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Paru en 2008 aux Éditions du Septentrion, le livre de Louis Pelletier constitue une contribution notable à la connaissance de l’histoire charlevoisienne, en particulier du secteur Cap-à-l’Aigle de La Malbaie, autrefois la seigneurie de Mount Murray. Après l’ouvrage de Jean-Claude Massé publié en 2006 chez le même éditeur (Malcolm Fraser. De soldat écossais à seigneur canadien 1733-1815), c’est maintenant une documentation impressionnante qui est à la disposition des personnes intéressées à l’histoire de cette localité et à celle de la famille seigneuriale qui y est associée.

Ce volumineux ouvrage se décline en trois grandes parties (qui correspondent aux « règnes » des trois premiers seigneurs) à l’intérieur desquelles s’insèrent 13 chapitres. La première partie (p. 17-87) correspond au seigneur Malcolm Fraser (1764-1815) et traite des origines du peuplement européen à la suite de la concession de la seigneurie par James Murray à son compatriote Fraser. Le premier chapitre aborde cette période pionnière et les termes de la concession, le chapitre 2 montre surtout l’absence de Fraser et ses activités sur l’autre rive du Saint-Laurent, dans la seigneurie de Rivière-du-Loup, tout en soulevant la question complexe des unions, légitimes ou non, du seigneur écossais. Le chapitre 3 entraîne le lecteur encore loin de La Malbaie en abordant la seigneurie de l’île d’Orléans et la guerre d’indépendance américaine. Le chapitre 4 constitue le coeur de cette première partie en montrant la mise en valeur de la seigneurie de Mount Murray, tandis que le chapitre 5 s’intéresse aux dernières années du premier seigneur.

La deuxième partie (p. 89-136) est construite autour du seigneur William Fraser, fils du précédent, et se compose de deux chapitres relatifs à la période 1815-1830. Le chapitre 6 vise essentiellement à dépeindre l’implantation du commerce du bois à La Malbaie et le chapitre 7 témoigne des autres caractéristiques de la vie à Mount Murray sous ce seigneur. Enfin, la troisième partie, la plus longue, (p. 139-294) relate le temps du seigneur John Malcolm Fraser (1831-1860) et se divise en six chapitres qui décrivent les premières années de ce seigneur (chapitre 8), le commerce du bois (chapitre 9), d’autres aspects socio-économiques (chapitre 10) et les caractéristiques de la communauté (chapitres 11, 12 et 13), de même que l’impact de l’abolition du régime seigneurial. La conclusion et l’épilogue sont suivis de plusieurs annexes (p. 303-324) et des notes de fin d’ouvrage (p. 333-374).

D’entrée de jeu, il faut reconnaître et saluer la rigueur méthodologique et la somme de travail qu’a nécessitées la réalisation de cet ouvrage ; la richesse documentaire et les nombreuses notes en témoignent. Le texte, bien écrit, révèle la profonde connaissance de l’auteur face à son objet d’étude. Par ailleurs, il faut avouer que sur le plan scientifique l’ouvrage de Louis Pelletier ne remplit pas les promesses annoncées par l’introduction qui inscrivait son travail dans l’esprit des monographies classiques visant une histoire totale. Effectivement, si l’introduction pouvait laisser imaginer une oeuvre apparentée au classique de Louise Dechêne par les questionnements (p. 13 : « raconter la naissance d’une communauté humaine ») et la diversité thématique, la facture traditionnelle de La seigneurie de Mount Murray offre une contribution beaucoup plus modeste à l’historiographie québécoise.

Le travail est ambitieux et, à bien des égards, le contenu aurait pu être allégé ou réorganisé afin de satisfaire davantage les lecteurs potentiels. En son état actuel, le texte est d’une densité qui, malgré la présence d’illustrations, risque de rebuter ceux qui chercheront une lecture « divertissante » à propos de l’histoire régionale, tout en ne satisfaisant pas non plus les historiens auxquels déplaira peut-être le plan proposé ainsi que la nature plus descriptive qu’analytique de l’ouvrage. Malgré sa pertinence, le plan chronologique oblige à de multiples allers-retours thématiques qui rendent la lecture peu fluide et le traitement factuel, parfois à la limite de la petite histoire. Ainsi, à titre d’exemple, on revient fréquemment sur l’état du peuplement, les routes, les pêches ou encore le commerce du bois. De plus, le plan conduit à un découpage souvent discutable et artificiel, ce dont le chapitre 5 est exemplaire : la guerre de 1812 survient sans autre préambule, après que l’auteur eut abordé la question de l’implantation du curé et avant qu’il revienne à « un coup d’oeil sur le développement de La Malbaie ».

Par ailleurs, les pistes soulevées à l’échelle locale sont d’une grande pertinence, mais on souhaiterait les voir davantage problématisées là où elles sont essentiellement décrites et parfois à peine esquissées. Je pense notamment à la question des rapports entre seigneur anglo-protestant et communauté essentiellement franco-catholique (p. 77-82 en particulier) ou tout simplement à la réalité toute particulière de cette seigneurie concédée après la Conquête par Murray, véritable illustration de la continuité des institutions françaises, voire même de leur accaparation par les Britanniques et du partage de mêmes valeurs liées à la propriété terrienne de type féodal. En fait, plusieurs questionnements relatifs à la transition entre Régime français et Régime britannique sont soulevés dans cet ouvrage (monnaie, alliances matrimoniales des Canadiennes et des Écossais, persistance du régime seigneurial, etc.) sans être réellement analysés.

Dans un même ordre d’idée, il y a lieu de déplorer les grands absents de cette oeuvre ayant pour ambition de montrer la « naissance d’une communauté ». D’abord, les Amérindiens qui sont, à toutes fins utiles, occultés, ce qui en l’espèce aurait pu être mis sur le compte du silence des archives n’eût été d’un passage de l’introduction pour le moins européocentriste : « Là où il n’y avait rien, sinon quelques voyageurs de passage… » et, un peu plus loin : « Ces premiers habitants [les colons blancs] amènent avec eux leurs traditions… » (p. 13).

En second lieu, les femmes dont on ne dit à peu près rien, témoignant une nouvelle fois du fait que l’histoire des pionniers n’est pas celle des pionnières. En réalité, lorsqu’il est question de la famille seigneuriale, les principaux acteurs sont présentés, incluant les épouses ou les filles du seigneur, mais celles-ci s’effacent derrière le maître de la seigneurie. Là encore, les sources n’y sont pas étrangères et il faut se garder de jeter la pierre à l’auteur. Toutefois, sans être spécialiste d’histoire de la famille, Louis Pelletier soulève des éléments qui auraient pu être approfondis parce que suscitant immanquablement l’interrogation du lecteur ; songeons en particulier aux trois « épouses » du premier seigneur Fraser, dont deux simultanées ! L’auteur évoque les coutumes « moins rigides » des Écossais en matière d’alliances matrimoniales (p. 56), mais laisse néanmoins le lecteur sur son appétit. Même constat lorsqu’il traite de la séparation d’Anne Fraser et d’Amable Bélair (p. 111) : on voudrait connaître le contexte de cette séparation de corps qui conduira à « chasser » Bélair de La Malbaie et non seulement le fait brut. Des références aux travaux de Serge Gagnon ou de Marie-Aimée Cliche (entre autres) auraient certainement enrichi l’analyse à l’égard de l’histoire de la famille et des mentalités dans le Québec préindustriel.

On ne peut accuser Louis Pelletier d’avoir fait l’économie des sujets abordés dans son ouvrage ni d’avoir gardé les yeux rivés exclusivement sur La Malbaie. C’est peut-être là cependant que réside la principale faiblesse de la structure du livre. L’objet même de l’étude est ambigu : monographie de la seigneurie de Mount Murray ? Biographie des seigneurs successifs ? Si les deux sont évidemment indissociables, surtout à une époque pionnière, l’auteur a du mal à nous guider entre ces deux lectures ; trop de va-et-vient entre les lieux et les acteurs, en particulier dans la première partie, alors que le plan conduit à quitter la seigneurie de Mount Murray pour suivre le seigneur Fraser sur la rive sud. Ici, l’étude de Louis Pelletier s’avère pratiquement inutile, compte tenu de l’oeuvre antérieure de J.-C. Massé. Globalement, on ne peut reprocher à l’auteur d’élargir son regard au-delà de La Malbaie, mais la complexité des rapports familiaux et territoriaux rend la compréhension particulièrement difficile.

En ce qui concerne le format du livre, il faut avouer qu’il n’est pas très pratique ; il y aurait lieu de questionner Septentrion sur ce format qui ne semble pas s’assumer entre le livre académique et l’ouvrage de référence illustré. Les illustrations sont nombreuses et utiles, ainsi que les plans reproduits, de même que les tableaux réalisés par l’auteur. Il convient de souligner le travail minutieux de celui-ci à cet égard. Les deuxième et troisième de couverture révèlent qui plus est un superbe plan en couleurs de la seigneurie en 1824-1825, utilisation judicieuse du carton glacé de la couverture. Les annexes sont utiles, intéressantes et témoignent de la rigueur de l’auteur, tandis que l’index permettra aux passionnés d’histoire locale et de généalogie d’y faire des découvertes intéressantes (les Blackburn par exemple).

La bibliographie est absente (ce qui y est présenté comme tel n’est nullement une bibliographie – même sommaire), ce qui est une lacune malheureusement de plus en plus fréquente dans les ouvrages en histoire et qu’il faut déplorer. La présence d’un appareil critique solide (en fin d’ouvrage comme trop souvent) témoigne évidemment de l’ampleur de la recherche, mais ne remplace pas la bibliographie qui permet d’embrasser rapidement le bagage historiographique de l’auteur.

À cet égard, l’érudition indéniable de Louis Pelletier et sa grande connaissance des sources sont contrebalancées par la faiblesse des fondements historiographiques, inscrivant son livre dans la foulée des bons travaux fournis par les « érudits locaux » et non dans celle des contributions à l’histoire socio-économique. Prenons pour exemple la question des moulins (à scie, à farine) ou de l’implantation des routes, abordées au chapitre 5, puis à nouveau aux chapitres 7, 8, 11 et 12 ; l’auteur a accompli un véritable travail de moine dans les archives, mais il a omis de recourir aux nombreux travaux pertinents d’autres historiens sur ces mêmes questions. Par ailleurs, il faut souligner le meilleur ancrage historiographique pour les parties relatives au commerce du bois (chapitre 9 en particulier) et la clarté des explications à propos de la question complexe de l’abolition du régime seigneurial (chapitre 13).

Si l’ouvrage de Louis Pelletier ne présente pas un grand intérêt pour les historiens sur le plan scientifique, il a tout de même le mérite de soulever nombre de pistes de recherche ainsi que de révéler des documents d’archives très précieux (dont plusieurs sont reproduits) que les chercheurs pourront explorer à nouveau dans d’autres perspectives. Quant aux résidants de Cap-à-l’Aigle, sans doute apprécieront-ils que cet ouvrage qui leur est dédié sorte de l’ombre un pan de leur histoire.