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Durant la dernière décennie, Patrice Groulx s’est taillé une niche à part dans la communauté des historiens québécois. D’abord, il est l’auteur de plusieurs ouvrages destinés principalement aux spécialistes, notamment Pièges de la mémoire. Dollard des Ormeaux, les Amérindiens et nous, largement encensé. En même temps, cependant, il a aussi oeuvré comme historien public. De sorte qu’il se décrit lui-même dans l’introduction du texte dont nous rendons compte « comme historien-conseil et semi-universitaire » (p. 16).

La situation personnelle de Groulx est pertinente pour son exploration du rôle de Benjamin Sulte comme figure centrale dans la communauté émergente des historiens à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle au Québec. Bien qu’il eût passé la plupart de sa vie professionnelle comme bureaucrate à Ottawa, Sulte était profondément engagé dans de nombreuses activités destinées à présenter le passé au public, et ainsi il a connu – à sa manière –la tension qui existe de nos jours entre ceux qui sont engagés dans la « continuelle ambition de vérité du travail savant sur le passé » et ceux qui prennent part à « une amplification de la commémoration et du patrimoine » (p. 14).

En formulant ainsi l’alternative, Groulx souligne les aspirations, sinon les succès, de ceux qui se consacrent à l’histoire afin de trouver la « vérité ». Les individus voués aux activités commémoratives ne se donnent pas nécessairement la même mission, et ils seraient capables de commettre « les abus de la mémoire » (p. 253). Il est cependant moins enclin à reconnaître « les abus de l’histoire », de sorte qu’il tend à croire les historiens sur parole quand ils prétendent rechercher une vérité unique et détourne le regard quand leurs efforts (tout comme ceux des commémorateurs) servent des intérêts particuliers.

Ces questions débordent évidemment la carrière propre de Sulte, qui a débuté bien avant que l’histoire n’émerge en tant que discipline autonome après la Première Guerre mondiale. Néanmoins, Groulx tente de mêler Sulte à cette discussion des tensions plus conséquentes qui se matérialiseraient si on le tenait pour un adepte précoce de la méthode scientifique, particulièrement dans son chef-d’oeuvre, l’Histoire des Canadiens français, une somme en plusieurs volumes écrite dans les années 1880. Comme le dit Groulx, Sulte a produit des travaux fondés sur « une documentation faite de “miettes” tirées des archives, des miettes qu’il exploite selon une méthodologie minutieuse qui seule, estime-t-il, produira des résultats véridiques » (p. 239).

Cependant, Groulx montre en même temps que Sulte ignorait les développements méthodologiques qui se produisaient en France à cette époque et qu’il présentait souvent ses « miettes » sans expliquer leur signification. Il n’y avait aucune raison pour que Groulx fît de Sulte un meilleur historien qu’il ne le fut ou que ce qu’on pouvait attendre à la fin du xixe siècle. Toutefois, si Sulte n’était pas vraiment en phase avec l’émergence, même timide, de la « nouvelle » histoire, en quoi peut-il être pertinent de l’associer au débat sur les tensions entre « histoire » et « mémoire » ?

Ces questions mises à part, le compte rendu très lisible et soigneusement documenté des nombreuses activités historiques de Sulte procure des aperçus significatifs des mécanismes qui se mettaient en place pour présenter l’histoire, par divers moyens, au grand public. Dans le cas de l’Histoire des Canadiens français, Groulx discute de la relation entre Sulte et son éditeur à une époque où « l’histoire monaye bien » (p. 236). Le travail de Sulte était vendu en fascicules, procurant à ses éditeurs anglophones des profits significatifs, même si Sulte s’en tirait moins bien ; l’ironie n’échappait pas à l’historien qui avait entrepris de « produire une histoire farouchement nationale », mais qui faisait affaire en anglais avec tous ses éditeurs. Selon Sulte lui-même, son livre a pour but de « reconquérir le Canada pour notre race. Laissons les Anglais faire du commerce, puisqu’ils ne savent pas faire autre chose. » (p. 51) Cette affirmation est d’autant plus ironique que Sulte, à la fin de sa vie, se consacra moins à promouvoir le passé des Canadiens français et mit plutôt de l’avant « [un] récit canadien tout court » (p. 219).

En explorant de nouveau la diffusion des travaux de Sulte, Groulx présente aussi l’analyse minutieuse du registre tenu par Sulte de la distribution de ses travaux (principalement des tirés à part d’articles) à près de 600 individus et organisations entre 1896 et 1918. Groulx est parvenu à identifier plus de la moitié de ces destinataires, et il les met à contribution pour montrer « la diversité sociale de la production de la discipline historique [et] de la réceptivité à l’histoire » (p. 117). Malgré qu’il y ait des limites méthodologiques à cette analyse, ce qui n’échappe pas à Groulx, il conclut qu’elle illustre l’importance de Sulte : « combien d’historiens de son temps peuvent se vanter de pouvoir identifier près de 600 destinataires de leurs travaux savants… » (p. 157). Bien sûr, le fait que Sulte ait distribué autant de ses travaux pourrait nous en dire davantage sur son énergie (et il n’est pas douteux qu’il en était abondamment pourvu) que sur son talent ou sur son impact.

L’importance de Sulte, à distinguer de son omniprésence, est également un enjeu dans le contexte des questions finales soulevées par Groulx, soit l’engagement de son sujet dans nombre d’activités commémoratives. Dans quelques cas, comme les célébrations du 250e anniversaire de Trois-Rivières, lieu de naissance de Sulte, l’historien joua un rôle crucial. Il fut néanmoins empêché d’assister aux cérémonies officielles par ordre de l’évêque ultramontain de Trois-Rivières, Mgr Louis-François Laflèche, qui avait été irrité par le point de vue de Sulte sur les Jésuites dans l’Histoire des Canadiens français. Dans d’autres cas, toutefois, il est difficile de savoir pourquoi Groulx crédite Sulte d’un rôle significatif. Il n’a eu aucune responsabilité, par exemple, dans l’érection des deux monuments de George-Étienne Cartier (un à Ottawa, l’autre à Montréal), ce qui n’empêche pas l’auteur de lui attribuer un rôle « secondaire mais non négligeable » (p. 182).

Même en ce qui concerne la dernière activité notable de Sulte dans la présentation de l’histoire au public, sa participation à la Commission des lieux et monuments historiques du Canada après la Première Guerre mondiale, Groulx semble accorder à son sujet plus d’honneur qu’il n’en mériterait, affirmant qu’il a contribué à la création, en 1922, de l’institution québécoise correspondante, la Commission des monuments historiques du Québec. En fait, Groulx montre que c’est la tiédeur du soutien de Sulte pour la préservation du patrimoine québécois qui encouragea le gouvernement du Québec à agir. Mais cela justifie-t-il l’affirmation selon laquelle une telle action dénotait « le génie même de son oeuvre » ? (p. 242)

Groulx a démontré de façon convaincante qu’un ensemble d’individus émerge au Québec, au tournant du siècle, qui va se consacrer à transmettre l’histoire au public et que Sulte joue un rôle significatif dans ce processus. Parfois, je me suis quand même demandé s’il n’en fait pas trop dire à sa documentation : en faisant de Sulte un historien plus « scientifique » qu’il ne l’a réellement été, ou en grossissant son rôle dans les diverses entreprises dont il se mêla. Néanmoins, c’est un livre qui soulève d’importantes questions sur la préhistoire du métier d’historien au Québec.