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Dans son ouvrage Uniting in Measures of Common Good, Darren Ferry étudie l’émergence et le développement de plusieurs associations volontaires au Canada central au xixe siècle. Situant son analyse dans le cadre de la mise en place de l’ordre libéral, tel qu’elle est définie entre autres par Ian McKay et Jean-Marie Fecteau, Ferry entend démontrer que ces associations ont été essentielles au développement d’identités collectives libérales en Ontario et au Québec entre 1830 et 1870. Plus encore, s’inspirant de la théorie d’Antonio Gramsci, il soutient que ces associations ont participé à la mise en place d’une hégémonie libérale basée sur la conciliation entre identités collectives et doctrines individualistes. Selon l’auteur, les dirigeants de ces associations auraient tenté d’obtenir le consentement de leurs membres à l’établissement et au maintien du nouvel ordre social en utilisant le discours libéral tout au long du siècle.

Ferry étudie ainsi successivement les discours articulés au sein de plusieurs Mechanics’ Institutes, sociétés de tempérance, organisations mutuelles, associations agricoles ainsi qu’associations scientifiques et littéraires. Dans l’ensemble, il démontre d’une manière assez convaincante que les élites dirigeantes de la majorité de ces associations ont tenté de créer des identités collectives au milieu du xixe siècle. Ces identités, dites libérales, reposaient sur quatre principes fondamentaux, soit l’inclusion de divers groupes (du moins théoriquement), le bannissement des conflits religieux et politiques (autant que faire se pouvait), la promotion de l’éthique du travail et de l’épargne ainsi que la création d’un esprit de camaraderie grâce à l’organisation d’activités de loisirs respectables. Après avoir obtenu un certain succès jusqu’en 1870, ces identités collectives ont été contestées dans le dernier tiers du xixe siècle, permettant ainsi une reconceptualisation de l’ordre social au tournant du xxe siècle.

Si l’auteur établit clairement la similarité des principes promus par ces différentes associations, il ne réussit malheureusement pas à démontrer que ces dernières ont participé à la mise en place d’une hégémonie libérale. Puisque l’auteur en appelle directement à la théorie de l’hégémonie de Gramsci, il est regrettable qu’il n’ait pas cru bon expliquer plus en détails la théorie ni discuter des mécanismes qui auraient permis à ces associations de participer effectivement à la mise en place d’une quelconque hégémonie. Malgré le cadre d’analyse présenté dans l’introduction et les quelques mentions du mot « hégémonie » parsemées dans le texte, cette question semble secondaire au propos de l’auteur. De la même manière, il est difficile de ne pas déplorer le manque de discussion entourant la définition de ce qu’est une « identité collective » puisqu’il s’agit du sujet de l’ouvrage.

Le plus grand problème du livre réside néanmoins dans l’ambiguïté qui entoure l’utilisation de l’adjectif « libéral ». Moins intéressé par le libéralisme que par les discours articulés au sein des diverses associations, l’auteur ne discute guère de cette idéologie, pas plus que des fondements de la société libérale ou de l’ordre libéral comme tel. Tout au plus fait-il référence au courant historiographique concernant l’émergence de cet ordre au Canada au xixe siècle. Ainsi, la signification de l’adjectif « libéral » est instable dans les divers chapitres. Il est successivement utilisé comme synonyme d’« industriel », de « classes moyennes », de « populaire », voire d’« évangélique ». Il fait parfois référence aux défenseurs du mercantilisme et du commerce, parfois à leurs opposants. Bref, dans un contexte où il existe plusieurs variantes de libéralisme, pour reprendre l’expression de Stuart Hall, il aurait été utile que l’auteur définisse ce qu’il entend par libéral. L’ouvrage n’en aurait été que plus cohérent.

Parallèlement, il aurait été important que l’auteur explique en quoi les identités collectives reposant sur les quatre principes ci-haut mentionnés peuvent être considérées comme « libérales ». Les défenseurs de l’ordre libéral n’étaient sûrement pas les seuls à articuler un discours se voulant théoriquement inclusif. Sans compter que leurs discours n’ont jamais réussi à masquer l’exclusion des femmes ou des minorités ethniques. Inversement, il est difficile de comprendre en quoi les tentatives de bannir les débats politiques des associations relèvent du libéralisme puisque cette idéologie repose sur la liberté d’expression et sur l’idée que les débats sont essentiels à la chose publique. Enfin, le lien entre l’organisation d’activités de loisir et le libéralisme n’est pas évident. En fait, il est à se demander si l’ouvrage n’aurait pas été plus convaincant si l’auteur avait tout simplement décidé de ne jamais mentionner le libéralisme, l’ordre libéral, la société libérale.

Malgré tout, cet ouvrage fait oeuvre utile. Il repose sur une recherche sérieuse et solide. Il nous en apprend beaucoup sur les discours articulés au sein des diverses associations volontaires au Canada central et leurs similarités. S’il est dommage que l’auteur n’ait pas donné plus d’attention aux associations francophones du Bas-Canada/Québec, il a quand même le mérite de ne pas les avoir totalement mises de côté. De plus, l’auteur situe souvent son propos dans le contexte anglo-américain et fait régulièrement référence à l’historiographie non seulement du Canada, mais également de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Il nous aide ainsi à repenser l’histoire canadienne dans un cadre référentiel plus large.