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Le 11 novembre 1927, le père Éphrem Longpré, franciscain, donne devant l’élite montréalaise, réunie pour l’occasion, une conférence publique à la bibliothèque Saint-Sulpice. L’auteur, spécialiste reconnu de philosophie médiévale, expose « la mission doctrinale du Bienheureux Duns Scot », un essai dense, très érudit et peu accessible aux non-spécialistes sur les « courants doctrinaux de l’université de Paris vers la fin du treizième siècle », le tout accompagné d’un « exposé objectif des thèses principales du Docteur Séraphique », c’est-à-dire Bonaventure[2]. Parrainé par l’Association des anciens élèves du Collège de Montréal, le conférencier, lui-même ancien élève, est présenté par le curé de Notre-Dame, le sulpicien Olivier Maurault, qui rappelle à l’auditoire que le père Longpré est déjà très connu en Europe pour ses travaux d’histoire de philosophie médiévale. L’exposé, savant et très long mais aussitôt publié en deux parties dans Le Devoir des 12 et 15 novembre, n’avait, en apparence, rien pour semer l’émoi.

Ce fut donc probablement une surprise pour les habitués du quotidien Le Droit – et pour le père Longpré lui-même – de lire, dans son édition du 25 novembre, une lettre du père Rodrigue Villeneuve, oblat d’Ottawa, dans laquelle il se dit « tenu d’élever la voix » pour critiquer le médiéviste de n’avoir pas montré « les attaches et les rapprochements de la philosophie scotiste avec celle de saint Thomas, qui est la doctrine officielle de l’Église[3] ». Le futur archevêque et cardinal de Québec s’offusque que le révérend père ait « fait la gageure de remuer le treizième siècle sans mentionner le nom de saint Thomas » et tient à rappeler à la « jeunesse étudiante » que « la philosophie préconisée dans les documents pontificaux » est bien celle de Thomas d’Aquin et non de Duns Scot et, enfin, que « le Pape a un magistère doctrinal et disciplinaire en matière philosophique qui vaut pour le moins celui des savants[4] ». Bien sûr, le père Longpré ne tarda pas à répondre de façon vigoureuse au contenu « tendancieux et peu digne de tout religieux » de sa lettre par une missive deux fois plus longue à laquelle le supérieur du Scolasticat des Oblats d’Ottawa renchérit deux jours plus tard par une réponse du double de celle de son contradicteur, déclarant toutefois en conclusion que, de sa part, le débat était clos.

Avant d’analyser plus en détail ces échanges qui, réunis, ne forment qu’une plaquette d’une cinquantaine de pages, la question se pose : cette polémique a-t-elle un intérêt autre que local ? N’est-elle qu’une escarmouche contingente entre deux personnalités querelleuses ou dogmatiques ? Après tout, les seules mentions de cette polémique dans les ouvrages d’histoire de la philosophie ou de la religion au Québec se limitent à quelques lignes. Ainsi, Yvan Lamonde, dans son survol, déjà ancien, de l’historiographie de la philosophie au Québec se contente de mentionner en passant « la polémique Villeneuve-Longpré » sans autre précision ou source documentaire[5]. Plus récemment, Jean-Claude Poulin, qui consacre la moitié d’un chapitre à Éphrem Longpré dans l’ouvrage Les franciscains au Canada, se contente, pour sa part, de noter que « dans le Canada français de l’époque, il ne faisait pas bon de s’écarter des sentiers thomistes[6] ». Enfin, on trouve aussi une mention de l’événement dans la biographie hagiographique du père Longpré, écrite par le père Édouard Parent, lui-même franciscain[7].

Contre l’idée que la signification de cette polémique s’épuise entièrement dans son caractère local, comme le suggère la référence au « Canada français de l’époque », je proposerai ici que loin de n’être qu’un échange insignifiant dans un milieu intellectuel périphérique, la polémique entre Villeneuve et Longpré est en fait la forme locale d’un conflit multi-séculaire entre deux grandes doctrines philosophiques et théologiques qui s’affrontent depuis le xiiie siècle. Car cet échange ponctuel (la polémique durant quelques mois seulement) prend sa source et sa signification véritables dans une longue tradition. Tout comme Roberto Perin avait bien montré, dans son ouvrage Rome et le Canada, que les luttes religieuses canadiennes-françaises du dernier quart du xixe siècle prenaient un sens plus large lorsque vues sous l’angle des échanges avec le Vatican[8], nous voulons montrer ici, sur le cas particulier des débats autour de Duns Scot et Thomas d’Aquin au Québec entre 1927 et 1965, que le local renferme souvent du global et que ce débat concerne alors tout le monde catholique et pas seulement le Québec. Comme le note Alain de Libera, « les acteurs passent, certaines structures argumentatives, certains schèmes conceptuels, demeurent, même quand le “monde” a changé[9] ». Le débat entre les pères Villeneuve et Longpré ne prend donc tout son sens que dans cette longue durée qui rend visible le retour récurrent de débats qui mettent en oeuvre des oppositions invariantes. Au-delà de ce qui peut sembler une approche somme toute abstraite d’un débat théologique, nous soulignerons aussi le fait qu’il révèle une première remise en question sérieuse et argumentée au Québec de l’hégémonie thomiste prônée par le Vatican dans tout le monde catholique tant en matière philosophique que théologique.

Après un bref rappel des sources de l’opposition entre les philosophies de Duns Scot et de Thomas d’Aquin, nous analyserons la querelle entre Villeneuve et Longpré pour suivre ensuite la piste de Duns Scot au Québec chez les ursulines de Trois-Rivières, en présentant les travaux de soeur Clotilde Lemieux, auteure d’une biographie importante de Duns Scot, pour terminer avec le Concile Vatican II, perçu par plusieurs comme la revanche de Duns Scot sur le monopole thomiste.

Il ne s’agit toutefois pas ici d’aller dans le détail des multiples nuances des débats philosophiques et théologiques qui opposent les deux philosophes médiévaux et leurs innombrables commentateurs et interprètes au fil des siècles, ce qui dépasserait largement le cadre de cet article et de nos compétences. À travers une étude de cas, nous voulons plutôt montrer que les débats d’idées, même religieuses, ne se résument pas à une histoire des institutions et des idéologies comme elle a été trop longtemps pratiquée, même sous le vocable plus récent « d’histoire sociale des idées[10] ».

De plus, l’histoire des idées s’inscrit souvent dans la longue et même la très longue durée. Comme on le verra, les échanges entre les pères Villeneuve et Longpré contiennent des références qui vont du Moyen Âge jusqu’au xxe siècle, références qu’il faut prendre au sérieux comme arguments dans le débat sur la légitimité – et surtout l’actualité – de la philosophie de Jean Duns Scot (1266-1308) face à la domination de Thomas d’Aquin (1225-1274). Bien sûr, les idées ne flottent pas dans l’air et, pour s’imposer et perdurer, elles doivent être portées par des groupes, des institutions, des revues. Aussi, comme on le verra, le conflit des docteurs Subtil et Angélique a-t-il son double dans l’opposition entre franciscains et dominicains, « porte-parole » attitrés et promoteurs respectifs de Duns Scot et de Thomas d’Aquin dans le Québec de l’époque à travers leurs propres instruments de diffusion, La revue dominicaine et La revue franciscaine.

Genèse et structure d’une opposition philosophique et théologique

L’opposition philosophique entre dominicains et franciscains, qui s’incarne dans des habitus intellectuels, et même spirituels très différents[11], remonte aux sources mêmes de la scolastique dans le dernier quart du xiiie siècle. Parmi les nombreux désaccords philosophiques et théologiques entre les deux ordres mendiants (leur conception des voeux, de la psychologie, de la liberté et, plus généralement, de la métaphysique), une importante ligne de fracture est la tendance rationaliste de la théologie dominicaine incarnée par l’Aquinate et le penchant plus mystique et volontariste des franciscains, lequel prendra sa forme la plus achevée dans les travaux de Jean Duns Scot[12]. Alors que les dominicains feront la promotion systématique de Thomas d’Aquin dès la fin des années 1280, les franciscains ne leur opposeront la philosophie de Duns Scot qu’après la mort de ce dernier en 1308, se référant jusque-là à divers auteurs dont Augustin, qui est au fondement de leur tradition, et à Bonaventure et Alexandre de Hales[13]. Comme le résume très bien Alain Boureau, la

communauté d’intérêt entre les deux ordres commença à se rompre vers 1270, notamment sur la question de la pauvreté et de l’interprétation du voeu. Sur le plan doctrinal, s’affirme peu à peu une différence considérable : dans les dernières années de sa vie (1268-1274) Bonaventure […] radicalise sa pensée et esquisse une théologie de l’histoire empreinte d’eschatologie au prix d’un rejet de plus en plus affirmé de l’aristotélisme. […] L’éloignement progressif des deux ordres cousins était encore accentué par une différence de culture et de formation

car ils fréquentaient des studia propres à chaque ordre et avaient ainsi des méthodes et des programmes différents[14].

Par-delà les débats philosophiques et théologiques entre les deux ordres mendiants, la reconnaissance de la supériorité de la philosophie de Thomas d’Aquin passa aussi par sa canonisation, orchestrée par la province dominicaine de Sicile et accordée en 1323 par le pape Jean XXII. En 1567, il sera proclamé « Docteur de l’Église » par Pie V et inscrit au ratio studiorium, document de référence de base de l’enseignement des jésuites[15]. Le contraste est grand avec le sort réservé à Duns Scot qui, en fait, ne sera officiellement béatifié par le pape Jean-Paul II qu’en 1993. Cet écart de reconnaissance sera d’ailleurs noté subtilement par le père Villeneuve qui rappelle qu’il était seulement Bienheureux « dans l’ordre franciscain[16] ». Il était donc encore loin de la sainteté malgré le voeu des franciscains, renouvelé en 1927, « que l’Auguste Pontife Sa Sainteté Benoît XV accorde prochainement au “Docteur Marial” les honneurs de la Béatification[17] », première étape à franchir avant la canonisation. Longpré ayant lui-même la charge, depuis le début des années 1920, de promouvoir le dossier de Duns Scot, on reviendra plus loin sur le sens de cet échec.

Comme le note Étienne Gilson, l’oeuvre de Thomas « est une victoire de la théologie dans la philosophie », alors que celle de Scot « ne pouvait être qu’une victoire de la théologie sur la philosophie. Les deux oeuvres sont donc d’esprit essentiellement différent[18]. » Enfin, il n’est pas inutile de noter aussi que cette opposition en recoupe une autre sur le plan des sources musulmanes de la philosophie médiévale, l’oeuvre de Thomas étant souvent perçue comme étant plus proche d’Averroès, alors que Duns Scot aurait plus d’affinités avec Avicenne. En résumé, la structure qui reste invariante à travers les siècles est en gros la suivante : Thomas/Averroès/rationalisme et Duns Scot/ Avicenne/volontarisme. Le père Villeneuve rappellera d’ailleurs cette opposition en écrivant que Duns Scot « s’est particulièrement attaqué au thomisme, et selon l’adage historique, quand Thomas affirme, Scot nie[19] ». Aussi, le père Longpré avait un jour confié à son frère Anselme, que

Galilée a failli être brûlé parce qu’il enseignait que la terre tourne autour du soleil et non le soleil autour de la terre : c’est toute la différence, et elle est énorme entre l’école franciscaine et l’école thomiste. Nous, nous enseignons que c’est la terre, c’est-à-dire tout le créé, qui tourne autour du Christ et non le Christ qui tourne autour du créé[20].

De façon générale donc, Duns Scot et Thomas d’Aquin en sont venus à incarner deux pôles de pensée qui définissent deux ensembles d’affinités et d’habitus opposés. C’est cette opposition fondamentale qui structure l’histoire des débats philosophiques et théologiques entre dominicains et franciscains et leurs alliés respectifs. Dernier exemple de la récurrence de cette opposition au fil des siècles, voici comment Benoît XVI, dans sa conférence de Ratisbonne prononcée en 2006, reprend la distinction (et l’opposition) entre théologie de la volonté (scotisme) et théologie de l’intelligence (thomisme) et résume à sa façon les deux grands courants qui traversent la philosophie et la théologie chrétiennes :

À la fin du Moyen Âge, se sont développées, dans la théologie, des tendances qui ont fait éclater [la] synthèse entre l’esprit grec et l’esprit chrétien. Face à ce qu’on appelle l’intellectualisme augustinien et thomiste, commença avec Duns Scot la théorie du volontarisme qui, dans ses développements ultérieurs, a conduit à dire que nous ne connaîtrions de Dieu que sa voluntas ordinata. Au-delà d’elle, il y aurait la liberté de Dieu, en vertu de laquelle il aurait aussi pu créer et faire le contraire de tout ce qu’il a fait. […] La transcendance et l’altérité de Dieu sont placées si haut que même notre raison et notre sens du vrai et du bien ne sont plus un véritable miroir de Dieu, dont les possibilités abyssales, derrière ses décisions effectives, demeurent pour nous éternellement inaccessibles et cachées. À l’opposé, la foi de l’Église s’en est toujours tenue à la conviction qu’entre Dieu et nous, entre son esprit créateur éternel et notre raison créée, existe une réelle analogie, dans laquelle – comme le dit le IVe Concile du Latran, en 1215 – les dissimilitudes sont infiniment plus grandes que les similitudes, mais sans supprimer l’analogie et son langage. Dieu ne devient pas plus divin si nous le repoussons loin de nous dans un pur et impénétrable volontarisme, mais le Dieu véritablement divin est le Dieu qui s’est montré comme Logos et qui, comme Logos, a agi pour nous avec amour[21].

Benoît XVI rejette ici la doctrine volontariste du franciscain Duns Scot et réaffirme implicitement la position du dominicain Thomas d’Aquin. Comme le note Christian Jambet dans son analyse de cette conférence : « Depuis Étienne Gilson et Jacques Maritain, l’on n’avait guère entendu plus ferme et plus cohérente affirmation des droits de l’École en sa perfection thomiste[22]. »

Si les penseurs du Moyen-Âge sont bien présents dans le débat, le contexte le plus immédiat, mais tout de même déjà ancien, de la polémique Villeneuve-Longpré demeure toutefois la promulgation de l’encyclique Aeterni Patris le 4 août 1879 par le pape Léon XIII. C’est en effet ce document qui, pour des raisons davantage politiques que théologiques – le pape voulant couper court au mouvement moderniste et positiviste –, a fait de la philosophie de Thomas d’Aquin la philosophie officielle de l’Église catholique[23]. S’il enchante les thomistes, ce document sème la consternation parmi les esprits plus critiques de cette tradition, notamment les jésuites et, bien sûr, les franciscains. Comme le note Pierre Thibault, à la fin du xixe siècle, les frères mineurs, « au nom d’un retour à la scolastique, remettent en honneur leur propre docteur, Jean Duns Scot[24] ». Cela oblige alors le pape Léon XIII à les rappeler directement à l’ordre en 1898 en notant que

notre encyclique Aeterni Patris, a suffisamment montré la voie qu’il faut suivre dans l’étude des sciences supérieures. S’éloigner sans réflexion et témérairement des préceptes du docteur angélique est contraire à notre volonté et plein de périls… Ceux qui veulent être vraiment philosophes […] sont obligés d’établir les principes et les bases de leur doctrine sur saint Thomas d’Aquin[25].

Il avait fait de même six ans plus tôt en précisant que « s’il se rencontre des docteurs en désaccord avec saint Thomas, quel que soit par ailleurs leur mérite, l’hésitation n’est pas permise, les premiers doivent être sacrifiés au second[26] ». La victoire de Thomas sur Duns Scot était totale.

Les enjeux de la polémique

Ceux qui avaient en mémoire ces avertissements sévères et officiels de Léon XIII envers les membres de l’Église qui prôneraient une philosophie chrétienne autre que le thomisme n’ont pu qu’être surpris des propos tenus par Éphrem Longpré à la bibliothèque Saint-Sulpice. Ses collègues franciscains ne s’y sont pas trompés en qualifiant sa conférence de « sensationnelle et courageuse[27] ». En effet, pour un esprit averti, son langage était codé : le nom de Thomas d’Aquin n’est jamais prononcé dans son survol des « courants doctrinaux de l’Université de Paris vers la fin du treizième siècle », même si l’Aquinate y avait enseigné plusieurs années au cours de la décennie 1260 et y était alors célèbre. Et bien que le biographe de Longpré affirme que ce dernier « n’écrivit jamais une ligne contre l’école thomiste[28] », il est certain que le lecteur attentif de la version publiée de sa conférence n’a pu manquer de noter les allusions très critiques à l’égard de cette philosophie officielle de l’Église. Ainsi, écrire que Duns Scot avait compris « que la pensée médiévale se devait à elle-même non pas seulement de réfuter disjointement des erreurs », comme le faisait la condamnation de l’évêque Tempier en 1277, laquelle visait déjà certaines des thèses mises de l’avant par Thomas d’Aquin, ou même « de coudre à tous les enseignements de l’Écriture la philosophie d’Aristote », comme le fit évidemment encore Thomas d’Aquin, mais surtout « d’organiser, dans la pleine lumière du Christ, par dessus et contre les métaphysiques du Stagirite [Aristote] et de l’Islam [il vise ici Averroès], une synthèse intégralement chrétienne qui fit face à tous les dangers. Dans toute sa carrière doctorale, [Duns Scot] ne devait pas écrire une ligne en dehors de ce vaste programme[29]. » Pour un lecteur thomiste, il n’est pas exagéré de dire que les multiples mentions d’Aristote constituent autant de synonymes de Thomas d’Aquin.

De même, il est difficile de ne pas entendre une critique sévère du rationalisme thomiste dans l’affirmation que la philosophie de Duns Scot « n’est peut-être pas celle qui dissèque les essences et analyse les concepts transcendantaux ou qui s’authentifie dans un texte d’Aristote ou de Platon, mais elle constitue en définitive le plus haut sommet d’une métaphysique pleinement chrétienne[30] ». À une théologie rationnelle qui place la raison et les concepts généraux au-dessus de la volonté et des individus singuliers, la tradition franciscaine oppose en effet une théologie plus mystique fondée sur le primat de la volonté sur la raison démonstrative (l’intelligence) et sur une psychologie individualiste qui fait place à la connaissance directe des individus singuliers sans passer, comme la philosophie d’Aristote reprise par Thomas d’Aquin, par des concepts abstraits seuls garants d’une science qui n’a de place que pour le nécessaire et le général[31].

Pour un esprit thomiste, même la conclusion finale de l’orateur peut être entendue comme un défi à la philosophie régnante : « de quel droit sera-t-il permis de méconnaître [la synthèse de Duns Scot] et de l’ignorer ? Au-dessus des écoles, il y la vérité […] En réclamant pour Duns Scot le champ d’action auquel il a droit, l’idéal qui nous inspire n’est pas autre que d’ouvrir toutes larges les voies vers l’apaisement final de la vérité de la métaphysique chrétienne[32]. » Loin de n’avoir qu’un intérêt historique, la pensée scotiste répondrait même « aux exigences de l’heure[33] ». Tout comme la pensée de Scot répondait en son temps « aux averroïstes et aux rationalistes de Paris », elle pourrait s’opposer « aujourd’hui aux concepts vides des philosophies laïcisées et neutres[34]. » S’adressant directement à son auditoire, il termine : « Comme le prouve votre extrême bienveillance, Messieurs, il n’en est pas parmi vous qui ne permettront point au bienheureux Duns Scot de continuer à notre époque la mission doctrinale qui fut la raison de sa pensée et demeure la plus grande gloire de son génie[35]. »

Deux semaines plus tard, le 25 novembre, dans une autre « remarquable et longue conférence » prononcée encore une fois à la bibliothèque Saint-Sulpice, à l’invitation cette fois de l’Institut scientifique franco-canadien et en présence de Mgr Vincent Piette, recteur de l’Université de Montréal et sous la présidence d’honneur d’Édouard Montpetit, vice-président de l’ISFC, le père Longpré expose « La mission doctrinale de l’École franciscaine[36] ». Il y reprend le même message, toujours sans jamais mentionner le nom de Thomas d’Aquin et répète que « la pensée de Duns Scot est d’une poignante actualité » et qu’elle répond « exactement aux tendances de toute la philosophie contemporaine ». Ayant alors peut-être lu la critique du père Villeneuve, parue la journée même dans Le Droit d’Ottawa, il réaffirme « qu’il n’est permis à personne de l’étreindre ou de la méconnaître » et qu’il réclame simplement « pour la pensée franciscaine le champ libre d’action et le respect auquel elle a droit », car son idéal « n’est pas autre que d’ouvrir toutes larges des itinéraires vers la vérité[37]. »

Dans le contexte religieux de l’époque, caractérisé dans l’ensemble du monde catholique par un discours thomiste dominant et uniforme, on comprend que de tels propos, répétés quelques jours plus tard à Québec et à Trois-Rivières[38], aient fait « un beau tapage dans la république » selon l’expression du sénateur Raoul Dandurand[39]. La réplique ne se fit donc pas attendre et parvint d’Ottawa, non pas directement des dominicains mais par la bouche d’un père oblat, Rodrigue Villeneuve, qui réagit vivement aux critiques implicites de toute la philosophie thomiste en publiant une lettre curieusement intitulée « Simple observation » dans Le Droit d’Ottawa du 25 novembre 1927.

Disant s’incliner « respectueusement devant son talent » et dont « la science honore notre race », il rappelle au père Longpré l’existence d’un « certain canon assez connu, à savoir le canon 1366,2 » qui stipule que les professeurs doivent traiter les études de philosophie rationnelle et de théologie et former les élèves « tout à fait selon la méthode, la doctrine et les principes du Docteur angélique, et qu’ils s’y tiennent saintement ». Il y ajoute le canon de droit ecclésiastique 589,1 qui enjoint les religieux à étudier la philosophie et la théologie « en s’attachant à la doctrine de saint Thomas, selon le canon 1366, en conformité avec les Instructions du Siège apostolique[40] ». Surpris de voir le père Longpré « remuer le treizième siècle sans mentionner le nom de saint Thomas », il admet néanmoins « qu’il ne l’ignore pas tout à fait » mais semble le présenter « d’une façon assez étroite, étrange même ». Ne reconnaissant nullement le Thomas d’Aquin qu’il dit avoir étudié, il laisse tout de même à de plus savants que lui – qui n’est pas vraiment philosophe – le soin de le montrer et il appelle du pied « les frères en religion de saint Thomas », les dominicains, qui « sont tout indiqués pour cette tâche » dont il leur laisse à l’avance « l’honneur et le mérite ».

Après avoir formulé, à la façon d’un inquisiteur, une série de questions sur Thomas d’Aquin auxquelles il exige une réponse de la part du savant franciscain, il note que les réponses à ces questions aideraient « à comprendre le sentiment du docte conférencier par rapport à la philosophie préconisée dans les documents pontificaux[41] ». Ne voulant surtout pas « entrer en discussion avec l’érudit historien du scotisme » – dont il ne peut remettre en question l’expertise –, il note de manière ironique que « nous autres, dans nos séminaires et nos scolasticats, esprits sans doute encore bien simples, nous nous obstinons à penser avec Pie X et Pie XI que s’écarter de l’Aquinate surtout en métaphysique, ne va pas sans graves détriments[42] ». Il renvoie alors à l’encyclique de Pie XI, Studiorum Ducem du 29 juin 1923 – qui marquait le 600e anniversaire de la canonisation de Thomas d’Aquin – qui elle-même cite celle de Pie X, Pascendi, du 8 septembre 1908. En somme, loin de ne renvoyer qu’à une intervention papale déjà ancienne et peut-être désuète de 1879, le débat sur le magistère thomiste est encore très vivant au moment de la polémique entre les pères Villeneuve et Longpré.

On le voit, le « silence tendancieux » du père Longpré sur la philosophie de Thomas d’Aquin, pour reprendre l’expression du père Villeneuve, a tout de même fait du bruit dans le monde religieux et l’oblat affirme avoir reçu, à la suite de cette première intervention publique, de nombreux appuis – une douzaine au moins – non seulement d’oblats et de dominicains mais également de membres du clergé dont Mgr Louis-Adolphe Paquet, alors professeur de théologie à l’Université Laval, Mgr François-Xavier Ross de Rimouski ainsi que de jésuites et professeurs de divers séminaires de la province[43]. À ces interventions privées, s’ajoute une prise de position publique du jeune philosophe thomiste Hermas Bastien, docteur en philosophie de l’Université de Montréal alors attaché à L’Action française, qui vient appuyer, dans le numéro de novembre 1927 de la revue, la position initiale du père Villeneuve, dont il n’offre en fait qu’une paraphrase[44].

Répétant les canons déjà notés par le père oblat, qui donnent, selon Bastien, « une direction philosophique nettement déterminée », tant aux laïques qu’aux clercs, il ajoute que les statuts de la Faculté de philosophie indiquent formellement que « l’enseignement se donne selon la méthode, la doctrine et les principes du Docteur angélique » (article 19). En fait, « vu la direction disciplinaire de l’Église », il est à son avis « déplacé de prétendre que les docteurs franciscains ont dans notre siècle la plus haute mission intellectuelle à remplir[45] ». Peut-être pour s’assurer que « le trouble d’un instant » créé par les paroles du père Longpré s’évanouisse vraiment, Bastien publie quelques mois plus tard, toujours dans L’Action française, un article intitulé « Figure mystique de saint Thomas », conjurant ainsi la possible influence des idées de Duns Scot[46].

Peut-être surpris de ces interventions qui ne remettent en cause ni ne commentent aucune de ses « affirmations catégoriques » et se situent donc selon lui « en marge et en dehors » de sa conférence, le père Longpré en saisit tout de même le sens profond : l’appel à l’autorité des directives pontificales dont, croit-il, le père Villeneuve (et par extension Hermas Bastien) « fausse gravement le sens[47] ». L’essentiel de sa réplique – qu’il demande au Droit de publier pour « réparer le grave tort [que le père Villeneuve] a fait à [son] honneur de prêtre, de religieux et de médiéviste franciscain » – porte donc sur l’interprétation à donner aux multiples interventions papales en matière d’étude de la philosophie. Titrée « Pour le Bienheureux Duns Scot », la réponse du père Longpré multiplie les citations tirées de brefs et d’encycliques pour démontrer que Benoît XV et Pie XI « ont solennellement reconnu la liberté des Écoles catholiques ». Notant que « tout comme tant d’autres, le R. P. Villeneuve cite les articles du droit canon, mais sans les paroles sacrées de Pie XI qui en fixe authentiquement le sens », il rappelle qu’après avoir cité les canons utilisés par le père oblat, le pape ajoutait que

pour favoriser l’honnête émulation dans une juste liberté, condition du progrès dans les études, on évitera d’exiger les uns des autres plus que n’exige de tous l’Église, mère et maîtresse ; et que nul ne soit empêché de suivre l’opinion qui lui paraît la plus probable là où dans les Écoles catholiques, les auteurs de meilleure marque se partagent ordinairement en avis contraires.

Convaincu d’avoir fait justice des insinuations du père Villeneuve qui « oppose [sa] pensée aux directions pontificales et jette les suspicions les plus graves et le discrédit le plus complet sur [son] oeuvre de médiéviste », il conclut que son interlocuteur use pour ce faire « d’un procédé tendancieux et peu digne de tout religieux qui a le respect de son caractère et de sa plume[48] ».

Face à cette réponse vigoureuse, qui prenait de front les attaques feutrées de la première missive du père Villeneuve, ce dernier réplique par un long essai de quinze pages, le double de celui de Longpré, intitulé « Pour saint Thomas, docteur commun de l’Église », dans lequel il explique « le pourquoi de [son] intervention » et défend son « interprétation des deux canons 1366 et 589 ». Tout en admettant que le « tempérament franciscain » diffère du « tempérament thomiste », il rappelle, citations de Pie X et Pie XI à l’appui, que c’est bien le système thomiste qui a été adopté par l’Église « d’une façon officielle et, j’ose le dire, définitive ». Le système scotiste « n’est plus recommandé par l’Église » et c’est en fait « prendre une allure discutable que de présenter le Docteur subtil comme le coryphée des philosophes du xiiie siècle[49] ».

En fait, s’il demandait au père Longpré de « faire sa profession de foi thomiste » avant de faire la promotion de Duns Scot, c’est que le père Villeneuve ne voulait surtout pas que les propos du franciscain viennent appuyer « ceux qui prétendent que l’Église s’est abusée au sujet de saint Thomas » – il dit l’avoir « entendu dans certains milieux » –, que « d’autres papes viendront, et qu’avant dix ans peut-être saint Thomas aura perdu sa dictature doctrinale[50]. » Rappelant que ni Léon XIII ni Pie X « n’ont parlé du système philosophique franciscain pour répondre aux besoins de la pensée contemporaine », il note même que « de graves auteurs » y ont plutôt vu « une fissure par laquelle pourrait s’insinuer dans l’Église un esprit hypercritique et un volontarisme apparenté à des systèmes perfides, le pragmatisme et d’autres erreurs modernes, solennellement réprouvés par l’Église[51] ». Au contraire, Thomas d’Aquin est toujours la meilleure arme contre les ennemis de l’Église. Il convoque alors le texte de Pie XI de 1922 qui affirme qu’aucun « docteur de l’Église n’inspire aux modernistes et aux ennemis de la foi catholique autant de terreur et de crainte que l’Aquinate[52] ».

Contre l’idée, qu’il attribue au père Longpré, de laisser aux « jeunes esprits, canadiens ou autres, de juger tout par eux-mêmes, d’en prendre et d’en laisser », le père Villeneuve rappelle au contraire que les maîtres de philosophie chrétienne et de théologie « doivent se souvenir parfaitement qu’on ne leur a pas donné d’enseigner pour communiquer aux élèves de leur science les opinions qui leur plaisent, mais pour leur dispenser les doctrines les plus approuvées de l’Église[53] ». Pour lui, « les canons 1366 et 589 demeureront. L’Église a pour elle les siècles[54]. »

L’enjeu est clair : non seulement garder la mainmise sur la formation du clergé dans la ligne thomiste mais aussi sur les deux années de philosophie du cours classique qui forme alors l’élite laïque. Pour cela, il lui fallait dénoncer clairement toute tentative d’ouverture vers une conception pluraliste de la scolastique. Et cela explique que, malgré la renommée de médiéviste du père Longpré, « il n’ait point été invité à parler ni à nos étudiants ni à d’autres », comme l’avoue le père Villeneuve dans sa réplique[55].

La Revue dominicaine prend le relais

Bien que le père Villeneuve ait déclaré que, de son côté, le débat était clos, son appel à l’intervention des dominicains n’est pas resté lettre morte, mais a pris une forme plus feutrée où toute référence explicite au père Longpré est gommée. Dès le mois de janvier 1928, le père Augustin Leduc, o.p., consacre son mensuel « Bulletin de droit canonique » de La Revue dominicaine à répondre longuement à une question lui provenant d’un anonyme « Supérieur de Séminaire » qui lui demande de le renseigner sur deux points : « 1) le Saint-Siège, au cours des dix dernières années, a-t-il proclamé la doctrine de saint Thomas d’Aquin comme “répondant aux besoins de l’heure actuelle” ; 2) L’Église impose-t-elle “l’adhésion aux thèses importantes et aux principes de Thomas d’Aquin” ou laisse-t-elle “à tous et à chacun la liberté entière d’opinion sous son magistère infaillible ?”[56]. »

Tous les lecteurs de la revue auront compris qu’il s’agissait là d’une référence directe aux arguments soulevés par le père Longpré dans ses conférences[57]. S’étendant sur treize pages de la revue, les réponses du père Leduc à ces questions se fondent essentiellement sur l’exégèse des textes déjà cités par Longpré et Villeneuve et confirment la lecture qu’en faisait ce dernier. Se voulant précis et rigoureux, l’auteur cite, en latin et en français, huit interventions des papes Benoît XV et de son successeur Pie XI, entre le 29 avril 1918 et le 31 juillet 1924, qui démontrent hors de tout doute, selon lui, que « le Saint-Siège a indiqué, dans la doctrine de saint Thomas d’Aquin, un remède aux besoins de l’heure actuelle[58] ».

Pour répondre à la seconde question, plus délicate, du caractère contraignant et obligatoire de l’adhésion à la philosophie thomiste, il reprend l’analyse des paragraphes 1366 et 589 du Code qu’avait déjà brandis le père Villeneuve. Il rappelle d’abord que selon le paragraphe 18 du Code, « les lois ecclésiastiques doivent être comprises selon la signification propre des mots, considérée dans le texte et dans le contexte » et – seule allusion au débat avec le père Longpré – ajoute que cela avait été « fort justement remarqué » par le père Villeneuve « dans un article du Droit du 9 décembre 1927 ». Cette remarque de méthode étant faite, il se concentre sur les termes latins utilisés (« omnino pertractent », « sancte teneant », « diligenter incumbant inhaerentes ») et conclut qu’un « homme ayant un tant soit peu de connaissance du latin » ne peut que se rendre à l’évidence qu’il s’agit bien « de commandement, d’obligation et non pas seulement de conseil ou de souhait[59] ». Son correspondant « peut donc imposer sans crainte aux professeurs du Séminaire dont il est le supérieur, l’obligation de former leurs élèves selon la méthode, la doctrine et les principes de saint Thomas d’Aquin. Le Code leur en fait un précepte sacré (sancte teneant) qui a été confirmé par les Papes Benoît XV et Pie XI [60]. »

Outre les textes d’Hermas Bastien déjà mentionnés, deux autres interventions semblent avoir été suscitées par cette polémique. La première est un discours prononcé le 7 mars 1928 dans l’église des dominicains à Ottawa par le père Villeneuve lui-même, qui est aussi doyen de la Faculté de théologie de l’Université d’Ottawa. Sous le titre « Saint Thomas mystique docteur », l’auteur vise en fait à contrer l’idée, souvent implicite parmi les scotistes, selon laquelle la doctrine de Thomas d’Aquin serait « trop intellectualiste » et même « froide et étrangère à l’amour[61] ». Il s’agit là d’une référence à peine voilée aux partisans de la philosophie de Duns Scot qui, au contraire, met l’amour du Christ au centre même de la métaphysique.

Un mois après cette intervention, c’est au tour de Mgr Louis-Adolphe Paquet d’intervenir dans la Revue dominicaine du mois d’avril avec un texte intitulé « Saint Thomas et les besoins de notre âge », réponse directe à l’idée du père Longpré que Duns Scot répond à l’angoisse et au désarroi de la société moderne[62]. Toutes ces interventions (concertées ou non) visaient encore une fois à contrer les propos du père Longpré et à s’assurer qu’il « ne convaincra personne[63] » parmi les membres du clergé et surtout chez les jeunes étudiants des séminaires, peut-être davantage sensibles à un tel discours plus oecuménique. Notons enfin que, comme le rapporte quelques années plus tard son confrère le père Hugolin, o.f.m.,

cette polémique eut des échos en Europe. Une revue mariale de Paris, à l’usage des simples fidèles, reproduisit le 1er article du P. Villeneuve sans aucune explication. […] Vers le même temps, une plainte fut portée de très haut à Rome, mais l’intervention très décidée du Rme P. Bonaventure Marrani, o.f.m., ministre général des frères mineurs, et celle de S. E. le Cardinal Ceretti, Protecteur de l’Ordre Séraphique, mirent rapidement fin à tout[64].

Le commentaire du père Hugolin rappelle ainsi que l’enjeu du débat déborde les frontières du Québec et concerne l’ensemble du monde catholique. Le dogmatisme du père Villeneuve n’est en fait que l’expression locale de l’interprétation romaine dominante, bien que parfois contestée. Car ouvrir la voie à une forme de pluralisme théologique est alors considéré comme dangereux, car il serait difficile de garder le contrôle et d’éviter les dérives. Face aux incertitudes, mieux vaut le statu quo et une interprétation conservatrice des textes. Enfin, l’autorité savante de Longpré ne permet pas de mettre en doute sa bonne foi et Rome a alors intérêt à calmer les esprits trop conservateurs qui l’attaquent.

La polémique s’éteint donc rapidement avant la fin de 1928 faute de combattants – le père Longpré étant alors le seul véritable défenseur public de Duns Scot. En un sens, ce vif débat, qui a excité pendant quelques semaines le petit monde intellectuel et religieux du Québec, a un caractère tout à fait contingent : si le père Longpré n’était pas venu visiter sa famille à Saint-Éphrem d’Upton et prendre un peu de repos, il n’aurait pas fait cette série de conférences à Montréal, Québec et Trois-Rivières et personne n’aurait entendu parler de Duns Scot. Il faut aussi tenir compte de son caractère très combatif, qui contraste avec la personnalité plus effacée de son plus jeune collègue le père Victorin Doucet, un autre franciscain canadien-français qui fera également une brillante carrière de médiéviste en Europe en travaillant lui aussi, entre autres, sur Duns Scot, en partie à ses côtés[65].

Il ne serait d’ailleurs pas exagéré de comparer le tempérament du père Longpré à celui du frère Marie-Victorin. Il est en effet plausible de croire que si la présence au Québec du père Longpré avait été continue, le petit séisme intellectuel provoqué par sa visite de novembre 1927 aurait pu avoir des effets à plus long terme en philosophie, comparables à ceux du frère Marie-Victorin dans les sciences naturelles au cours de l’entre-deux-guerres[66]. Mais sa carrière, comme celle de Doucet, s’étant déroulée entièrement en Europe il n’a pas pu former au Québec autant de disciples que le frère des écoles chrétiennes. Il faut dire aussi qu’alors que ce dernier n’avait aucun prédécesseur au moment d’inaugurer sa chaire de botanique, il est probable que le père Longpré aurait eu plus de mal à s’imposer face aux dominicains qui avaient déjà la mainmise sur l’enseignement de la philosophie en milieu universitaire[67]. Encore au milieu des années 1950, lors de sa dernière visite au pays, il confie à soeur Clotilde Lemieux qu’il « espère regagner Paris en décembre, que la santé soit là ou non. Il n’y a rien à faire au Canada dans le domaine de mes études[68]. »

En somme, Longpré ayant quitté le Québec, les responsables de la formation de l’élite laïque et du clergé canadien-français n’avaient plus rien à craindre et pouvaient continuer à enseigner l’hortodoxie thomisme.

Une ursuline de Trois-Rivières biographe de Duns Scot

De retour en Europe, le père Longpré à qui le ministre général de l’ordre avait confié, au début des années 1920, la responsabilité du dossier de béatification de Duns Scot auprès de la Sacrée congrégation des rites, continue à en faire la promotion. En 1924, il avait d’ailleurs publié un livre qui répondait point par point à un ouvrage très critique envers Duns Scot publié deux ans auparavant par l’abbé Bernard Landry[69]. De 1927 à 1938, il dirige la section responsable de la publication des oeuvres complètes du Docteur subtil en collaboration avec le père Victorin Doucet[70]. À la fin de 1924, il avait déjà rédigé un mémoire de près de 500 pages pour promouvoir la cause de Duns Scot auprès de la Congrégation des rites, responsable des procès de béatification[71]. Conscient de la difficulté de la tâche, il écrit à son frère Anselme : « il est sûr que je ne réussirai pas d’ici longtemps, car la cause a déjà été presque arrêtée deux fois, et j’ai des adversaires puissants ; mais je ne désespère pas de lui faire faire un pas, s’il y a une justice sur la terre[72] ». Se disant « presque seul » il n’a toutefois pas « l’intention de [se] rendre sans combat[73] ».

Longtemps seul à porter la cause de Duns Scot, même au sein de son ordre, le père Longpré trouvera, près de vingt ans plus tard, un allié imprévu et énergique en la personne de soeur Clotilde Lemieux, ursuline de Trois-Rivières. En effet, sous le pseudonyme de Béraud de Saint-Maurice, elle publie à Montréal en 1944 une biographie intitulée Jean Duns Scot, un docteur des temps nouveaux[74]. Tout comme Éphrem Longpré avant elle, l’auteure met de l’avant l’actualité de la philosophie scotiste et défend l’idée que le monde moderne, alors en pleine crise, a besoin d’une philosophie adaptée à ses besoins. Tant la crise économique des années 1930 que les années de Guerre ont en effet bouleversé les anciennes certitudes. Déjà en 1941, le frère Marie-Victorin affirmait que « le monde enfante dans la douleur un ordre nouveau » et c’est la jeune génération qui aura la « redoutable mission de régénérer un christianisme qui s’affadissait[75] ». C’est dans ce contexte que se poursuit la réflexion de soeur Clotilde qui est convaincue que Duns Scot peut servir de guide dans ce monde troublé.

Fondé sur les travaux érudits et les conseils de Longpré, son ouvrage n’est pas aussi technique que celui que ce dernier avait fait paraître en 1924, mais se veut un ouvrage de vulgarisation. Publié grâce aux soins des franciscains de Montréal, l’ouvrage sera généralement très bien accueilli[76]. Le réseau des frères mineurs en assurera d’ailleurs la diffusion mondiale. Une seconde édition en langue française, revue et augmentée, paraît en France en 1953 de même que des traductions en de nombreuses langues dont l’anglais, le portugais, l’allemand, l’espagnol et l’italien.

Avant d’analyser plus en détail cette défense énergique de Duns Scot contre ses détracteurs, un mot sur la personne qui se cache derrière « Béraud de Saint-Maurice » s’impose car, contrairement au père Longpré, soeur Clotilde Lemieux est à peu près inconnue. Fille d’une grande famille bourgeoise (sa mère Berthe Jetté étant la fille du lieutenant-gouverneur du Québec Louis-Amable Jetté, et son père, Rodolphe Lemieux, fit une brillante carrière politique[77]), elle voit le jour le 10 janvier 1897. Après des études à Montréal chez les Dames du Sacré-Coeur, et un essai infructueux chez les carmélites de Montréal en 1924, elle entre finalement chez les ursulines de Trois-Rivières. En mars 1925, elle devient soeur Clotilde-Angèle de Jésus et prononce ses voeux perpétuels en 1930. Bien qu’officiellement professeur d’anglais et de musique, elle est passionnée de philosophie et suit les cours des abbés Jules Gélinas et Jean-Albert Bordeleau au Séminaire Saint-Joseph de Trois-Rivières. Elle est aussi encouragée dans ses études par le père franciscain Marie-Raymond, son directeur de conscience, auquel elle consacrera d’ailleurs un ouvrage quelques années après son décès en 1948[78]. La règle des Ursulines imposant l’anonymat, soeur Clotilde dut recevoir une permission spéciale pour signer sous un pseudonyme, Béraud de Saint-Maurice, emprunté à un ancêtre maternel. Elle signera ainsi quelques articles et comptes rendus d’ouvrages philosophiques. En 1966, alors âgée de soixante-neuf ans, elle entreprend des études à l’Université de Heidelberg et demeure chez les Ursulines de Mannheim. Après être devenue bachelière en 1974, elle entreprend une maîtrise sur « Heidegger et la science de la littérature ». Elle ne mènera toutefois pas à terme ce projet, car elle décède soudainement le 23 février 1975 à l’âge de soixante-dix-huit ans[79].

En plus d’être encouragée par les franciscains, soeur Clotilde l’était également par ses parents, de « fervents admirateurs de Duns Scot » affirme-t-elle[80]. Sa mère suit d’ailleurs de près son travail et soumet d’abord le manuscrit de son ouvrage au recteur de l’Université de Montréal, Mgr Olivier Maurault – celui-là même qui avait présenté le père Longpré à son auditoire montréalais en 1927. La lettre qu’il lui écrit servira d’ailleurs de « lettre-préface » à la première édition canadienne, apportant ainsi au livre « autant de valeur que de sécurité » comme le notera l’auteure dans l’édition française de 1953[81]. En fait, cette lettre, adressée à la mère de l’ursuline, est prudente. Si le sulpicien y vante les qualités de l’ouvrage, il avoue toutefois qu’il « ne peut se prononcer sur la biographie de Duns Scot » et que seul un spécialiste pourrait juger justement cette « magnifique étude » qui est

d’un bout à l’autre une controverse philosophique et théologique. […] Seul un maître saurait apprécier comme il convient les questions délicates et grandioses que Béraud de Saint-Maurice soulève à chaque page. Aussi bien, sous réserve de la censure ecclésiastique, j’estime que vous avez été heureusement inspirée de vouloir livrer ce sérieux et passionnant ouvrage à l’impression.

Le nihil obstat fut d’ailleurs accordé par le censeur délégué, le dominicain Louis-Marie Régis, philosophe et directeur de l’Institut d’études médiévales de l’Université de Montréal, reconnu pour son ouverture d’esprit[82]. L’ouvrage parut à l’automne 1944.

Faire la promotion de Duns Scot d’un ton si énergique n’allait pas de soi. On lui avait d’ailleurs dit, « il faut être thomiste », confie-t-elle dans une « note sur la deuxième édition ». Ce à quoi elle réagit vivement :

si, par là on a voulu qu’une respectueuse adhésion à tout ce qui chez saint Thomas est indiscutablement conforme à l’enseignement de l’Église, s’impose ainsi qu’une étude humble et aimante du texte de l’Ange de l’École, d’accord ! Nous sommes et voulons être thomiste dans ce sens là […] Mais si on veut signifier : « Hors saint Thomas, point de vérité ! » parce qu’il détiendrait à lui seul et pour toujours le monopole des sciences philosophiques et théologiques, nous croirions rendre un très mauvais service à l’Église, à saint Thomas lui-même […] ainsi qu’à l’avancement de la science catholique en restreignant ainsi la scolastique médiévale.

Elle n’hésite pas à affirmer que « nous devons comprendre qu’un thomisme étroit, rigide, exclusif, figé », ne pourra que « produire certaines réactions opposées très néfastes à la philosophie et même à la théologie[83] ». Elle appelle donc à la nécessité « de répondre de plus en plus aux besoins des esprits de nos jours », convoquant pour cela les autorités de l’époque, Étienne Gilson et le jésuite Jean Daniélou[84].

Tout comme le père Longpré, elle est consciente des obstacles à franchir pour faire connaître la pensée de Scot, toujours perçue comme l’antithèse de celle de Thomas d’Aquin. « Présenter Duns Scot n’est pas chose facile et cela pour deux raisons », affirme-t-elle en ouverture du chapitre deux consacré aux « ombres à dissiper ». Tout d’abord, « les épithètes d’adversaire envieux, de semi-hérétique, de destructeur de système, flottent encore comme des épaves sur les flots de notre mémoire, lorsque l’on s’avise d’évoquer le souvenir du docteur franciscain ». Mais il y a également, ajoute-t-elle, « sans qu’on veuille l’admettre, au fond de certaines consciences catholiques, le souci inquiet d’une ombrageuse orthodoxie prête à s’exprimer à l’endroit de Scot en prompte et absolue condamnation[85] ».

D’où la nécessité d’attaquer de front les exclusivismes, les rivalités, l’ignorance, l’incompréhension, les inexactitudes et les accusations – pour reprendre ses termes – qui, selon elle, caractérisent l’état des relations ente thomistes et scotistes. Elle reprend donc à nouveaux frais les textes inlassablement interprétés des papes Léon XIII et Pie X, déjà rencontrés, et réaffirme l’interprétation qu’avait déjà proposée le père Longpré dans sa réponse au père Villeneuve[86]. Ne se limitant pas à l’exégèse des encycliques, comme l’ont fait ces derniers, elle propose une explication contextuelle originale du choix de Thomas au détriment de Duns Scot de la part de Léon XIII, choix réaffirmé par ses successeurs. Selon elle, « que l’Aquinate ait été choisi, cela s’explique fort bien, non au détriment de Scot mais s’imposant de par la solidité et l’orthodoxie des oeuvres du Docteur angélique et de par les circonstances ». D’un côté, « Duns Scot était alors victime d’habiles diffamateurs qui accusaient sa doctrine de contenir en germes les erreurs même du modernisme, et l’homme d’être l’adversaire acharné de saint Thomas ». Or, « l’heure était grave ; il fallait agir, et agir vite… Rien d’étonnant que les papes, dans l’impossibilité d’attendre qu’une critique impartiale dégageât Duns Scot des faussetés dites contre lui » se soient plutôt « tournés vers saint Thomas seul dont la réputation n’était pas atteinte à ce moment, et qu’ils aient choisi sa doctrine pour faire face à l’ennemi[87]. »

Et tout comme le père Longpré insistait, au grand dam de son contradicteur le père Villeneuve, sur l’actualité de la pensée de Duns Scot, soeur Clotilde, encore plus exaltée, écrit : « nous osons même affirmer que son message, s’il avait été entendu plus tôt, portait en soi d’efficaces préventifs contre ces pestes qui affligèrent si longtemps l’Église et la société, le jansénisme, le gallicanisme, le rationalisme, le modernisme et, de nos jours, le communisme[88] ». Son idée que Duns Scot est en fait « l’un des grands Docteurs du xxe siècle et de l’Ordre Nouveau qui s’annonce[89] », car son message est centré sur l’amour et la volonté et non pas sur la seule raison, reprend et développe le message que Longpré avait lancé vingt ans plus tôt. Ce dernier affirmait en effet que la synthèse métaphysique de Duns Scot était appelée « à combler le vide effroyable qui sépare la pensée chrétienne et la philosophie contemporaine[90] ».

Le caractère fortement pédagogique et même rhétorique de l’ouvrage – l’auteure multiplie l’usage des points d’interrogation, d’exclamation et de suspension – tranche avec l’analyse plus savante et austère proposée dans l’ouvrage de 1924 du père Longpré et explique en partie son succès international. La critique souligna d’ailleurs que l’admiration sans borne de l’auteure pour Duns Scot la porte parfois à exagérer sa modernité[91]. L’édition française de 1953, qui bénéficie des corrections suggérées par le père Longpré, ne change rien, tant sur la forme que sur le fond, à ce plaidoyer sur la valeur actuelle de Duns Scot « comme remède aux maux dont se meurt notre monde aujourd’hui[92] ». Elle incorpore toutefois une critique des ouvrages parus entre-temps.

Ainsi, elle n’hésite pas à différer d’opinions avec des autorités comme Étienne Gilson et Daniel-Rops. Du premier, elle regrette qu’il ait ignoré « le caractère éminemment existentiel de la doctrine de Duns Scot et renvoie le lecteur à son propre texte sur la question[93] ». Et si l’analyse de Gilson est « légitime dans la perspective thomiste », elle « se retourne dans la perspective scotiste[94] ». Quant à l’historien et écrivain personnaliste Henri Daniel-Rops, il présente, selon elle, dans son ouvrage L’Église de la Cathédrale et de la Croisade, tome 3 de sa vaste Histoire de l’Église, « d’une façon tendancieuse un Duns Scot fidéiste qu’il situe en un xive de décadence ». Après avoir rectifié ses méprises, elle l’épingle : « “Si mal qu’on soit renseigné sur lui”, avoue de Duns Scot M. Daniel-Rops !… Quoi d’étonnant, alors, qu’il nous trace un portrait si infidèle du docteur franciscain[95]! » Traduit en plusieurs langues au cours de la seconde moitié des années 1950, cet ouvrage de soeur Clotilde, de même que ses articles parus par la suite sur le même sujet, constitueront jusqu’au milieu des années 1960, le plaidoyer le plus énergique et surtout le plus accessible sur la pensée et l’actualité du Docteur subtil[96].

Vatican II : triomphe de Duns Scot ?

L’annonce, le 25 janvier 1959, par le pape Jean XXIII de la tenue prochaine d’un nouveau concile (Vatican II) semble donner espoir à soeur Clotilde que ce moment pourrait bien être une occasion de donner à Duns Scot une place centrale au sein de l’Église. C’est du moins la question qu’elle pose au père Longpré qui répond :

Que donnera le prochain concile ? Je ne suis guère informé à ce sujet. Quelle part l’ordre des franciscains y prendra-t-il ? J’espère. Ce qui peut être assuré, c’est que les valeurs réelles de l’ordre seront écartées et éloignées à la fois par les haut dirigeants tous liés à l’orthodoxie thomiste et par les « arrivistes » franciscains qui remplissent et la curie générale et le Collège San Antonio jusqu’à en faire éclater les murs. Vous savez qu’il n’est pas aisé de me donner de l’optimisme en ces matières qui touchent D. Scot et l’école franciscaine. Je ne crois qu’à Jésus et Marie et au travail[97].

Selon lui, « tout ce qui vient de Rome, porte le sceau thomiste ». Quelques mois plus tôt, il lui expliquait les véritables raisons qui empêchent la canonisation du Docteur subtil :

Canoniser D. Scot, écrivait le Cardinal J. Mercier à Benoît XV, c’est ruiner l’empire du thomisme. J’ai le texte officiel de cette lettre. Ce n’est pas une affaire de sainteté ou de culte, ni une affaire de doctrine – tout le monde le sait fort bien à Rome – c’est une affaire de politicaillerie ecclésiastique, de thomistes assoiffés de mitres et de titres, de dominicains intégristes, ou d’arriérés intellectuels, comme nos lumières cardinalices genre Villeneuve ou intellectuelles genre Ferland, c’est une affaire où les stupidités franciscaines ont aveuglement accumulé plus d’obstacles que toutes les oppositions[98].

Malgré le pessimisme du père Longpré sur une éventuelle victoire de Duns Scot sur Thomas d’Aquin, le concile Vatican II sera perçu par plusieurs comme abandonnant la rigidité thomiste pour faire place au pluralisme et aux tendances mystique et volontariste du scotisme. Selon le franciscain Régis de Beer, « l’ecclésiologie de Duns Scot se trouve discrètement, mais substantiellement insérée, à notre époque, dans les textes conciliaires de Vatican II, notamment dans la Constitution dogmatique sur l’Église ». Célébrant la béatification de Duns Scot le 20 mars 1993, il note qu’il fallut pour cela

qu’aux xixe et xxe siècles, des hommes courageux, tels les pères franciscains Déodat de Basly (1862-1934) et Ephrem Longpré (1890-1965) recueillent, disséminés dans de nombreuses bibliothèques d’Europe, les écrits authentiques du théologien, récusent la fausse paternité de certains documents, et remettent en valeur la pensée philosophique et théologique de ce franciscain, injustement méconnu[99].

Étienne Gilson lui-même note, en 1966, « qu’au scotisme souffrant a succédé un scotisme triomphant[100] ».

L’usage de Duns Scot comme arme contre le thomisme ne se limitera pas aux membres du clergé. Dans son ouvrage Vingt-quatre défauts thomistes, publié en 1964, le philosophe et journaliste André Dagenais prônera lui aussi un retour à Duns Scot en réponse à ce qu’il perçoit comme le dogmatisme thomiste. Pour lui – homme de droite et fervent catholique – le problème n’est pas le catholicisme en lui-même, mais plutôt la tradition thomiste qui n’est plus en accord avec les besoins de l’heure. Il cite d’ailleurs l’ouvrage de Béraud de Saint-Maurice et, comme l’ursuline, croit que c’est cette philosophie de l’amour que les catholiques doivent mettre de l’avant pour surmonter la crise sociale et spirituelle qui secoue alors le Québec[101].

Quand au père Longpré lui-même, il a confié à son frère Anselme, quelques semaines avant de mourir le 19 octobre 1965 :

J’ai entendu les Discours de S.S. Paul VI au Concile : jamais dans l’Église on a entendu de tels accents depuis S. Léon le Grand.[…] Avec ce Concile, le débat sur la primauté du Christ est clos pour toujours. Impossible de lire les textes du Concile si l’on n’admet pas la Primauté du Christ. C’est très heureux, en même temps, que le Concile se soit appuyé uniquement sur la Sainte Écriture, sans se référer à aucune école théologique particulière. Il indique du coup que le temps des écoles est maintenant terminé[102].

Conclusion : invariance, récurrence et contingence

La polémique entre les pères Villeneuve et Longpré peut être interprétée comme étant le produit à la fois de structures invariantes et de contextes contingents qui réactivent des débats récurrents. En effet, le caractère contingent de la polémique de novembre 1927 est patent : venu prendre du repos auprès de sa famille à Saint-Éphrem d’Upton, le père Longpré, expert reconnu de la philosophie médiévale, accepte les invitations à prononcer plusieurs conférences qui paraissent dans les journaux de l’époque, secouant ainsi l’orthodoxie locale peu habituée à être remise en cause dans son unanimisme. C’était probablement la première fois au Québec qu’un expert reconnu d’une tradition autre que thomiste mettait de l’avant avec énergie une interprétation de la philosophie catholique répondant mieux, selon lui, « aux exigences de l’heure[103] ». S’étant voué à la réhabilitation de Duns Scot dans la pensée catholique – trop souvent limitée à Thomas d’Aquin –, le père Longpré réactivait ainsi localement un débat ancien fondé sur les oppositions structurelles entre deux conceptions de la philosophie et de la théologie chrétiennes, chacune incarnée dans l’idéal d’un ordre religieux : celui des dominicains et celui des franciscains.

À sa suite, et sous son influence directe, soeur Clotilde Lemieux, ursuline de Trois-Rivières, continuera le combat dans les années d’après-guerre jusqu’à ce que le concile Vatican II vienne confirmer non seulement le déclin du thomisme comme doctrine dominante et surtout unique, mais aussi un déplacement doctrinal vers des positions perçues comme étant plus proches de celles prônées par la tradition scotiste et franciscaine. Tout comme l’oeuvre abondante du père Longpré, celle, plus limitée, de soeur Clotilde Lemieux n’a pas vraiment créé au Québec de tradition locale forte malgré les tentatives, jugées excentriques, d’André Dagenais[104]. Leurs travaux ont eu en fait beaucoup plus d’échos à l’étranger qu’au Québec, la tradition thomiste dominante préférant éviter les débats publics en gardant le silence absolu sur la tradition scotiste prônée par quelques-uns.

Sans avoir été la cause directe des changements importants survenus au cours des années 1960 dans l’enseignement de la théologie, les promoteurs du scotisme au Québec ont pu avoir une influence souterraine parmi les intellectuels catholiques qui cherchaient des voies de sortie du thomisme auprès de penseurs comme Teilhard de Chardin, par exemple, auquel Duns Scot est souvent comparé[105]. Chose certaine, cet épisode de l’histoire religieuse du Québec rappelle que quelques penseurs catholiques canadiens-français ont tenté bien avant Vatican II d’adapter la pensée catholique aux besoins de la société « moderne ». Les références fréquentes à « l’actualité » de Duns Scot ne faisaient en effet que rappeler de façon implicite mais avec insistance que le thomiste était depuis longtemps dépassé.

Plus de quarante ans après Vatican II, les interventions de Benoît XVI, particulièrement sa conférence de Ratisbonne, peuvent être lues comme une tentative de retour au rationalisme théologique de la tradition thomiste, contre les sensibilités volontaristes des scotistes. Quoi qu’il en soit des réponses à ces appels lancés par Benoît XVI, et aux formes qu’elles pourront prendre au sein de la hiérarchie catholique locale, ils confirment une fois de plus la récurrence de débats qui mettent en oeuvre des oppositions structurelles profondes. Ce sont ces structures qu’il faut identifier pour s’affranchir du localisme et redonner tout leur sens aux débats locaux sans nier leur caractère souvent contingent.