plus marqué qu’au sud de la frontière[95], le passage à l’étude de l’identité canadienne-anglaise au sens large, passage effectué en conclusion, semble un peu ambitieux[96].

Dans son intéressant The Freedom to Smoke : Tobacco Consumption and Identity, J. Rudy « […] uncovers the dominant and non-dominant meanings of smoking […] and how they related to class, racial and gender identities, and social relations and how these meanings changed over time[97] », cela à Montréal, de la fin du xixe siècle aux années 1950. Une des grandes réussites de l’ouvrage est la mise en relation de la consommation de tabac et de l’évolution de l’ordre libéral durant cette même période. Le fait de fumer interpellait le sujet[98] (son self-control, sa modération, son genre — question bien développée dans l’ouvrage) et mettait en scène des pratiques d’inclusion/exclusion, notamment au chapitre des usages de l’espace public.

Rudy adopte résolument le ton de l’histoire culturelle, en insistant notamment sur la question des significations (meanings) et des catégories culturelles. Le rituel de l’usage du tabac était employé comme un « langage[99] ». La posture est nettement constructiviste : le fait de fumer implique la construction/création d’identités[100] ; « for many, what a man smoked was an expression of how he saw himself and how others interpreted his identity[101] ». Mais l’ouvrage ne définit pas la notion d’identité, ce qui aurait enrichi son appareil théorique. Le fait que l’on puisse y recourir comme si ça allait de soi, par une sorte d’évidence fondamentale, traduit probablement l’essentialisme du concept.

Néanmoins, la référence aux prescriptions entourant le fait de fumer, dans The Freedom to Smoke, est efficace. La question des normes semble bien plus porteuse que celle des identités, car les normes interpellent les rencontres entre acteurs dotés de pouvoirs variables, les interprétations qui découlent de ces interactions et la mise en oeuvre circonstancielle de certaines prescriptions, dans des contextes historiques et sociologiques spécifiques. Le sentiment qui prévaut, après avoir refermé l’ouvrage, est que la double interrogation de l’ordre libéral et des normes comportementales suffisait largement comme arrière-plan théorique, et que l’on aurait pu faire l’économie du concept vague d’identité.

Le Montreal History Group a récemment fait paraître un recueil de textes au titre fort intrigant : Negotiating Identities in 19th- and 20th-Century Montreal[102]. L’identité de différents groupes, au pouvoir inégal, est interrogée ici en regard de leur rapport avec l’espace urbain. En introduction, B. Bradbury et T. Myers expliquent que les essais rassemblés « […] explore the ways that identities were produced and shaped in particular places and processes in Montreal…[103] » La définition des identités utilisée est la suivante : « […] sets of understandings that are produced discursively and expressed culturally as well as negotiated, performed, and reshaped collectively and individually in the unequal social and class relations of daily life[104] ». À nouveau, ce sont les discours et la « perception » qui font l’identité, mais on ne sait trop d’où provient cette dernière ; elle est aussi un éventail de significations discursives qui mettent en cause autant l’individu que la collectivité, rien de moins.

De plus, le langage employé mérite que l’on s’y arrête : cet objet on ne peut plus mouvant est « exprimé », « négocié », « vécu », « produit », « formé », « performé », « articulé », « reconstitué », « reconstruit », « expérimenté », « compris », « assumé » ; on « jongle » même avec lui[105]… Ainsi, de quoi parle-t-on ? Cette débauche d’épithètes, qui se veut raffinement conceptuel, ce constructivisme à tout crin masquent mal la pauvreté théorique du propos et sombrent dans le vague. Quelle est finalement l’essence ou le mode d’existence de la chose qui se constitue pour se métamorphoser l’instant d’après ? Applicable à une pléthore de phénomènes, l’identité serait de plus susceptible d’à peu près n’importe quel usage ? En quoi approche-t-on l’expérience des acteurs du passé ? La majorité de la population montréalaise était préoccupée par sa survie, et non par la négociation et l’articulation de son identité. À moins de souscrire à une nouvelle forme de psychohistoire.

Si le portrait des différents groupes étudiés (petits commerçants, veuves, vagabondes, etc.) est souvent assez fascinant, plusieurs essais ne mettent pas réellement en oeuvre le concept. Ce qui suggère que l’on peut se passer de ses services, à moins que ce ne soit là le défaut, assez courant, des ouvrages collectifs axés sur des thématiques assez vagues et un rassemblement d’essais disparates. Surtout, si la question centrale est « de qui parle-t-on ? » (ce qui n’exclut pas les symboles et représentations, bien entendu), autant parler directement des groupes concernés, et non de leur soi-disant « identité ».

Il faut par contre relever la contribution de K. Hébert, qui offre au lecteur ce qui s’approche le plus d’un recours probant au concept[106]. Ici la démarche colle à l’étude d’un groupe précis (les étudiants montréalais de la première moitié du xxe siècle), et non à une institution de régulation sociale, comme le tentent d’autres essais de Negotiating Identities. Le travail d’Hébert constitue une alternative efficace à l’approche prosopographique classique. L’auteure prend en compte la participation active des étudiants à un processus d’auto-identification (sur le plan de leur « mission » et de la représentation de leur rôle), leurs interactions avec d’autres entités (générationnelles, notamment) et la société au sens large (dans la diachronie), de même que leur rapport à des idéologies qui leur sont contemporaines (comme le nationalisme). Cet interactionnisme méthodologique soutenu montre la place qui, simultanément, était celle des étudiants et celle qu’ils s’attribuaient. L’exigence de l’examen de la conceptualisation du monde, opérée par les acteurs étudiés, est donc ici remplie.

Avec Khaverim : les Juifs ashkénazes de Montréal au début du 20e siècle, entre le shtetl et l’identité citoyenne[107], I. Olazabal décrit la manière dont certains Juifs ont su recréer une communauté spécifique en terre canadienne, au début du xxe siècle. La notion de cohésion communautaire est ici cruciale. L’héritage spécifique de ces migrants (religion, formes d’organisation communautaire, « mémoire sociale » du groupe, etc.) et son actualisation dans le contexte du Nouveau Monde sont au centre de la démarche. De même, la mise en place d’institutions et d’associations diverses a joué un rôle clé dans cette histoire d’une dialectique de persistance communautaire et d’adaptation au milieu montréalais. Un contexte social changeant (dureté du capitalisme du début du xxe siècle, Crise économique, ascension sociale d’après-guerre) et la succession des générations sont également parties prenantes de cette histoire. Tout comme la contribution de K. Hébert, l’ouvrage d’Olazabal montre que le recours à l’identité serait plus efficient lorsqu’on étudie un groupe très précis et ses pratiques institutionnalisées, pratiques visant son auto-création de manière communautaire et spécifique. Les autres recours au concept sont nettement moins efficaces sur le plan heuristique, du fait de leur imprécision.

6 - Identité ou histoire politique de la subjectivité/citoyenneté ?

Certains travaux montrent donc un éloignement relatif envers les postulats de l’histoire culturelle, du moins dans sa forme constructiviste la plus extrême. Comme le suggère la lecture de The Freedom to Smoke de J. Rudy, il existe probablement un champ d’investigation mieux ciblé et plus porteur que celui des identités, tout en étant apparenté à ce dernier. C’est celui de l’histoire de la subjectivité et de la citoyenneté. Cette histoire mise sur l’un des pôles de l’histoire identitaire, soit celui de l’individu, sans prétention d’application universelle à toutes les formes de liens sociaux. Nous ne ferons que relever, de manière comparative, certains avantages de ce type de problématique.

Depuis un bon moment, l’histoire sociale « traditionnelle » a tenté de prendre en compte le point de vue des acteurs silencieux et souvent opprimés du passé, en faisant le récit de leur expérience from below, de leur résistance, de leur débrouillardise et de leurs stratégies. En corollaire, il existe nombre de travaux intéressants sur l’histoire du sujet et de la citoyenneté. Il s’agit d’une interrogation proprement politique : quelle était l’inscription des individus dans les configurations spécifiques des différents pouvoirs qui faisaient la trame des rapports sociaux dans les sociétés du passé ? Au-delà de son immersion ou de sa dérive dans des univers de sens et significations, comment l’individu se trouva-t-il érigé en objet d’intervention par certains pouvoirs et, simultanément, à partir d’une certaine époque (depuis l’ère des révolutions, pour reprendre un titre d’Eric Hobsbawn), en porteur de droits spécifiques ? Quelles furent les attentes et les exigences reliées à la condition de sujet, quelles formes changeantes prit l’individualisme, qui serait passé d’un contrôle de soi aux impératifs contemporains de l’épanouissement et de la satisfaction des désirs ?

L’État moderne a joué un rôle immense dans la catégorisation/classification formelle et institutionnalisée des personnes (c’est la gouvernementalité foucaldienne). En ce sens, soutiennent Brubaker et Cooper, « the state is […] a powerful “identifier” […] because it has the material and symbolic resources to impose the categories, classificatory schemes, and modes of social counting and accounting with which bureaucrats, judges, teachers, and doctors must work and to which non-state actors must refer[108]. » L’octroi de certains droits citoyens fut pour sa part une histoire ponctuée de négociations et de conflits, et marquée au départ par la mise à l’écart de certains groupes, en fonction de la race et du genre, entre autres, mais également en regard de la santé physique et mentale. Le procès d’autonomisation des individus, comme agents économiques (que l’on pense à la marchandisation du travail ou à la montée de la liberté contractuelle,) et comme agents politiques (dont le consentement est requis), est allé de pair avec la brisure progressive des liens communautaires et des valeurs « d’Ancien Régime ». Sous les coups, notamment, de la création d’une économie de marché.

Les pouvoirs et attributs attachés à la personne interpellent en même temps la « question sociale », soit le problème des réponses offertes à la précarité souvent massive expérimentée par les populations du passé. En corollaire, diverses formes de vie associative[109] et pratiques du privé[110] ont connu un développement important, tout comme de nouvelles modalités de contrôle des conduites. De même, les normes juridiques/étatiques ont progressivement joué un rôle de régulation sociale de plus en plus central, jusqu’à nos jours, tout comme le pouvoir médical.

Pluralité et compétition de divers pouvoirs, droits, conflits, nouvelles formes de liens sociaux et rapport à la socio-économie : voilà ce qui fait le caractère opératoire des problématiques de la subjectivité et de la citoyenneté, nettement plus précises que la prétendue « quête identitaire ». Bien sûr, ces pistes de recherche n’excluent pas la prise en compte du sens, des représentations et des discours. Par contre, il s’agit de voir comment certaines catégories sociales ont été construites en entités fondamentales (le citoyen mâle) ou marginales, de quelle manière leur participation à l’espace public fut favorisée ou non, et quels étaient les rapports de force en jeu dans ces contextes. À ce titre, le « social » et ses catégories « traditionnelles » d’analyse ne peuvent être absents du tableau d’ensemble. Ne serait-ce, par exemple, que du fait des rapports étroits entre montée du capitalisme et démocraties bourgeoises au xixe siècle. Interroger le passé de cette façon est bien plus riche de questionnements qu’on peut le penser.

Prenons à témoin un exemple apparemment fort exotique. M. Gauchet et G. Swain, notamment, ont bien montré les liens entre révolution démocratique et naissance des asiles à l’aube du xixe siècle. En deux mots, seules l’apparition et la conceptualisation d’un individu « extrait » des rapports sociaux denses d’Ancien Régime, en théorie autonome et souverain, purent conduire au projet, inédit dans l’histoire, d’une réforme mentale de l’esprit même du sujet, dans le cadre d’une institutionnalisation massive de la déviance psychique[111].

Conclusion : une identité confuse

Au bout du compte, le concept d’identité pose plusieurs problèmes épistémologiques. Son mode opératoire est intrinsèquement passif, puisqu’il constitue le réceptacle de représentations et d’attributs divers. Son manque de contenu précis se traduit par la possibilité d’une application proprement oecuménique puisque, au fond, à peu près tout relèverait de l’identitaire, en un éventail allant de l’individu à des entités comme la nation, en passant par la pléthore de liens, réseaux et organisations dans lesquels le sujet peut être impliqué. Or, les catégories analytiques susceptibles d’une interprétation identitaire peuvent très bien s’en passer. Seules les démarches très ciblées, mettant à l’avant-plan des phénomènes « de mise en marché » des auto-représentations d’un groupe précis (comme les étudiants examinés par K. Hébert) ou de création de modes d’organisation communautaire (comme dans le cas de la communauté juive d’I. Olagabal) peuvent revendiquer une quelconque pertinence heuristique. Pour le reste, interroger l’histoire de la subjectivité et de la citoyenneté serait à la fois nettement plus restreint et fécond.

Aussi, la prétention de certains tenants de la mouvance culturelle voulant que l’identité puisse remplacer le social et ses catégories d’analyse, en raison de son caractère prétendument moins réifié et objectivé, ne fait que cacher un nouvel essentialisme, sous les oripeaux de la fluidité, de l’éclatement et du construit. Et la société n’est pas réductible à un « texte » où flotteraient des « matrices discursives », alors que les entités du social ne seraient efficientes qu’après avoir été conceptualisées. Faire tout dépendre du point de vue de l’acteur, de son regard sur les choses ou de la mer de symboles (la culture) sur laquelle il évolue : cette façon de lire l’histoire cache trois problèmes majeurs. Quelle est alors la place des processus, structures et institutions sur lesquels les acteurs n’ont pas prise ? Et en quoi ces postulats, qui jouent maintenant le rôle d’explications essentielles, sont moins objectivés ou positivistes que les notions « traditionnelles » du social auxquelles on veut justement tourner le dos ? Enfin, peut-on concevoir les agents historiques seulement en regard de leurs visions du monde, de leurs représentations ? Intérêts, besoins, capacités, conflits et pouvoir ne font pas partie, réellement, du tableau identitaire. Et le point de vue de l’acteur, fondement des approches culturalistes, est un objet on ne peut plus mouvant, dont l’évidence n’a rien de concluant, alors qu’on veut en faire une pierre d’assise épistémologique. La new history fait preuve là d’un psychologisme on ne peut plus hasardeux.

Le constructivisme extrême dans lequel baigne une partie de la mouvance identitaire, croyons-nous, constitue au fond une forme de présentisme et d’anachronisme, comme le suggère P. Fass. Des angoisses existentielles contemporaines, l’idée d’un éclatement du sujet actuel et de ses appartenances sont ici plaquées sur le passé, alors que cette dernière thèse ne peut se prévaloir que d’impressions mal étayées comme preuve.

La popularité de l’identité traduit certes un allongement du questionnaire, mais un allongement qui s’embrouille. Les ambitions intellectuelles de l’identité sont-elles justifiées ? L’adage « qui embrasse trop mal étreint » se vérifie ici. Encore plus lorsque l’être embrassé demeure dans un flou artistique.