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Dans une récente contribution à la Revue d’histoire de l’Amérique française, Thierry Nootens s’en prend à la notion d’identité afin d’en démontrer l’inutilité[1]. Reprenant pour l’essentiel la critique que Brubaker et Cooper adressent à cette notion[2], Nootens en arrive à la conclusion que, sauf exceptions, elle sert mal les finalités que poursuivent les sciences humaines et l’histoire en particulier. Il met alors en cause la « pertinence heuristique », le « potentiel scientifique » et le caractère « fourre-tout » (p. 36) de cette notion dont on conviendra avec lui qu’elle est en effet à la mode.

Je voudrais aborder quelques aspects de cette critique dans cette très brève réaction à la position qu’adopte Nootens. Étant en partie visé par cette critique, je voudrais d’abord rétablir certains faits concernant l’ouvrage qu’incrimine l’auteur[3]. Je dirai dans un instant que sa critique à mon endroit me paraît mal fondée tant sur les plans théorique que sur celui de l’analyse proprement sociologique des sociétés contemporaines. Mais je voudrais également souligner, qu’au-delà de la démonstration de ce que seraient les insuffisances conceptuelles de l’idée d’identité, la critique de Thierry Nootens a le grand mérite de susciter une réflexion plus fondamentale portant sur les motifs de cette apparente impuissance dans laquelle se retrouvent les sciences sociales de « théoriser » la société, au sens où ont pu le faire, par exemple, le matérialisme historique ou le fonctionnalise américain en des temps plus anciens. Si j’ai raison d’imputer à la crise des sciences sociales une certaine impuissance théorique, cela signifie que je ne serai pas moi-même en mesure de proposer, au terme de mon commentaire, une définition conceptuelle forte et bien argumentée de la notion d’identité. J’aurai au moins essayé de dégager les conditions à l’intérieur desquelles il serait possible de parvenir à une telle définition.

L’identité comme concept fourre-tout

La critique tient pour l’essentiel au fait que le concept d’identité est « potentiellement sans limites[4] » et qu’il peut dès lors convenir à la description de regroupements d’acteurs et de phénomènes sociaux très divers. Le concept constituerait donc un fourre-tout. Mais il y a plus grave. Le recours à la notion imprécise d’identité occulterait le fait que la société est structurée dans le cadre de « processus institutionnels » qui la déterminent pour ainsi dire d’en haut et sur lesquels les acteurs « n’ont pas de prise[5] ». On ne peut que suivre Nootens sur cette question. Il est vrai que les sciences sociales tendent à déserter la théorie générale de la société au profit de l’étude d’objets particuliers dont on postule alors qu’ils synthétisent dans leur spécificité des réalités sociologiques qui les dépassent, ou encore que de leur cumul ou de leurs interactions s’engendreraient institutions et structures gouvernant les rapports sociaux. En d’autres termes, nous assistons à ce retournement de perspective qui veut que l’analyse de l’objet précède maintenant la théorie générale qui avait autrefois pour tâche de l’expliquer. La critique de Thierry Nootens se porte donc à la défense d’une théorisation de la société dans laquelle domineraient l’objectif sur le subjectif, l’universel sur le particulier, l’institution sur l’acteur, la pratique sur le discours et, on pourrait ajouter, puisque l’auteur est historien, l’histoire sur la mémoire.

La question consiste bien sûr à savoir pour quelles raisons les sciences sociales tendent à délaisser la théorisation des grands procès d’institutionnalisation de la société au profit d’une lecture opérant par le bas et se donnant l’acteur et l’interaction sociale pour objet et, ce qui est bien plus lourd de conséquences, comme théorie de la société. J’aurai l’occasion dans un instant de proposer une explication de ce phénomène. Une chose m’apparaît en tout cas certaine, la vogue d’une notion comme celle d’identité s’explique en partie par une crise au sein des sciences sociales dans les tourments de laquelle il est apparemment devenu difficile de penser la totalité autrement que par l’examen de pratiques empiriques dont on postule que l’agglomération produit du social. Nootens estime dès lors que s’affirme le « particulier », sans solution de remplacement pour les explications de « dernière instance ». C’est la raison pour laquelle les sciences humaines seraient friandes de discours, de textes et de représentations dans la perspective du « cultural turn » auquel elles auraient succombé.

Un certain « climat intellectuel » serait donc propice à l’émergence de la notion d’identité. Cette vogue s’expliquerait ainsi par le recul des grandes narrations « matérialistes-objectivistes[6] ». J’en arrive au même constat dans La société des identités en observant les effets de ce que j’ai placé sous l’idée d’une explosion de la subjectivité. Je souligne d’ailleurs au passage le caractère paradoxal de la critique qui m’est adressée dans la mesure où il n’aura sans doute pas échappé à l’auteur que je partage avec lui le diagnostic de la désertion des méta-narrations et d’un retour en force de l’acteur au sein des sciences sociales. En d’autres termes, on a tort de m’associer à la célébration benoite de l’identité. Je ne célèbre pas l’éclatement des identités non plus que je ne m’émerveille de leur fluidité et de leur propension permanente à la recomposition. Je m’inquiète au contraire de la montée de l’identitaire. On me l’a suffisamment reproché[7] pour que me soit épargnée la critique d’une adhésion acritique à une notion à la mode. La critique sévère que j’ai réservée dans La société des identités aux études postcoloniales et au cultural turn en général aurait dû me mettre à l’abri de ce soupçon.

La table est alors mise pour la critique de certains travaux fondés sur la notion d’identité. Deux « auteurs de ce genre[8] » retiennent l’attention de Nootens, Jocelyn Létourneau et moi-même. Au premier, on reproche notamment l’intrication d’un projet scientifique et normatif, lequel consisterait à réécrire l’histoire en vue d’une réconciliation des Québécois avec eux-mêmes. Fustigeant une telle vue des choses, Nootens estime que l’histoire ne devrait pas être instrumentalisée ou mise au service d’un projet politique quel qu’il soit. Mais c’est surtout l’usage de la notion d’identité chez Létourneau qui suscite son courroux. Non seulement le concept n’est-il jamais défini autrement que par l’adjonction sans fin d’épithètes destinés à le caractériser, comme si son existence tenait par ailleurs de l’évidence, mais son usage ne renverrait à aucune réalité sociologique empiriquement vérifiable. Je laisse bien sûr à Létourneau le soin de répondre aux critiques qui lui sont adressées. Si je les évoque, c’est que la thèse que j’ai avancée dans mon livre passe à la trappe, apparemment victime des mêmes errements. Les travaux de Létourneau et les miens n’auraient-ils pas en effet en commun le postulat d’une fragmentation des identités ? Je n’ai pas l’intention d’ajouter à la critique suffisamment sévère qui s’abat sur Létourneau sous la plume de Nootens, mais je voudrais maintenant montrer que l’amalgame qui est suggéré ne m’apparaît pas opportun.

Une critique de la portée théorique de la notion d’identité dans La société des identités

Venons-en en effet plus précisément à ce que me reproche Thierry Nootens. J’ai proposé l’hypothèse d’une fragmentation de la société politique sous la poussée de ce que j’ai appelé la revendication à portée identitaire. Nos sociétés se sont largement ouvertes à de nombreuses demandes de reconnaissance. Elles y ont consenti non seulement en honorant les prescriptions des chartes de droits mais aussi en se donnant pour arrière-plan une éthique du pluralisme et de l’ouverture à la différence. J’ai soutenu, qu’aussi progressiste puisse paraître cette nouvelle disposition, elle engendrait également une tendance au repli identitaire et à la désolidarisation alors que s’affirment des demandes sociales « particularistes » émanant d’« identités » en concurrence. La critique de Nootens porte sur deux registres. Le premier, proprement théorique, renvoie à ma définition du concept d’identité lui-même. Le second registre porte sur mon analyse des sociétés contemporaines menée du point de vue d’une montée de l’identitaire.

Sur le registre théorique, je me rendrais coupable, comme d’autres, de l’utilisation d’un concept fourre-tout. Or, j’ai clairement reconnu dans la deuxième édition de mon livre le caractère lacunaire du concept d’identité. Comme mon critique, je me suis appuyé sur les travaux de Brubaker et Cooper pour le montrer. Il est vrai que je ne me suis pas rendu beaucoup plus loin dans l’examen critique de la notion, cela parce que mon travail n’ambitionnait pas de proposer une définition consistante ou achevée du concept puisque son intention portait principalement sur une analyse de la communauté politique à l’intérieur de laquelle s’affirme l’identitaire. Mais en réalité une raison supplémentaire m’incitait à ne pas m’aventurer sur le sentier de cette définition théorique : je n’en avais pas les moyens théoriques, ce dont je vais m’expliquer dans un instant en essayant de me disculper mais aussi en montrant par là que la critique de Nootens met le doigt sur un problème bien plus fondamental que celui qui affecterait mes travaux ou ceux de Létourneau. En anticipant sur mon propos, je dirais que ce problème, c’est celui de l’impuissance dans laquelle se trouvent aujourd’hui les sciences sociales de proposer des théories générales de la société et de concevoir à partir d’elles l’appareil conceptuel qui leur correspondrait. Il me semble que c’est dans cette direction que pointe la critique de l’auteur et que c’est là aussi qu’elle trouve sa plus grande utilité.

Revenons pour tout de suite aux reproches qui me sont adressés sur le registre théorique. De quelle manière ai-je pu échapper au devoir qui m’incombait, selon Nootens, de définir le concept d’identité ? Ayant admis que ce dernier, tel que j’en héritais, n’était que faiblement articulé théoriquement, j’en ai appelé à la complicité du lecteur en proposant d’abord une définition, certes lacunaire, mais définition quand même. J’ai surtout montré que, même en ne disposant pas d’une définition pleinement satisfaisante, il me semblait évident que nos sociétés redéfinissent les rapports intercommunautaires sur le mode de la revendication identitaire au nom du pluralisme, de l’égale dignité des acteurs et de l’ouverture à la différence. J’ai proposé de nombreux exemples militant en faveur de cette thèse et invité le lecteur à me suivre en faisant sienne cette hypothèse en l’absence, je le répète, d’une définition aussi consistante de l’identité que celle dont bénéficie, par exemple, le concept de classe sociale dans le marxisme.

Cette posture n’a pas amadoué mon critique qui, la banalisant à l’extrême, peut écrire qu’elle équivaut à prétendre que le concept est justifié « sur le terrain » et que nos « impressions » nous en montrent la pertinence. J’avancerais ainsi de manière « péremptoire » le potentiel « heuristique » du concept d’identité, ce qui ne serait pas suffisant[9]. Je ne puis, à ce sujet, que renvoyer le lecteur à la lecture de mon livre. À défaut d’une définition conceptuelle serrée de l’identité, il y trouvera une analyse de la communauté politique qui, lorsqu’on en rassemble les morceaux, pointe en direction de l’hypothèse selon laquelle le politique est devenu le lieu du particulier au détriment du commun (les accommodements raisonnables, la discrimination positive, l’école africaniste de Toronto, le port de signes religieux distinctifs dans la police ou l’armée, pour n’évoquer que quelques exemples de la montée du particularisme). C’est dire que, mais je sais que cela ne convaincra sans doute pas Thierry Nootens, le concept d’identité est en quelque sorte défini depuis l’extérieur de lui-même, un peu comme si tout concourrait à le faire surgir comme catégorie « naturelle » dans une communauté politique ouverte aux forces du différentialisme.

Comment, en effet, cerner sociologiquement le surgissement au sein du politique de ces groupes s’avançant sous la bannière des traits particuliers qui les distingueraient et que l’on propose alors à la reconnaissance sociale (les « indigènes de la république », les « orphelins de Duplessis », les fathers 4 justice », etc.) sinon par le fait que ces acteurs sociaux se regroupent sur la base d’une identité partagée ? Le concept est-il alors aussi flou qu’on le prétend ? Ne circonscrit-il pas une modalité de coalition des acteurs qui nous est devenue familière ?

Critique d’une approche sociologique fondée sur la notion d’identité

Sur l’autre registre, celui de l’analyse des sociétés contemporaines, Thierry Nootens réfute la thèse de l’éclatement identitaire, laquelle ne serait jamais démontrée. On me reproche le fait que 1) rien ne montrerait que les exemples de regroupements d’acteurs que je propose sont des regroupements identitaires, 2) que le fait de les qualifier ainsi n’ajoute rien à la compréhension des phénomènes que j’observe parce que, 3) il est normal que des associations fonctionnent sur la base d’intérêts communs. Le résultat d’ensemble de ma démarche consisterait en une « banalité sociologique[10] ».

Comment puis-je me déprendre ici sinon qu’en retournant l’auteur à ses propres aveuglements. J’ai avancé plus haut que Nootens me fait un mauvais procès en m’inscrivant sur la liste des naïfs qui ne voient pas que leur fascination pour l’identité tient d’une mode intellectuelle elle-même engendrée par la désertion des macro-perspectives. Mauvais procès ai-je prétendu parce que je sais aussi bien que lui que l’appétit des sciences sociales pour l’expressivité, les sous-cultures, le discours et l’identité renvoie au recul des métarécits et d’une propension partout présente aux théories de l’acteur et de l’interaction sociale. Mais ce que refuse Thierry Nootens, et qui se trouve au coeur de mon analyse des sociétés contemporaines, c’est que cette posture épistémologique et théorique nouvelle n’est pas que maniérisme intellectuel non plus que suivisme paresseux.

Si la notion d’identité a pu s’imposer en dépit du fait que sa définition conceptuelle n’est pas achevée, c’est que nos sociétés sont traversées par d’importantes transformations qui affectent les disciplines qui cherchent à les comprendre. En d’autres termes, les mutations de la société moderne ne constituent pas un simple décor pour les disciplines vouées à sa compréhension. Elles informent leur travail, mais le rendent plus difficile et incertain alors que s’évanouissent les repères anciens. Je partage l’avis de Nootens à l’effet que l’on ne devrait pas congédier trop rapidement les concepts classiques des sciences sociales, mais cela ne devrait pas nous empêcher de nous mettre à la tâche de comprendre le présent et d’imaginer, puisqu’il le faut bien, des notions, même imparfaites, permettant de l’approcher.

Qu’est-ce qu’un concept ?

Cette discussion me conduit à aborder l’aspect le plus stimulant de la contribution de Thierry Nootens. Sa critique s’appuie, on l’a vu, sur le constat d’une déperdition des théories macrosociologiques grâce auxquelles la société pouvait être abordée du point de vue de ses procès d’institutionnalisation. On peut alors parler légitimement, je crois, d’une crise des sciences sociales. Il ne m’est pas possible de remonter aux sources les plus lointaines de cette crise même si une telle prospection serait évidemment nécessaire. Je me limiterai à constater que c’est précisément l’entrée en crise de la grande théorie qui rend plus incertaine la production de concepts robustes et rigoureusement alignés sur les nécessités internes des grandes théories en question. Si, par exemple, le concept de classe sociale dans le marxisme appartient sans doute à la catégorie des concepts robustes, c’est que la théorie générale de la société, qui pose cette dernière en termes de mode de production dynamisé par la lutte des classes, exige que soit fortement conceptualisées les idées de dynamique historique (la lutte des classes) et de classes (les acteurs de la lutte).

La question consiste, en d’autres termes, à savoir ce qui fait qu’un concept est un concept. La réponse adéquate à cette question dégagerait les conditions d’une conceptualisation satisfaisante de la notion d’identité. Je dirais, très sommairement, que pour que la simple notion devienne concept, il lui faut satisfaire à quatre exigences. Elle doit d’abord, on vient de l’apercevoir, pouvoir se rattacher à une théorie générale dans laquelle elle trouve sa signification et occuper une place déterminée. Le concept de classe sociale dans le matérialisme historique ne possède pas qu’une portée descriptive, il éclaire comme de l’intérieur une réalité qui autrement ne serait que le rassemblement empirique des ouvriers.

Deuxièmement, le concept, pour être tel, doit pouvoir exprimer ou rassembler sous la figure de l’universel les diverses expressions du particulier en le portant à un niveau d’intellection général et abstrait. La classe sociale de Marx n’est pas anglaise, française ou allemande. Elle procède de l’universel que lui confère le mode de production capitaliste dans lequel chacun est assigné à une place « objective ».

Troisièmement, le concept est formellement circonscrit. Il doit être en mesure de définir les objets de la réalité auxquels il peut s’appliquer et de déterminer ce qui lui est extérieur. On parlera alors de ses conditions de validité. Chez Marx, la classe ne se confond pas avec les idées de nation, de peuple ou de citoyen même si ces concepts lui sont reliés.

Finalement, le concept doit permettre d’effectuer la distinction entre aspects objectifs et subjectifs, entre faits et valeurs, entre descriptif, normatif et prescriptif. Si nous nous arrêtons à nouveau à l’exemple du concept de classe dans le marxisme, on observera que s’y trouvent formellement distingués les aspects objectifs (la classe « en soi ») des aspects subjectifs (la classe « pour soi »). De même, la classe bourgeoise s’y trouve décrite dans ses intérêts et sa position « objective » au sein des rapports de production capitalistes. La théorie rejette ainsi hors du concept lui-même le jugement moral qu’il est possible de porter à son égard.

À quelles conditions l’identité peut-elle alors être concept ? Constatons simplement que la théorie générale sur laquelle elle pourrait s’appuyer fermement n’existe pas. La notion est actuellement mobilisée par de nombreux discours sur la société. Là-dessus on donnera raison à Nootens à condition de ne pas rejeter d’emblée toutes contributions mobilisant la notion. Ensuite, il incombe à la notion d’identité de montrer en quoi elle constitue une figure universelle ou universalisable du particulier qu’elle désigne. Mais cette tâche dépend elle-même de la grande théorie dans laquelle la notion trouverait sa place. En troisième lieu, il faudrait que l’idée d’identité soit formellement circonscrite. J’ai proposée dans mon livre un certain découpage des frontières de l’identité mais un travail important reste à faire. Il lui incombe enfin d’opérer à l’intérieur d’elle-même la distinction entre descriptif, normatif et prescriptif. Nootens a raison de dire que, parlant d’identité, ces trois registres sont le plus souvent intriqués. Cela tient précisément au fait que la notion est à la fois un outil descriptif et une arme de combat aux mains de ceux qui brandissent le pavillon de l’identité à des fins de reconnaissance sociale.

Thierry Nootens ne me contestera peut-être pas la valeur de ce survol épistémologique. Notre désaccord se situe plus profondément. Ce qui nous distingue réside dans le fait, qu’à mes yeux, la société a changé de telle manière que la maladie qui frappe les sciences sociales n’est pas accidentelle et que l’émergence de nouveaux concepts, peut-être malhabiles à rendre compte de la réalité nouvelle, ne relève pas d’une quelconque soumission à la mode. Si l’on peut, je crois, parler de société des identités, c’est que c’est sur ce mode que se représentent les acteurs sociaux, qu’ils font valoir leurs revendications et que s’engendre de la sorte une éthique sociale correspondant à cette mutation des rapports politiques. Ce n’est donc pas par coquetterie que j’aurais délaissé les bons vieux concepts au profit de celui d’identité. Il me semble que les transformations affectant nos sociétés nous permettent d’entrevoir le caractère inédit des rapports politiques. L’appartenance de classe renvoyait à une condition partagée du point de vue de la production de la valeur. L’enjeu des luttes politiques dans une telle société résidait dans le partage des produits du travail social, des conditions dans lesquelles se réalisait ce travail et les rapports de pouvoir qui se construisaient dans le cadre de rapports de production. Le regroupement à fondement identitaire renvoie, lui, à une condition partagée du point de vue du mode de vie ou des modalités d’inclusion ou d’exclusion dans la société. L’enjeu des luttes politiques dans une telle société porte sur la pleine réalisation de la citoyenneté. La société de classes n’est pas disparue bien sûr. Mais notre travail nous portera de plus en plus à interroger les modalités nouvelles sous lesquelles se donnent désormais les rapports intergroupes.

Quel avenir pour la notion d’identité ?

Quelle est alors l’utilité de la notion d’identité dans le contexte de crise que je viens d’évoquer ? Faudrait-il renoncer à l’utiliser sous prétexte que les conditions en vertu desquelles elle pourrait prétendre au statut de concept à part entière ne sont pas réunies ? Faut-il reprocher à Halbwachs d’avoir proposé en 1939 la notion de « mémoire collective[11] » sous prétexte qu’il s’agissait à l’évidence d’une catégorie molle ? On lui doit pourtant certaines avancées en sciences sociales. N’est-elle pas la lointaine aïeule de ces réflexions essentielles de Pierre Nora sur les lieux de mémoire ou de celles de Paul Ricoeur ? De même, le concept de discours social, tel qu’il émerge au cours des années 1960, doit-il faire l’objet de reproches en raison de son caractère interdisciplinaire et des usages douteux dont il est parfois l’objet ? Je crois, pour ma part, que notre tâche exige au contraire la création constante d’outils d’analyse. Leur rassemblement au sein de théories achevées et structurées demeure une nécessité mais peut-être nous faut-il relever les défis tels qu’ils se présentent à nous.

Là-dessus, Nootens est peut-être plus proche de moi qu’il ne le croit. Ne soutient-il pas qu’il vaut mieux s’en remettre à des concepts « qui font quelque chose » ou qui « ont une idée derrière la tête[12] ». Mais n’est-ce pas justement ce que fait la notion d’identité aussi lacunaire soit-elle ? Lorsque que j’écris que la notion d’identité recèle un fort « potentiel heuristique » et que cela m’est reproché n’est-ce pas pourtant une autre manière de dire qu’elle a « une idée derrière la tête » ?