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Issu d’une thèse de doctorat, l’ouvrage de Mathieu d’Avignon « s’inscrit dans le contexte d’un courant historiographique récent de déconstruction des mythes fondateurs » (p. 3) et veut expliquer « pourquoi l’histoire et la mémoire [ont] retenu le nom de Champlain comme étant celui du “fondateur” de Québec », oubliant les prétendants anciens et nouveaux à ce titre : Pierre Dugua de Mons, qui a investi dans le commerce des fourrures, le capitaine Dupont-Gravé, qui a négocié l’alliance franco-indienne de 1603 à Tadoussac, le chef montagnais Anadabijou, qui était partie à cette alliance, et le roi Henri IV, son homologue lointain… L’hypothèse de l’auteur est que Champlain a sciemment contribué à nourrir le mythe en orientant ses récits vers sa propre personne dans le but de construire une image de « fondateur unique ».

Dans le premier chapitre (« Champlain : à l’origine du mythe de la fondation ? »), Mathieu d’Avignon présente et examine les récits de Champlain. Il s’intéresse particulièrement aux différences entre la première version des voyages de 1603 à 1618 (éditée en 1603, 1613 et 1619) et celle que Champlain publie sous une forme abrégée dans la première partie de son édition de 1632. Son analyse vise à démontrer que Champlain a voulu occulter le rôle des Montagnais (« l’alliance » de 1603), de Dugua de Mons et de Dupont-Gravé. Après s’être fait le « héros de ses récits » (p. 124 et ss.) et avoir remplacé des « nous » par des « je », il ne lui restait plus à attendre que les historiens oublient de consulter ses ouvrages antérieurs et « tombent dans le piège mis en place […] à la fin de sa carrière d’auteur » (p. 228).

Dans les trois chapitres suivants, l’auteur étudie l’effet du « piège ». Il passe d’abord en revue les auteurs qui ont présidé à « la naissance d’un héros français » et à « l’édification du mythe des origines » (les Jésuites, Lescarbot, Sagard, Sixte Le Tac, Le Clercq, Bacqueville de La Potherie, Charlevoix, Kalm), puis les historiens qui ont contribué à « la consolidation du mythe » (Bibaud, Garneau, Ferland, Laverdière, Sulte, Dionne, Groulx) et enfin trois auteurs qui témoignent d’un renouvellement du « récit des origines » (Desrosiers, Trudel et Victor Tremblay). Les historiens anglophones, qui ont produit les plus imposantes biographies de Champlain, ne sont malheureusement pas inclus dans le corpus étudié.

Il n’est pas question ici de réexaminer point par point la démonstration exposée dans le premier chapitre mais, au terme de cette année de fêtes sur laquelle l’ombre de Dugua de Mons a constamment plané, il apparaît opportun de se pencher sur son cas et plus particulièrement sur les quelque 18 mois qu’il a passés avec Champlain en Acadie.

Peut-on vraiment affirmer, comme l’écrit l’auteur à cinq reprises (p. 101, 110, 122, 160, 500, dans des termes à peu près semblables), que Champlain « supprime un grand nombre de passages décrivant les actions de Dugua, passe du “nous” au “je” et s’attribue même à l’occasion des actions accomplies par son ancien supérieur » ?

Les ouvrages de Champlain sont des récits de voyages et non des « récits des origines », comme Mathieu d’Avignon les décrit, ce qui lui permet de dire ensuite que ces récits ne sont pas objectifs ou exhaustifs. Aucun des ouvrages de Champlain n’avait la prétention de faire l’histoire générale des explorations ou des établissements français en Amérique (comme ce sera le cas ultérieurement pour Charlevoix, par exemple), et de distribuer les lauriers. Que Champlain parle de lui n’étonne guère ; qu’il soit le héros de ses récits non plus. Mais s’attribue-t-il des réalisations qui sont fictives ou ne sont pas les siennes ?

Mathieu d’Avignon consacre de nombreuses pages à examiner les différences entre les récits édités en 1613 et ceux de 1632. Il aurait été utile d’énoncer le principe qui semble avoir guidé Champlain dans sa dernière édition : ce n’est pas Dugua de Mons qui est gommé mais presque tout ce qui touche la logistique, la gestion, etc. de l’établissement acadien dont le rappel tient en une phrase : « En cet endroit y fut faite l’habitation en l’an 1604. » Dans son récit synthèse, Champlain conserve ce qui concerne les explorations, la navigation, la géographie, les ressources, les peuples amérindiens. C’est l’objectif qu’il annonce d’ailleurs à la fin de son premier livre de 1632 : « descrire les descouvertes de ces costes, pendant trois ans & demy que je fus à l’Acadie, tant à l’habitation de Saincte Croix, qu’au Port Royal ». Champlain coupe dans les détails triviaux, le quotidien, le caduc. Il travaille sur cette dernière version dans les années 1630-1631, au moment où il cherche des appuis pour reprendre Québec : quel est l’intérêt de rappeler que Dugua de Mons a envoyé une barque à la baie Sainte-Marie en 1604, ou fait faire du jardinage en Acadie, 25 ans plutôt ? En sabrant dans son récit antérieur, Champlain coupe des informations sur ses collègues et collaborateurs mais aussi sur plusieurs de ses propres gestes. Il retranche des passages sur le rôle de Dugua de Mons comme commandant de certaines explorations, mais le lecteur qui n’a parcouru que le récit de 1632 ne voit pas non plus que Champlain a effectué, seul avec quelques matelots, une bonne partie des « découvertes ».

Après avoir cité huit passages coupés ou altérés dans le récit de 1605, l’auteur conclut que Champlain « s’approprie certaines actions de Dugua ». Qu’en est-il ? Dans trois passages, Champlain écrit qu’il est allé à terre sans mentionner qu’il l’a fait avec ou à la demande de Dugua. Dans les deux autres, il écrit « on envoya » des hommes à terre au lieu de « le sieur de Mons envoya ». Mathieu d’Avignon soutient ailleurs que l’édition de 1632 enlève à Dugua la paternité de deux des trois toponymes mentionnés en 1613, ne lui laissant que baie Française. Or, Champlain maintient en 1632 que Dugua a aussi nommé l’île Sainte-Croix (p. 723). Le troisième cas n’est pas clair : en 1613, Champlain parle du cap « qu’avons nommé S. Loys » et, deux pages plus loin, du cap « ainsi nommé par le sieur de Mons » ; en 1632, il écrit plutôt « ay nommé Sainct Louys » puis « que nous avons ainsi nommé ».

Que faut-il comprendre ? La prudence s’impose dans l’évaluation des « je » et des « nous ». Sept des 17 toponymes dont la paternité n’est pas précisée (« nous ») en 1613 passent au crédit de Champlain en 1632, mais il faut noter que ce dernier était en mission, seul avec des matelots, quand au moins trois de ces toponymes ont été créés (îles aux Loups marins, cap Fourchu et îles Rangées). Le « nous » refléterait une décision de groupe ? On peut en douter. C’était lui, le cartographe, et on imagine qu’il est plus près de la réalité en réclamant la paternité de ces toponymes en 1632. Chose certaine, il n’enlevait rien à Dugua de Mons en cette matière.

S’il voulait discréditer Dugua de Mons, pourquoi, après avoir coupé de larges parties du récit initial et fait sauter le nom de son ancien commandant à quelques reprises, Champlain ajoute-t-il de longs passages, dans cette même édition de 1632, où « il reconnaît haut et fort la contribution de Dugua à la fondation de l’Acadie », insistant « sur les actions et les mérites singuliers de cet entrepreneur, sur les efforts qu’il a déployés afin que réussisse son entreprise de fondation de l’Acadie » (p. 119) ? Bien plus, Champlain dénonce les manoeuvres de coulisses qui ont mené à la révocation injustifiée du monopole de traite de Dugua. Ces propos compensent largement le retrait de détails de la vie quotidienne en Acadie. Mathieu d’Avignon mentionne ces ajouts favorables à Dugua de Mons sans expliquer la contradiction qu’ils soulèvent dans sa thèse, alors qu’il se montre extrêmement critique sur d’autres propos de Champlain. Citons brièvement quatre exemples.

Il reproche à Champlain d’avoir menti délibérément en écrivant que Dugua a obtenu sa commission « à condition d’y planter la foi catholique », alors que, selon lui, cette commission ne parle pas de cette religion. Ce document officiel enjoint Dugua « de convertir, amener et instruire les peuples […] au christianisme et en la créance et Profession de notre foy et religion ». Henri IV ayant abjuré le protestantisme en 1593, Champlain ne pouvait-il pas conclure que la religion du roi était le catholicisme ?

Si Champlain allonge le récit de l’embarquement pour l’Acadie de 1604, soutient l’auteur, c’est afin de pouvoir ensuite « critiquer sévèrement l’administration de Dugua » (p. 104). Pourtant, Champlain mentionne seulement que la cohabitation du curé catholique et du ministre protestant n’a pas été facile, les deux hommes s’étant même battus à coups de poing, ce qui ne favorisait pas l’évangélisation des Amérindiens. Cette observation serait une critique sévère envers Dugua : vraiment ?

L’auteur reproche aussi à Champlain de dramatiser les causes de la révocation du monopole de Dugua : les familles des contrebandiers auraient été contraintes à la mendicité. Or, il apparaît incontestable que Champlain ne fait que rapporter les critiques exprimées par les adversaires de Dugua, sans nécessairement les endosser. Ne dénonce-t-il d’ailleurs pas l’injustice dont Dugua a été victime quelques lignes plus loin ?

Enfin, l’auteur note que Champlain retranche le texte de la « commission » accordée à Dugua en 1608, mais reproduit celle qu’il a reçue lui-même en 1612. Un examen attentif des deux documents démontre qu’ils ne sont pas de la même nature. En 1612, le comte de Soissons fait de Champlain son lieutenant et décrit longuement ses pouvoirs, ce qui n’est pas le cas du document de 1608 qui est abusivement désigné comme une « commission » ; c’est plutôt un mandement envoyé aux officiers de justice pour les enjoindre de faire respecter le monopole accordé à Dugua. En 1608, Champlain avait sûrement une copie de ce document devenu très secondaire en 1632.

Dans les chapitres 2, 3 et 4, Mathieu d’Avignon se livre à un long exercice d’historiographie qui se conclut sans surprises. Pour les auteurs de la Nouvelle-France, « tous les honneurs reviennent à Champlain, tout comme, implicitement ou explicitement, les titres de fondateur et de père » ; plusieurs « véhiculent un récit exclusif des origines qui occulte l’alliance de 1603 » (p. 502). Les historiens du xixe et de la première moitié du xxe siècle, « sans exception, […] associent Champlain à la fondation et aux origines de la nation canadienne-française. Presque tous, à l’unisson, le consacrent fondateur unique de Québec et de la Nouvelle-France » (p. 503) et « la plupart des auteurs […] occultent la rencontre entre Français et Amérindiens ». Enfin, « Desrosiers, Trudel et Tremblay […] établissent clairement un lien entre alliances et fondation », mais « Desrosiers et Tremblay continuent, subtilement, de magnifier les réalisations et les mérites de Champlain ». Heureusement, il y a Marcel Trudel, avec qui les héros « redeviennent des hommes » (p. 505).

Il ne fait pas de doute que les mérites de Champlain ont été exagérés par plusieurs auteurs, Narcisse-Eutrope Dionne, en particulier, qui est sur la sellette pendant plus de 50 pages (dont 11 de « conclusion »). L’auteur ne se satisfait pas des deux volumes que Dionne consacre à Champlain, mais il analyse aussi une brève notice insérée dans Serviteurs et servantes de Dieu en Canada (1904).

Le traitement réservé au docteur Dionne est bien différent de celui qui est accordé à Marcel Trudel. S’il importait de signaler au lecteur que Dionne était un « fervent défenseur de la religion catholique », il aurait été utile de rappeler que Trudel a été un promoteur du mouvement laïque au Québec et que son anticléricalisme est notoire. Et, si l’auteur a jugé bon d’analyser une notice de Serviteurs et servantes de Dieu, pourquoi a-t-il écarté de son corpus celle que Marcel Trudel a consacrée à Champlain dans le premier tome du Dictionnaire biographique du Canada. Est-ce parce que ce texte présente Champlain comme « fondateur de Québec », « fondateur du Canada », « notre premier grand colonisateur », celui qui a « établi la Nouvelle-France » ? Dans ce même ouvrage, dont Marcel Trudel était directeur adjoint, la biographie de Dugua (par MacBeath) ne mentionne rien de tel ; au mieux, il aurait « rendu possibles » les réalisations de Champlain. Le même ouvrage contient deux autres textes de Marcel Trudel, soit une synthèse sur la Nouvelle-France, qui ignore « l’alliance » de 1603, et la biographie d’un « personnage fort sympathique », François Dupont-Gravé.

Mathieu d’Avignon a plutôt choisi d’utiliser une brochure récente (2005) qui reproduit ses propres entretiens avec Marcel Trudel « sur la science historique et le métier d’historien ». Ce dernier y évoque les difficultés que ses interprétations historiques lui ont values de la part de certains collègues et des élites cléricales au milieu du siècle dernier. Cette publication fort opportune donne à Marcel Trudel l’occasion de mettre son point de vue sur Champlain au goût du jour et à Mathieu d’Avignon quelque chose à citer pour justifier la présence de Trudel dans le chapitre sur le « nouveau récit des origines ». Trudel souligne que, « depuis deux ou trois ans, on commence à admettre que Dugua de Mons est “cofondateur” [de Québec] ». Et encore : « C’est une grande politesse qu’on veut faire à Champlain », pour ne pas le « déboussoler » (p. 445) !

Il aurait été utile de définir quelque part ce qu’est un « fondateur ». Il aurait été intéressant aussi d’expliquer au lecteur sur quelles nouvelles sources documentaires Marcel Trudel s’appuie pour modifier aussi radicalement le point de vue qu’il avait exprimé en 1966. À cette époque, il n’était pourtant plus dans l’orbite contraignante de l’évêché de Québec ou sur la liste de paye de son université catholique, mais plutôt directeur de l’Institute of Canadian Studies de Carleton University.

L’auteur s’égare parfois dans des digressions qui sont hors propos. Il s’attaque par exemple à ce qu’il appelle le mythe du désintéressement de Champlain (p. 60-64) avec des arguments sommaires (dont certains ragots colportés par ses ennemis). Ailleurs, il expose des réflexions (sur la stratégie d’édition de Champlain, p. 65, sur la présence de sa femme à Québec, p. 66) qui détonnent dans un ouvrage consacré à l’analyse de textes et à l’historiographie.

L’ouvrage est souvent répétitif. Certaines redites sont dues à la structure de l’ouvrage qui multiplie les introductions et les conclusions (d’abord du livre, puis des chapitres et enfin des sections). La phrase (citée ci-dessus) reprise cinq fois dans des termes à peu près identiques est un exemple. Les hypothèses formulées dans l’introduction (p. 2) reviennent presque textuellement à la page 20. De longues citations sont répétées (p. 193 et 296, 356 et 359, 464 et 468). Le cinquième chapitre arrive lui-même comme un hors-d’oeuvre sur un thème (« l’alliance franco-montagnaise ») dont il a été abondamment question au fil des quatre chapitres précédents. Ce chapitre-bonus, qui n’ajoute rien d’essentiel à l’ouvrage, permet cependant à l’auteur d’apporter « une nouvelle pièce » (p. 506) au dossier, une lettre que le roi Henri IV adressait à Dugua de Mons le 8 janvier 1603 pour l’enjoindre « de traiter et contracter […] paix, alliance, confédération, et bonne amitié » avec les peuples amérindiens. Cette lettre, selon l’auteur, « montre que le voyage au Canada de 1603 a été planifié en fonction de cette nouvelle politique officielle » (p. 493). On comprend que Dugua de Mons accède du même coup au rang d’intervenant dans cet « événement fondateur » de Québec.

Malheureusement, cette lettre qui aurait été adressée à Dugua le « 8 janvier 1603 » est en fait sa commission du 8 novembre 1603. Guy Binot a noté (Pierre Dugua de Mons, 2004, 252) que ce document a été daté erronément, notamment dans la copie faite par (ou pour) Pierre Margry. Dugua de Mons ne pouvait évidemment pas être nommé à un poste occupé par Chauvin en janvier, puis par de Chaste jusqu’en mai 1603. Ce document fait en outre référence à la commission de vice-amiral reçue par Dugua en octobre 1603.

Dans le champ des balles perdues, le « nouveau » document de janvier 1603 ira rejoindre la prétendue « commission » du 7 janvier 1608 qu’on a voulu présenter comme « l’acte de fondation de Québec » en janvier 2008. S’il a été relativement facile de saper la renommée de Dollard ou de Madeleine de Verchères, dont le caractère héroïque tient à une bataille avec les Iroquois, la tâche est plus ardue pour celui qui a imaginé, bâti et soutenu la présence française en Amérique, et s’est consacré à cette oeuvre avec plus de talent, de détermination et de constance qu’aucun de ses contemporains.