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Notre ambition légitime est d’atteindre à cet idéal d’équilibre, à cette éthique des Grecs où le corps et l’intelligence par une collaboration intime concouraient à former cette chose plus rare qu’on ne le croit : un homme[3] », déclare en 1938 Jean-Robert Bonnier comme incitatif à une plus grande intégration de l’éducation physique et des sports au Québec. À l’instar de certains de ses contemporains, J.-R. Bonnier idéalise la formation sportive de l’homme de la Grèce antique, qui a, selon lui, contribué à la grandeur et au rayonnement de cette civilisation. La volonté de reproduire un tel idéal remonte au xixe siècle, alors que des Occidentaux, Pierre de Coubertin en tête, travaillent à favoriser les pratiques sportives au sein de leur société. Croyant transposer la conception antique des sports aux sociétés modernes, ces hommes développent en fait leur propre conception de l’activité physique, adaptée à la société industrielle, et qui a donné naissance aux « sports modernes » que sont, par exemple, le football et le hockey[4]. La bureaucratisation, la rationalisation des événements sportifs – notamment par l’établissement de règles strictes – le développement et l’amélioration des équipements en lien avec les progrès technologiques, la commercialisation des produits et des spectacles sportifs ainsi que la quantification des performances représentent des caractéristiques démontrant que les sports reflètent le développement des sociétés industrialisées, en même temps qu’ils y prennent part.

Ainsi replacés dans leur contexte historique, les sports représentent un domaine d’études privilégié pour saisir le processus de modernisation des sociétés[5]. Des historiens et des sociologues canadiens comme Colin Howell et Bruce Kidd ont de plus défini les sports comme un lieu de construction de la masculinité[6]. Peu développé dans l’historiographie québécoise, ce sujet a néanmoins été traité dans un article de Christine Hudon, publié en 2005, dans lequel elle analyse l’émergence des sports dans les collèges classiques masculins au Québec, de 1870 à 1940[7]. Selon elle, le développement des sports y a été favorisé, d’une part, par la diffusion d’un idéal viril masculin qui exigeait l’acquisition de qualités physiques et morales, comme la vigueur, la robustesse, la volonté et la maîtrise de soi, et, d’autre part, par le « renouvellement de la spiritualité catholique[8] ». Elle s’oppose ainsi à la thèse de Donald Guay[9] selon laquelle « l’esprit chrétien » s’oppose à « l’esprit sportif » et démontre plutôt que, dès les années 1870 et jusque dans les années 1940, une conception utilitaire et humaniste des sports, où le corps est mis au service de l’âme, se concilie à la doctrine chrétienne[10].

Selon cette historiographie, les sports qui apparaissent aux xixe et xxe siècles visent donc essentiellement les hommes et semblent par le fait même exclure les femmes. Pourtant, dès le xixe siècle, des femmes aisées pratiquent des sports dans le monde occidental. Au Canada et au Québec, elles pratiquent le golf, le tennis, la natation, les quilles ou le patinage, assistent à des spectacles sportifs et se regroupent dans des associations sportives féminines telles que le Royal Montreal Golf Club, fondé en 1892[11]. Dans la dernière décennie du xixe siècle, la mise en marché de la bicyclette à un prix abordable a donné aux sports féminins un essor qui atteint dans les années 1920 son apogée. La société canadienne assiste alors à une effervescence des pratiques sportives féminines qui conteste l’hégémonie masculine dans ce domaine. Le modèle sportif doit alors s’adapter afin d’intégrer les femmes, tout en continuant de prétendre que le sport représente en premier lieu un site de construction de l’identité masculine.

Commence un mouvement de féminisation de pratiques sportives qui culmine dans les années 1950. La féminité des sportives est alors exaltée au détriment de leurs performances, ce qui entérine l’idée que les « vrais » athlètes sont des hommes[12]. Ce bref historique des sports au Canada montre bien que ce sujet représente un riche domaine d’études pour mieux saisir l’évolution des rapports de genre dans le contexte des sociétés industrielles, car ils y sont à la fois (re)produits et transgressés.

Si, depuis la fin des années 1980, l’historiographie anglo-saxonne et française a clairement montré que le genre joue un rôle primordial dans la façon dont les sports modernes se conçoivent et se pratiquent[13], au Québec, peu d’études historiques se sont intéressées aux sports en adoptant cette perspective d’analyse[14]. Surtout caractéristique de Montréal où, à partir de la fin du xixe siècle, se concentre le plus grand nombre d’anglophones de la province[15], la dualité linguistique du Québec rend l’étude des sports féminins dans la province particulièrement intéressante, car celle-ci permet de voir dans quelle mesure l’appartenance à une communauté ethno-linguistique influe sur l’incidence du genre dans les conceptions et les pratiques sportives[16]. L’influence considérable de l’Église catholique dans plusieurs domaines de la vie sociale, incluant les sports, rend également l’étude du Québec intéressante, car peu de recherches traitant de l’histoire des sports se sont penchées sur l’effet de la religion catholique sur leur développement[17].

En étudiant le Québec, cet article porte surtout une attention à l’influence du genre, mais également à celle de la religion et de l’appartenance ethno-linguistique, dans la conception des sports telle qu’elle est véhiculée dans des publications médicales et religieuses, de 1920 à 1950. Même s’il ne s’agit pas, pour la majorité d’entre eux, d’une question prioritaire, les clercs et les médecins s’intéressent au développement des sports dans la société québécoise en raison de leur implication dans les domaines de la santé et de l’éducation ainsi que de leur allégeance au discours nationaliste. Comme l’ont montré les historiennes Andrée Lévesque et Denyse Baillargeon, ils jouent un rôle de premier plan dans l’établissement de normes culturelles[18]. Leurs idées rejoignent de larges segments de la population par l’entremise d’une hausse des interventions médicales dans la société québécoise et, pour l’Église, par les sermons lus au cours des messes ainsi que par le truchement d’associations religieuses.

Notre étude s’appuie sur le dépouillement de périodiques médicaux, anglophones et francophones, et de diverses publications de l’Église catholique[19]. En plus des textes portant sur le sport, nous avons retenu ceux traitant de l’éducation physique car, même si celle-ci ne se résume pas aux sports, ceux-ci en font presque toujours partie[20]. Dans ces écrits, les conceptions masculines et féminines des sports sont bien souvent imbriquées dans le même discours[21]. Nous avons donc cherché à en dégager les éléments principaux et à voir dans quelle mesure ils contribuent à construire les rapports de genre de l’époque. Nous montrons que, selon les médecins et les clercs, les sports servent à affermir la puissance nationale, en « produisant » des hommes en mesure de performer dans la société industrielle et en améliorant la forme physique des mères.

« Une âme d’or dans un corps de fer[22] » : les sports et la « production de l’homme canadien-français moderne »

Les sports comme solution aux problèmes urbains des loisirs et de la santé

À Montréal, dès les débuts de l’industrialisation, les élites urbaines se préoccupent des problèmes que font surgir les changements rapides que connaît alors la société. La santé des populations ouvrières soulève, notamment, bien des inquiétudes. L’entassement dans de petits logements mal aérés et mal éclairés, situés à proximité des industries qui polluent l’air ambiant produisent des conditions insalubres pour une grande part des urbains, dont le nombre ne cesse de croître au rythme effréné du développement industriel[23]. Au même moment, le temps de loisir grandissant dont bénéficient de plus en plus de travailleurs préoccupent les élites quant à l’utilisation qui en sera faite. Fréquenter des lieux immoraux, comme les tavernes, se tourner vers des loisirs commerciaux dont les profits économiques représentent le seul intérêt, s’ennuyer et ainsi sombrer dans la paresse et l’oisiveté, ou, pour les plus jeunes, être attirés par des formes de délinquance, représentent des cas où les loisirs pourraient mettre l’ordre social en péril.

Des médecins et des religieux des années 1920-1950 voient dans les sports un type de loisir qui permettrait de lutter contre les problèmes de santé que révèlent les examens médicaux des jeunes Canadiens désirant s’enrôler dans l’armée lors des deux guerres mondiales ou encore contre la propagation de maladies comme la fièvre typhoïde, la tuberculose ou la diphtérie. Dès les années 1920, des revues médicales publient des articles enjoignant les populations urbaines à employer leurs temps libres à prendre soin de leur santé[24]. « Recreation is an important factor in combating any disease, for if we utilize our leisure time to the best advantage, by devoting it to outdoor sports, and healthy exercice, we shall keep our bodies in such a state of health[25] », fait remarquer Miss Hodgkins dans The Public Health Journal en 1923.

Quelques années plus tard, en 1927, le docteur Raoul Masson, professeur de pédiatrie à l’Université de Montréal, plaide en faveur de la mise en place de programmes sportifs pour les jeunes afin de « les détourn[er] des amusements clandestins, des fréquentations douteuses et des dangers que présente une grande ville pour des jeunes gens libres et oisifs[26] ». Les sports apparaissent également comme une façon de pallier la diminution d’efforts physiques qu’entraîne l’utilisation de plus en plus fréquente de machineries de toutes sortes surtout dans les industries. Craignant de voir l’inaction gagner de plus en plus d’urbains, des médecins comme R. Tait McKenzie ou J. G. Lang les exhortent à pratiquer régulièrement des sports[27].

À ce sujet, le prêtre dominicain M.-C. Forest conclut d’ailleurs que « Le sport a pu rester longtemps une détente, une distraction ; l’inactivité à laquelle nous condamne la vie moderne en a fait une véritable nécessité[28]. » Il témoigne ainsi du sentiment d’urgence que certains médecins et religieux ressentaient face au besoin de transmettre aux Québécois des habitudes de vie hygiéniques par l’intégration des sports à leur mode de vie.

En apparence neutres, les motifs invoqués par les médecins et l’Église pour pratiquer des sports concernent davantage les hommes que les femmes, car les loisirs touchent principalement les individus qui exercent un travail salarié, c’est-à-dire, des années 1920 à 1950, principalement les hommes[29]. Évidemment, la santé n’est pas, comme les loisirs, un domaine essentiellement masculin et, d’ailleurs, les femmes sont incluses dans cette partie du discours sur les sports[30]. L’accent mis sur l’importance des sports comme moyen de suppléer au manque d’efforts physiques dans les industries témoigne néanmoins d’un intérêt plus marqué pour la santé des hommes que pour celle des femmes lorsqu’il s’agit d’encourager les pratiques sportives auprès de la population. Par les sports, il semble ainsi que ce soit en premier lieu le corps des hommes que les médecins et l’Église désirent réformer afin qu’il reflète vigueur, robustesse et vitalité, et qu’il puisse ainsi mieux servir les intérêts de la nation, notamment dans les industries et l’armée.

Le corps sportif mis au service de l’âme

En formant une « healthy, vigorous and virile citizenship[31] », comme l’exprime en 1926 A. S. Lamb, des médecins francophones et anglophones voient dans les sports les prémices d’une nation puissante, car les performances sportives représentent pour eux un signe de grandeur des civilisations[32]. Les louanges, que les médecins chantent à l’égard de la civilisation grecque antique qui accordait aux sports une place privilégiée dans la formation des citoyens, témoignent de l’importance qu’ils attribuent aux sports dans la constitution d’une nation illustre[33]. Mais ils ne glorifient pas seulement le modèle antique en raison des prouesses physiques des hommes de cette époque. Bien plus, c’est l’éducation humaniste qui y était transmise que les médecins veulent voir se développer chez leurs contemporains. La puissance nationale qu’incarne un corps masculin vigoureux et sain se traduirait également par l’excellence intellectuelle, spirituelle et morale, ce que rendent possible les sports, dont l’organisation est guidée par le précepte du « Mens sana in corpore sano ». En plus d’éviter les problèmes qu’engendre un corps malade et qui handicape le travail intellectuel, les sports inculquent aux hommes les qualités morales que sont, telles que les énumère, par exemple, le docteur Raoul Masson : « Le courage, l’esprit combatif, l’endurance, la justice, l’esprit de corps, la constance, la coopération, l’énergie, l’obéissance, la discipline[34]… ». Pour les médecins, les sports forment donc un corps masculin vigoureux, robuste et viril, où s’épanouit un esprit vif doté des qualités nécessaires à la réussite professionnelle.

Cette vision utilitaire et humaniste des sports s’apparente à celle que véhiculent les clercs des collèges classiques étudiés par Christine Hudon[35]. Comme l’a déjà souligné cette auteure, pour l’Église, concevoir ainsi les sports lui permet de les concilier à la doctrine chrétienne, en assurant la domination de l’âme sur le corps. « Le mépris du corps n’est pas une chose chrétienne. Des sectes philosophiques ou religieuses l’ont professé ; l’Église, jamais. Ce qu’elle poursuit, c’est la domination de l’âme sur le corps. Or, il n’est nullement établi que la culture physique et le sport mettent obstacle à cette domination[36] », explique Marie-Ceslas Forest en 1937. Lors de sa conférence sur la pensée de l’Église à l’égard de la culture physique, donnée en 1934 à Québec, le cardinal Villeneuve abonde dans le même sens lorsqu’il s’emploie à multiplier les exemples illustrant que l’Église ne s’est jamais, ni dans sa doctrine ni dans son histoire, opposée aux soins du corps[37]. Il montre ainsi qu’elle n’est aucunement en défaveur des sports, à condition toutefois qu’ils soient pratiqués chrétiennement, en suivant notamment les enseignements de saint Paul ou de Pie XI[38]. Quelques années plus tard, en 1941, le jésuite Luigi d’Apollonia s’applique dans Relations à glorifier la vision chrétienne du corps qui, placé en « serviteur de l’esprit, du caractère, de la religion[39] », garantit l’épanouissement d’une âme supérieure. « À corps souple, esprit agile[40] », rappelle-t-il à cet égard, en citant saint Thomas.

Lorsque des pratiques sportives dévient de cette conception, l’Église s’y oppose cependant avec fermeté. Une grande part des textes de M.-C. Forest et du cardinal Villeneuve condamne les pratiques sportives fondées sur l’argent et le plaisir, qu’ils jugent non chrétiennes et qu’ils associent à la culture américaine[41]. L’Église s’oppose en particulier aux pratiques sportives dont les profits économiques guident l’organisation et demeure suspicieuse envers les sports professionnels. Sans se dresser contre le principe de faire du sport un gagne-pain, elle dénonce néanmoins les salaires versés aux sportifs professionnels, trop souvent nettement supérieurs à ceux d’autres professions qui sont, selon elle, bien plus honorables, comme la médecine.

Dans le même ordre d’idées, elle réprouve l’idolâtrie dont font l’objet certaines vedettes sportives qui n’ont atteint la célébrité que par leurs aptitudes physiques, alors qu’au même moment, le travail de grands savants est ignoré d’une grande partie de la population. L’Église stigmatise aussi les pratiques sportives qui encouragent le culte du corps, car celles-ci favorisent son exaltation aux dépens de l’attention qui doit, selon elle, être accordée à l’âme[42]. De même, elle dénonce les abus de certains sportifs qui, pour gagner, utilisent tous les moyens mis à leur disposition, même si cela signifie qu’ils mutilent ou endommagent leur corps. Pour l’Église, les spectacles sportifs, qui encouragent tous ces mauvais usages des sports, doivent être condamnés, car ils conduisent à un renversement des valeurs où le corps devient supérieur à l’âme et ne peuvent donc plus être chrétiennement justifiés[43].

Les médecins et l’Église s’entendent ainsi pour dire que les sports doivent représenter un moyen d’améliorer le travail intellectuel et non une fin en soi, comme cela se produit lorsque la performance physique et l’appât du gain sont les principales motivations des sportifs. Comme l’a montré Alan Metcalfe, ces nobles principes que soutiennent la hiérarchie catholique et les médecins sont à la base de l’amateurisme, un idéal sportif que défendent avec de plus en plus de vigueur, à partir de la fin du xixe siècle, des membres des classes moyennes et aisées[44]. Selon eux, les sports sont une forme d’éducation du corps et de l’esprit, et doivent se pratiquer comme passe-temps qui n’implique en aucun cas une forme de rétribution ou récompense monétaire. L’amateurisme exclut ainsi la majorité des ouvriers qui n’ont ni le temps ni l’argent pour s’adonner aux sports pour le pur plaisir de les pratiquer et qui se tournent vers les sports professionnels et commerciaux, alors en pleine expansion, dans l’espoir d’y faire carrière. En endossant les principes de l’amateurisme, les médecins et les clercs véhiculent ainsi une conception des sports empreinte des valeurs des classes moyennes et aisées, dont ils sont d’ailleurs eux-mêmes bien souvent issus.

Viriliser la « race » par les sports

Lieu de prédilection dans la formation citoyenne que fréquentent à l’époque de plus en plus d’enfants, l’école représente l’endroit par excellence où mettre en pratique l’éducation sportive selon les clercs et les médecins. Plusieurs réclament ainsi que des programmes d’éducation physique soient mis en place dans les écoles et les universités, afin que les élèves puissent atteindre un haut standard de forme physique, qui reflétera une moralité exemplaire[45]. Suivant des principes eugénistes, ces programmes classeraient les élèves selon leur forme physique afin de leur proposer des activités adéquates. La gymnastique est conseillée auprès des moins en forme et des plus jeunes. Puis, viennent les sports individuels qui préparent à la pratique des sports d’équipe, summum du programme d’éducation physique en raison de la plénitude physique et morale requise pour y jouer[46]. « [Loyalty], sportsmanship, cooperation, honesty, initiative, courage, determination, and control of temper, as well as the formation of quick and accurate judgment[47] », sont, selon A. S. Lamb, des exemples de qualités que les sports d’équipe développent.

Vu comme une machine, le corps humain peut ainsi être, par la gymnastique ou les exercices physiques, corrigé et amélioré afin de donner un meilleur rendement dans les sports, pratiqués idéalement au cours de l’adolescence[48]. « [Avec la culture physique], nous construisons et ajustons la machine humaine, avant de la lancer dans la mêlée de l’activité sportive[49] », affirme en ce sens Raoul Masson. L’éducation physique doit ainsi commencer dès le plus jeune âge, afin que le plus grand nombre puisse bénéficier des avantages physiques et moraux d’une pratique modérée des sports[50].

Chez les francophones, cette volonté d’améliorer et de normaliser les aptitudes physiques et morales par l’éducation physique et les sports se couple à celle d’égaliser la puissance des races anglo-saxonnes, vues comme supérieures à celles d’origine latine et mieux adaptées au mode de vie industriel. Comme Raoul Masson le fait remarquer en 1927, depuis l’avènement de l’industrialisation, le tempérament des Anglo-Saxons leur permet de triompher là où les Latins ne cultivent que des échecs :

La lutte pour la vie devient de plus en plus âpre et difficile, et les hésitants, les faibles, les timides, sont rapidement relégués aux situations inférieures, cependant que les audacieux, les courageux, les hardis, s’imposent et s’assurent les bonnes positions, où ils se maintiennent par leur énergie, leur ténacité et leur esprit combatif. […] D’un côté, l’Anglo-Saxon est positif, hardi, tenace, froid, autoritaire, volontaire, collectiviste, généreux, mais âpre au gain ; de l’autre côté, le Latin est poli, plus souple, un peu rêveur, réservé, idéaliste, ardent et individualiste[51].

N’acceptant pas ces différences comme une fatalité, Masson mise sur les sports pour rehausser l’estime de soi des Canadiens français et mettre ainsi fin à la domination économique dont ils sont, selon lui, victimes[52]. Jean-Robert Bonnier, quant à lui, voit les sports comme un moyen de faire renaître auprès de ses contemporains le physique et le caractère des « anciens Canadiens » qui ont fait la gloire de la Nouvelle-France[53]. À son avis, si les francophones du Québec ne se prennent pas rapidement en main en accordant aux sports et à l’éducation physique l’importance qu’ils méritent dans la formation d’un peuple, ils courent à leur propre perte. « La loi de la sélection fonctionne pour les peuples comme pour les individus. On justifie son droit à l’existence par son rendement ou son travail. Inutile de se leurrer, la nature rejette les faibles. Aussi, pour vivre, il faut combattre[54] », déclare-t-il en 1944 en s’inspirant des théories de Darwin sur l’évolution des espèces.

Marie-Ceslas Forest tient des propos semblables :

[…] nous constatons que nos ancêtres étaient des hommes extrêmement forts et bien constitués. […]. Il y a donc dégénérescence. Si cette baisse de la santé d’une race se continue, on court à un désastre national, car nous ne concevons pas qu’un peuple de faibles puisse soutenir victorieusement la lutte pour survivre[55].

L’intégration des sports au Québec se greffe ainsi à la question de « la survivance de la race canadienne-française », menacée d’extinction depuis la Conquête. Comme l’a noté Denyse Baillargeon à propos de la lutte contre la mortalité infantile, il s’agissait « d’affirmer la “virilité ethnique” du peuple canadien-français, en d’autres termes de le “masculiniser” à l’égard des Canadiens anglais et des autres nations mieux affirmées[56] ». En somme, autant les médecins que l’Église voient dans les sports un moyen par lequel ils peuvent viriliser le modèle masculin et mener les hommes à la réussite professionnelle afin d’affermir la puissance nationale. Tant que les sports véhiculent une conception utilitaire et humaniste, l’Église et les médecins incitent donc vivement les hommes à les pratiquer. Pour les femmes, par contre, les prescriptions l’emportent sur les encouragements lorsqu’il est question de leur participation dans le domaine sportif.

« N’oublions jamais que seules des femmes fortes et vigoureuses peuvent fournir des générations saines[57] » : les sports et la production de « la mère canadienne-française »

Un corps sportif avant tout maternel

Puisque « Nations are Built of Babies » comme le titrait Cynthia Comacchio en 1993[58], les femmes canadiennes, en tant que mères, sont interpellées lorsqu’il s’agit d’assurer la robustesse des citoyens futurs. Chez les francophones du Québec, le discours nationaliste des médecins et de l’Église catholique est également imprégné du rôle crucial des mères dans le devenir de la « race canadienne-française ». Comme l’a montré Denyse Baillargeon, les hauts taux de mortalité infantile qui frappaient les franco-catholiques du Québec ont donné lieu à une multiplication des interventions médicales et religieuses qui visaient à peupler le Québec de petits Canadiens français en mesure d’assurer la survivance de la « race[59] ».

Pour les nationalistes, les femmes, en tant que mères, jouent ainsi autant que les hommes un rôle vital dans le devenir national, comme le corrobore Jean-Robert Bonnier qui affirme en 1938 que dans « un état vigilant, la santé des filles importe autant que celle des garçons. Car si ce sont les hommes, à l’heure du péril, qui se font trouer la poitrine, il appartient aux femmes de donner des enfants sains et viables[60]. » Pour lui, les femmes du Québec et, en particulier, les francophones – dont il est question dans la citation suivante – sont toutefois loin d’incarner ce corps maternel idéal :

Aussi, rares sont les jeunes filles qui présentent un développement physique harmonieux. Hélas ! La plupart ont une poitrine plate, le dos voûté, les bras et les jambes malingres, sont décharnées ou obèses. […] Comment avoir des générations saines si les mamans de demain ignorent le soin élémentaire de leur santé, soin qu’on aurait dû imposer à l’école et poursuivre après la fin des études[61] ?.

Alors que J.-R. Bonnier évoque l’absence d’éducation physique pour les jeunes filles dans les écoles québécoises comme explication du pauvre état de santé des futures mères, M.-C. Forest se fait plus optimiste : « Il faut applaudir de tout notre coeur à l’effort qui se fait dans nos écoles et nos pensionnats pour assurer, par la culture physique et les sports, la formation de celles sur qui repose, en grande partie, l’avenir de notre race ; de celles qui devront, au sortir de l’atelier ou du bureau, affronter les redoutables devoirs de la maternité[62]. » Bien qu’ils ne s’entendent pas sur les efforts consentis au Québec concernant l’éducation physique des jeunes filles, les deux auteurs s’accordent pour dire que leur rôle maternel constitue la raison principale pour les inciter à pratiquer des sports et à suivre des programmes d’éducation physique, ce qui rejoint le discours normatif de l’époque où la maternité est célébrée comme l’accomplissement de la destinée féminine[63].

C’est donc en tant que mères aptes à donner naissance à des enfants forts et vigoureux que les femmes sont appelées à intégrer les sports à leur mode de vie. Alors que les hommes sont, pour les médecins et l’Église, encouragés à exercer des sports en vue d’incarner le citoyen idéal d’une nation puissante, les femmes le sont en vue de donner naissance à des enfants qui auront la capacité de le devenir.

Bien que disposés à accepter la participation des femmes au domaine sportif, les médecins et, dans une moindre mesure, l’Église la circonscrivent sous prétexte que la corporalité féminine serait trop fragile et délicate pour supporter les exigences physiques que requiert un entraînement régulier et intense. Des années 1920 à 1940, l’idéologie des sphères séparées, qui véhicule les valeurs des classes moyennes et aisées, confine les femmes à la sphère domestique où, en tant qu’épouses et mères, elles doivent veiller au bien-être de la famille[64]. Cette idéologie, au fondement de la société industrielle, influe à la fois sur, et est influencée par la théorie du déterminisme biologique, selon laquelle le corps féminin est inférieur à celui des hommes et voué à la maternité.

Appliqués au domaine sportif, les arguments biologiques soutiennent l’idée que, d’une part, les femmes ne posséderaient pas les aptitudes physiques nécessaires à la pratique de certains sports, réservés aux hommes, et que, d’autre part, elles devraient s’abstenir d’exercer les sports qui risqueraient de nuire à leurs fonctions reproductrices[65]. Si, dans les années 1920 à 1950, les prescriptions médicales entourant les pratiques sportives féminines sont moins contraignantes que celles de la fin du xixe siècle, la théorie du déterminisme biologique est néanmoins toujours présente dans le monde médical[66].

En 1924, Bruce MacDonald met ainsi en garde les femmes contre les exercices trop fatigants ou violents, qui peuvent nuire à leur santé individuelle et mettre en péril l’avenir de la race canadienne-anglaise[67]. Des médecins s’inquiètent par ailleurs des transformations que peut subir le corps féminin sous l’effet d’un entraînement régulier et physiquement exigeant. L’élargissement des épaules et surtout le rétrécissement du bassin ainsi que l’aménorrhée leur indiquent que les pratiques sportives peuvent dénaturer le corps des femmes et risquer de le rendre inapte à remplir les fonctions reproductives auxquelles il est, selon eux, naturellement destiné[68]. Pour R. Tait McKenzie les compétitions sportives, qui ont tendance à se populariser dans le système d’éducation, sont à proscrire pour les jeunes femmes, car elles sont essentiellement masculines et donc contre-nature en ce qui les concerne :

At the present there is a movement to encourage public competition among girls in contests that are essentially designed for boys and men. If left to themselves girls will not, as a rule, practice the same sports, and the making of a long schedule of inter-institutional competition for girls in schools and colleges is a tendency entirely in the wrong direction[69].

Ces propos font écho aux tentatives canadiennes de médecins, d’associations sportives et de professeurs d’éducation physique de circonscrire l’accès des femmes aux compétitions de haut niveau surtout à partir des années 1930[70]. Bien que l’Église catholique ne se positionne pas clairement par rapport à cette question, il est intéressant de noter que des religieux donnent en exemple des femmes qui prennent part à des compétitions sportives pour illustrer les abus auxquels les sports féminins peuvent mener, témoignant ainsi de leurs réticences face à ce phénomène[71]. Du fait même de leur corporalité, les femmes sont donc encouragées à exercer des sports, en même temps qu’elles sont limitées dans le choix des pratiques sportives qui s’offrent à elles. Celles qui requièrent un entraînement régulier et intense sont plus particulièrement à proscrire afin d’éviter que la fatigue ou des modifications corporelles n’entravent leurs capacités reproductrices[72].

Intitulé « The Physical Education of Girls », un texte d’une page d’un auteur anonyme paru en 1922 dans The Canadian Medical Association Journal sème le doute quant aux liens entre la pratique féminine d’exercices et de sports violents et les altérations possibles du corps maternel[73]. Résumant le rapport rédigé en 1921 par un comité formé de médecins et de membres d’associations féminines britanniques intéressés à l’éducation des filles, ce court article soutient que mis à part le football, considéré trop exigeant, les femmes peuvent pratiquer tous les sports et participer à des compétitions sans s’inquiéter de conséquences néfastes sur leur développement physiologique, à condition toutefois d’être examinées au préalable par un médecin qui s’assure de leur bonne forme physique.

Démystifiant des croyances médicales héritées de l’époque victorienne, mais qui sont toujours véhiculées au moment de la publication de ce texte, l’article signale que les femmes ont même intérêt à poursuivre leurs activités physiques durant leurs menstruations, ajoutant que les pratiques sportives ne provoquent pas un déplacement de leurs organes[74]. Le texte se termine en reprenant la conclusion du rapport qui spécifie qu’aucune preuve scientifique n’appuie les liens qu’établissent des médecins entre des problèmes lors de l’accouchement et la pratique d’exercices physiquement exigeants.

Un autre court texte, paru en 1932 dans The Lancet et reproduit la même année dans The Canadian Medical Association Journal, dévoile les résultats d’une étude sur le nombre d’accidents graves qu’entraîne le hockey, un sport physiquement exigeant et où les contacts physiques sont nombreux[75]. Le texte conclut que, tant chez les hommes que chez les femmes, les risques qu’entraîne la pratique de ce sport sont minimes et, d’un point de vue médical, en recommande sa pratique. Même s’ils ne font pas l’unanimité, ces textes montrent que, dans la profession médicale anglophone, la théorie du déterminisme biologique est mise à l’épreuve.

Cette théorie fait également l’objet de débats parmi les sportives. L’historien Bruce Kidd a montré qu’au sein de la Women’s Athletic Amateur Federation (WAAF), une organisation anglophone qui veut alors contrôler l’organisation des sports féminins au Canada, les membres ne s’entendent pas sur la participation des femmes aux compétitions de haut niveau[76]. Celles qui s’y opposent s’adressent généralement à des membres de la classe moyenne ou aisée, leur conception des sports reflétant un idéal féminin d’où les tâches physiques exigeantes sont pratiquement exclues[77]. Contrairement à elles, les femmes de la classe ouvrière sont physiquement plus actives. Certaines exercent un travail salarié dans les usines ou une activité rémunérée à la maison pour aider la famille à joindre les deux bouts et toutes doivent effectuer le travail ménager puisqu’elles n’ont pas les moyens d’employer une domestique. Comme le fait remarquer à juste titre Kidd, ces femmes, qui au quotidien accomplissent des tâches physiques, ne considèrent pas nécessairement les exercices et les sports, même s’ils sont exigeants, comme pouvant être néfastes pour le corps féminin[78]. Les membres de la WAAF qui sont en faveur de la participation des femmes aux compétitions de haut niveau sont généralement impliquées dans le développement des sports féminins chez les travailleuses[79]. Dans le débat sur la participation féminine aux compétitions de haut niveau, l’historiographie montre que la perception des capacités de la corporalité féminine change selon que le discours s’adresse aux femmes de la classe moyenne et aisée, ou de la classe ouvrière.

Les médecins qui soutiennent l’idéal féminin des classes moyennes et aisées se heurtent ainsi à certaines sportives canadiennes de l’époque qui encouragent les femmes à performer dans le plus de sports possible et de manière compétitive. À Montréal, ces idées sont transmises quotidiennement à partir de 1929 dans le Montreal Daily Star par le biais des chroniques sportives de Myrtle Cook, membre de la WAAF et médaillée d’or de la course à relais du quatre fois cent mètres des Jeux olympiques d’Amsterdam de 1928. En fait, des années 1920 à 1950, plusieurs chroniqueuses sont embauchées comme journalistes pour couvrir l’actualité sportive féminine et, comme Cook, elles contestent de manière régulière la soi-disant infériorité physique des femmes, notamment en les encourageant à participer à des compétitions de haut niveau[80].

À notre connaissance, l’équivalent de ces chroniques ne se retrouve pas dans la presse canadienne-française de l’époque. Cela expliquerait peut-être pourquoi les médecins anglophones rappellent à plusieurs reprises qu’ils sont disposés à ce que les femmes pratiquent des sports, à la condition toutefois qu’elles respectent les limites soi-disant naturelles de leur corporalité, alors que, contrairement à eux, les médecins francophones ne s’intéressent pas outre mesure aux pratiques sportives des femmes, leurs interventions concernant avant tout l’enfance[81]. Une fois que les filles parviennent à l’adolescence, soit au moment où le corps commence à prendre ses formes adultes, les médecins ne les incluent plus dans leurs recommandations, comme si, une fois adultes, les exercices physiques et les sports ne les concernaient plus[82].

En fait, certaines interventions laissent voir que la société canadienne-française est longtemps demeurée réticente face à la participation des femmes aux sports ou à l’activité physique. Ainsi, comme l’a relevé l’historien Gilles Janson, lors de la campagne publicitaire d’ouverture de la Palestre nationale, un centre sportif montréalais mixte destiné exclusivement à une clientèle canadienne-française et qu’administre l’Association athlétique d’amateurs Le National, Le Devoir écrit le 20 septembre 1918 :

L’erreur lamentable, écrit-on, est de croire qu’on doit à leur sexe de les élever en serre chaude et pour ainsi dire dans des boîtes de coton. Autant que les garçons, elles ont besoin de mouvement, d’expansion, d’exercices et de récréation […]. Nous ne doutons pas d’ailleurs que des timorés crieront à la perversion, à l’abandon des qualités héréditaires de bonnes Canadiennes françaises et qui ajouteront en plus que le sport leur enlèvera toute féminité, et pour ajouter encore à cet épouvantail on les encouragera à éviter les aspects qui donnent la force brutale[83].

Près de trente ans plus tard, en 1944 dans L’Action médicale, Jean-Robert Bonnier s’élève contre l’absence de programme d’éducation physique dans les écoles pour filles en des termes similaires :

Cette lamentable situation durera aussi longtemps que persistera l’erreur commune, la croyance enracinée que la culture physique (la vraie) et les sports sont le lot des seuls garçons. Et cela, sous le faux prétexte de ne pas masculiniser, viriliser outre-mesure nos filles. Or, même si cela était, une santé améliorée ou parfaite ne vaudrait-elle pas une légère diminution de féminité[84] ?

Ces témoignages qui réfutent la thèse de la discordance entre féminité et activité physique et dénoncent les réactions exagérées qui écartent les femmes du domaine sportif, révèlent du même souffle que ces croyances étaient largement répandues chez les francophones. À lire ces textes, on est tenté de conclure que, même si elle est contestée par quelques-uns, la conviction que les sports pouvaient endommager le corps féminin était suffisamment prégnante au Québec, du moins avant les années 1950, pour qu’elle représente un obstacle notable à la participation des femmes francophones aux sports. L’importance attribuée au rôle des femmes dans la survie nationale, un enjeu qui était encore plus primordial pour cette communauté que pour les Canadiens anglais, explique sans doute cette plus grande réticence à les voir s’adonner à des activités physiques soupçonnées d’handicaper leurs capacités reproductives.

Des sportives avant tout féminines

Les sports, nous l’avons vu, sont bien plus qu’une éducation du corps. Pour les médecins et l’Église, l’acquisition de qualités morales fait leur force et les distingue de toute autre activité physique. Suivant cette idée, l’Église exhorte les femmes à poursuivre un but plus grand et plus noble que celui d’accorder leur attention uniquement à leur corps lorsqu’elles pratiquent des sports. Dans une enquête menée pour La Revue dominicaine en 1937 sur l’américanisation des femmes, Ernestine Pineault-Léveillé insiste d’ailleurs sur la méprise que commettent les femmes qui, en s’adonnant à des sports, négligent leur âme :

la femme canadienne a appris à mettre son corps au-dessus de son âme, à s’adonner à la pratique immodérée du sport, au détriment de son intelligence. Avoir un bon teint, une jolie taille, un corps harmonieux et souple, voilà certes une ambition légitime ; mais donner à son corps tous les soins, c’est en faire un animal d’exposition ; considérer son corps comme le but ultime de sa vie, c’est se tromper étrangement sur son essence[85].

Alors qu’Ernestine Pineault-Léveillé semble considérer les sports comme une activité qui ne sollicite pas l’esprit, occasionnant de fréquentes dérives, soeur Marie-Rose Bellavance, dans La garde-malade canadienne-française, voit, pour sa part, dans les pratiques sportives une occasion pour les femmes de cultiver certaines qualités alors associées à la féminité : « De plus, dans nos amusements, pourquoi pas pratiquer la charité, l’oubli de soi et même y trouver des occasions d’aider et d’édifier ses compagnes et compagnons. Les sports pratiqués dans ces conditions auraient un effet bienfaisant pour le corps comme pour l’âme[86]. » Même dans la pratique des sports, les femmes sont ainsi appelées à développer des qualités tout autres que celles que l’on attend des hommes. La charité, l’aide et l’oubli de soi sont en effet peu compatibles avec « l’esprit sportif » où la compétition, la force ou la volonté de gagner représentent les principaux leitmotiv.

Du point de vue médical, l’acquisition de qualités morales ne semble pas être un argument de poids pour favoriser le développement des pratiques sportives féminines, comme c’est le cas chez les hommes. Tout au plus retrouve-t-on quelques allusions aux effets du sport sur les études et sur l’équilibre mental des jeunes filles. Ainsi Miss Barber dans The Public Health Journal conseille de s’abstenir de faire pratiquer aux filles des sports violents dans le cadre des programmes d’éducation physique, car, trop fatiguées, elles ne pourraient pas par la suite se concentrer sur leurs études[87]. À l’inverse J.-R. Bonnier, argue, quant à lui, que l’éducation physique et les sports assurent aux femmes un équilibre psychologique qui les empêche de sombrer dans une névrose : « Dans l’immense majorité des cas, nos filles sortent du couvent épuisées, énervées, déséquilibrées. Aussi, sont-elles en plus la proie des maladies mentales, précisément à cause de l’absence de toute éducation physique durant toutes leurs études[88]. » À l’époque, il est généralement admis que les femmes sont biologiquement dotées d’une plus grande émotivité que les hommes et qu’elles arrivent plus difficilement à contrôler leurs sentiments, devenant ainsi facilement victimes de désordres psychologiques. Alors que pour les hommes, les sports servent à renforcer la volonté, la maîtrise de soi, autrement dit à construire leur caractère, pour les femmes il s’agit, plus modestement, d’éviter la manifestation de troubles associés à leur nature fragile.

Les exemples d’activités physiques proposées aux femmes dans les articles consultés indiquent qu’elles sont encouragées à pratiquer des sports individuels plutôt que des sports d’équipe, ce qui confirme qu’une grande partie des qualités morales que ces sports sont censés enseigner ne concerneraient pas les femmes. Dans une énumération des sports acceptables pour les jeunes femmes, J.-A. Mireault déclare ainsi : « Qu’elle danse hors de l’arène de boxe, qu’elle saute à la corde, qu’elle joue au tennis, qu’elle nage ou rame, qu’elle fréquente la montagne, la jeune fille ne s’en portera que mieux[89]. » M.-C. Forest abonde dans le même sens lorsqu’il affirme :

Qu’elle fasse de la gymnastique, du ski, du golf, du patin et du tennis, personne non plus ne s’en offusquera. […] Là où l’abus commence, c’est quand elle croit devoir s’entraîner à certains jeux qui ne conviennent qu’à l’homme : la lutte, la boxe, le base-ball, le hockey, etc. […] Ceux qui ont assisté au Forum à des joutes de hockey entre équipes féminines seront de l’avis de Lucien Dubech. Rien de moins gracieux ; rien d’ailleurs de plus vide d’intérêt[90].

L’apprentissage de qualités morales qui permettent de performer dans la société industrielle semble ainsi hors d’atteinte des femmes. Tant pour l’Église que pour les médecins, ces qualités n’apparaissent pas nécessaires à l’accomplissement des attentes qu’ils définissent à leur égard. De même, Helen Lenskyj soutient également que les sports d’équipe sont peu encouragés chez les femmes car, selon elle, ils cultivent un sentiment de solidarité que la société patriarcale ne tient pas à les voir développer[91]. Dans les années 1930, se diffuse, surtout dans le monde anglo-saxon, une vision romantique du mariage, où les époux sont des partenaires amoureux, des amis, des confidents, plutôt que le résultat d’un « pacte économique ». Cette nouvelle conception de l’union conjugale encourage les femmes à se percevoir comme des rivales à la recherche « du mari idéal ». Contrairement aux sports d’équipe, les sports individuels entérinent l’idée de rivalité entre femmes et risquent moins de faire émerger une solidarité féminine qui pourrait menacer l’ordre hétérosexuel.

Les médecins et l’Église s’inquiètent par ailleurs de voir des femmes emprunter des comportements masculins lorsqu’elles pratiquent des sports, ce qui les rendrait, selon eux, moins séduisantes et attrayantes aux yeux des hommes[92]. Pour l’éviter, ils prescrivent très précisément quels types de comportements sportifs elles doivent adopter. La grâce doit, en particulier, l’emporter sur la force : « La vigueur mérite partout d’honnêtes égards et ne nuit aucunement à la grâce féminine, à condition toutefois, qu’elle ne transforme pas une dame en championne des poids et de la lutte[93] », écrit le docteur J.-A. Mireault en 1947. Dix ans plus tôt, Marie-Ceslas Forest citait Lucien Dubech de L’Action française pour qui la beauté féminine s’associe à la grâce, alors que l’effort est plutôt synonyme de beauté masculine :

« Les sports de la grâce, écrivait Lucien Dubech, oui. Pas les sports de la force. C’est laid et c’est bête. C’est laid, on n’en sort pas. Regardez les photographies. Un homme, le masque tendu par l’effort, est beau, parce que l’effort est viril, c’est-à-dire dans sa nature. Un visage de femme qui grimace, une chevelure dépeignée, et le reste qui ballote, laid et bête. » (L’Action française, 23 août 1934)[94].

Dans un contexte où les sports sont utilisés comme moyen de viriliser l’identité masculine, l’Église et les médecins craignent, de toute évidence, que les pratiques sportives donnent le même résultat sur le corps et les comportements féminins, brouillant ainsi les différences sexuelles. Dans le même ordre d’idée, en analysant notamment La semaine religieuse de Montréal, Suzanne Marchand montre que, pour l’Église, le port du pantalon par des sportives menace de causer une confusion des genres en remettant en question le processus culturel de différenciation sexuelle par le vêtement[95]. La sauvegarde de la beauté et de la grâce ainsi que le choix de vêtements « féminins » occupent donc une grande place dans le discours des médecins et de l’Église, car ces caractéristiques « féminines » sont en quelque sorte garantes de la préservation des rapports de genre et de l’ordre hétérosexuel qui l’accompagne.

Sports féminins et moralité

Selon le discours de l’entre-deux-guerres au Québec, la sexualité des femmes ne doit s’accomplir que dans le cadre du mariage et tendre à la reproduction. Comme l’a montré Andrée Lévesque, les femmes qui dévient de cette norme s’exposent à une réprimande sociale qui les humilie, ainsi que leurs proches, et peut justifier leur prise en charge par le système judiciaire[96]. Les pratiques sportives n’échappent pas à la régulation sociale de la sexualité féminine. L’Église surtout s’inquiète de voir les sports menacer la chasteté des jeunes filles. Plusieurs clercs associent l’image de « la sportive » à celle de « la jeune fille moderne » qu’incarne à l’époque « a public presence that revealed the apparent deficiencies in their material, spiritual, and moral lives[97] ». Il convient donc pour l’Église d’encadrer ces jeunes filles qui menacent la moralité publique afin de les remettre dans le droit chemin.

Moins présente chez les médecins, cette crainte n’est néanmoins pas absente de leur discours, comme en fait foi J.-A. Mireault qui redoute les plaisirs sexuels que les femmes pourraient retirer de l’équitation : « se faire balloter sur le dos d’un cheval, […] s’exciter au tangage de l’équitation, s’émoustiller sur le roussin[98] » représentent des exemples qu’il convient moralement d’éviter. À la fin du xixe siècle, la popularisation de la bicyclette auprès des femmes avait également entraîné chez des médecins canadiens des interrogations sur la possibilité qu’elles atteignent ainsi un orgasme[99].

C’est toutefois les baignades qui attirent le plus l’attention de l’Église en raison des manquements à la pudeur et à la décence qu’elles peuvent facilement provoquer. Le cardinal Villeneuve explique :

Les habitudes modernes autant pour le moins que les nécessités hygiéniques ont rendu de plus en plus ordinaires la fréquentation des plages et la pratique des bains communs. En soi, tout cela peut être honnête, mais on en comprend vite les périls moraux et les désordres faciles. D’autant plus que le sens de la pudeur disparaît de plus en plus[100].

Le rapprochement des sexes au cours des bains mixtes inquiète l’Église, car il s’effectue alors qu’hommes et femmes ne sont que peu vêtus. « La logique veut qu’elle [l’Église] proscrive bien plus sévèrement, comme étant la pire indécence, la promiscuité des sexes en costume de bain : quand il consiste en un maillot collant et échancré au possible[101]… », s’offusque l’abbé Panneton en 1932. Pour lui, les motifs hygiéniques invoqués ne peuvent pas justifier les dérogations à la pudeur qu’ils engendrent : « […] combien futiles sont les prétextes de cure solaire et de culture physique, que les mondaines invoquent pour étaler leur nudité sur les plages populaires[102] ! » Le cardinal Villeneuve, quant à lui, rappelle aux femmes qu’elles s’exposent à l’opprobre social lorsqu’elles participent à des bains mixtes, en menaçant de causer les graves désordres sociaux que sont : « Les crimes contre la moralité et contre la vie en germe, les mariages malheureux et les divorces[103]… »

Selon un éditorial de Relations paru en juillet 1944, ces mêmes conséquences guettent les femmes qui paraissent dans les rues vêtues de shorts, ce qui représente un « dévergondage d’immoralité, criminalité juvénile, attentats – ne disons pas à l’honneur – aux moeurs, parfois aux vies, records de vilaines maladies, de divorces, de séparations, de tristes scènes en cour de police, aux hôpitaux et aux hospices. Le vagabondage sexuel n’a pas le droit de courir les rues[104]. » Mettant ainsi en exergue des comportements féminins jugés à l’époque déviants, ces religieux espèrent sans doute effrayer les jeunes filles quant aux conséquences irrévocables pour leur réputation que peuvent entraîner les bains mixtes ou le port en public de maillots de bain ou de shorts, des pratiques qu’ils associent alors au domaine sportif. Garante de la moralité publique, la conduite sportive des femmes doit, selon l’Église, préserver la pureté virginale des jeunes filles et les mariages féconds.

Afin de concilier modestie et sports féminins, l’Église prescrit aux femmes des conduites à adopter et leur recommande des costumes à porter. En 1932, l’abbé Panneton enjoint les femmes à remettre le plus rapidement possible des vêtements appropriés une fois l’activité sportive accomplie[105]. Pour faire respecter ce diktat, l’Église demande aux municipalités, à la suite d’une ordonnance du cardinal Villeneuve publiée en 1932, d’adopter un règlement qui interdirait, sur les plages publiques, le port des maillots de bain en dehors des baignades[106]. En 1944, des municipalités ont également réglementé le port du short dans les rues, ne les acceptant que sur les plages[107]. De même, considérant le problème moral que pose le maillot de bain, le cardinal Villeneuve suggère un modèle qui répond, selon lui, aux exigences de la pudeur et de la morale, qu’il décrit ainsi :

Les costumes de bain pour personnes du sexe féminin doivent être suffisamment haut sur la poitrine et les épaules pour éviter tout semblant de provocation. De même, le maillot devrait être recouvert d’une jupe qui aille à peu près jusqu’aux genoux. Il serait même à souhaiter que tel costume vint comporter comme autrefois une sorte de large manteau qui voile le relief des formes du corps, autrement la suggestion pour être discrète ou hypocrite n’en est souvent que plus vive[108].

Ce maillot de bain ne sera, à notre connaissance, jamais confectionné, du moins pour sa mise en vente. L’Église incite néanmoins les femmes à porter celui créé par la Ligue des femmes catholiques, qui couvre d’une jupe les hanches, le sexe et les cuisses des femmes. Notons que l’ajout d’une jupe féminise ce costume sportif. Suzanne Marchand montre que ce maillot de bain, mis en vente dans des magasins populaires de vêtements comme Dupuis Frères, et publicisé dans des revues féminines telles que La Revue moderne, était facilement accessible aux Québécoises[109].

Conclusion

Comme on peut le constater, l’enthousiasme des médecins et de l’Église par rapport au développement des sports au Québec est brusquement freiné lorsqu’il est question de pratiques sportives féminines. La conception utilitaire et humaniste des sports qu’ils véhiculent vise à armer les hommes afin qu’ils soient en mesure de performer dans la société industrielle. Des hommes forts, vigoureux et vifs d’esprit garantissent, selon eux, la puissance nationale.

De leur côté, les femmes sont vues comme celles qui engendrent le « capital humain ». Si le rôle maternel justifie que les femmes pratiquent des sports afin d’être en bonne forme physique et ainsi contribuer à peupler la nation d’enfants en santé, les sports risquent cependant d’endommager et de dénaturer le corps maternel ainsi que de menacer l’ordre hétérosexuel selon lequel les femmes sont avant tout exhortées à trouver un mari pour fonder une famille.

Pour les médecins, il est ainsi primordial que les femmes respectent la fragilité et la délicatesse de leur corps en évitant de pratiquer des sports violents et physiquement exigeants afin de préserver leurs fonctions reproductrices. Avec l’Église, ils s’entendent pour dire que la grâce est garante de la beauté féminine dans les pratiques sportives et atténue, par le fait même, les risques de confusion des genres, tout en certifiant que les femmes demeurent séduisantes. L’Église s’assure, quant à elle, que les conduites et les costumes sportifs soient modestes et pudiques, cherchant ainsi à préserver la moralité des pratiques sexuelles des femmes.

Pour les médecins et les clercs, les sports doivent ainsi servir à ce qu’hommes et femmes remplissent de manière plus efficace les rôles sociaux que leur confère la société industrielle. L’intégration des sports doit donc se faire de manière à laisser intactes les structures de pouvoir fondées sur le genre. Cynthia Comacchio et Denyse Baillargeon ont montré qu’en Ontario et au Québec, le processus de médicalisation de la maternité qui commence au début du xxe siècle modernise les pratiques féminines d’élevage des enfants, « tout en confirmant les femmes dans leur rôle séculaire de mère au foyer[110] ». De la même façon, même si les hommes et les femmes se modernisent en pratiquant des sports, ceux-ci sont conçus dans le discours médical et religieux de manière à consacrer les hommes dans leur rôle de pourvoyeur et les femmes dans celui d’épouse et de mère[111].