Corps de l’article

J’aimerais remercier les professeurs Beauchemin et Létourneau d’avoir répondu à mon texte. Cet article voulait soulever un débat au sujet de la notion d’identité, en identifiant certaines données qui en ont fait une mode en histoire et en soulignant les apories théoriques qui, à mon sens, l’accompagnent. Ces deux auteurs étaient interpellés en début de texte, en tant qu’utilisateurs de cette notion dans le cadre de leurs essais politiques et historiques.

Les lecteurs de la Revue d’histoire de l’Amérique française ont eu l’occasion de mesurer la différence profonde qui sépare les argumentaires des deux chercheurs, cela sans parler de leur ton. La thèse de Jacques Beauchemin ne se situe pas du tout sur le même plan que les idées défendues par Jocelyn Létourneau. Ce dernier a soutenu la thèse d’un éclatement identitaire du sujet contemporain lui-même (ce « caméléon[1] ») et applique simultanément une lecture éclatée au passé, dont il faudrait saisir les « labilités », les « permutations », etc. Jacques Beauchemin, quant à lui, s’est penché sur l’éclatement du champ politique québécois contemporain. Cet éclatement résulterait d’un pluralisme identitaire se manifestant de temps à autre dans l’espace public, par le biais de divers regroupements revendicateurs.

Fragmentation de la théorie et fragmentation de la société contemporaine

Le texte de Jacques Beauchemin a le mérite d’être franc et de faire un travail épistémologique de fond. Il aborde la très grande complexité des rapports entre théorie, terrain et temps présent. Le sociologue de l’Université du Québec à Montréal reconnaît que l’élaboration théorique de l’identité doit être approfondie. Notamment, je ne conteste pas la partie « qu’est-ce qu’un concept » offerte par monsieur Beauchemin. D’ailleurs, une bonne part de mon article était consacrée à la démonstration que l’identité, telle que développée dans bien des travaux (surtout en histoire), ne peut, du fait des postulats qu’on lui adjoint explicitement ou implicitement, répondre à ces exigences.

Les concepts souffrent nécessairement d’une certaine mollesse ou approximation, puisqu’ils viennent subsumer le « réel[2] ». Mais cela ne les rend pas aussi utiles les uns que les autres, sur le plan heuristique.

Les questions posées au professeur Beauchemin dans mon article demeurent : si le concept est lacunaire et vague, comment lui reconnaître une puissance heuristique ? Et si des groupes mènent des revendications politiques pour être reconnus ou recevoir réparation, doit-on s’étonner qu’ils fassent ressortir ce qui les singularise ? Leur action empruntera cette voie, c’est certain.

Je voudrais formuler deux remarques à la suite de ma lecture de la réponse de monsieur Beauchemin. Elles concernent un léger télescopage entre théorie et empirie et le fait que cette fragmentation identitaire du champ politique actuel n’est probablement pas aussi profonde qu’il le laisse entendre.

J. Beauchemin a pris soin, dans sa réplique, d’attribuer à une certaine logique proprement disciplinaire le recul de la « […] théorisation des grands procès d’institutionnalisation de la société […] » et le crédit dont jouit le terme d’identité. Par contre, son propos oscille entre :

  • cette explication, qui renvoie aux pratiques mêmes du champ des sciences sociales, traversé de modes intellectuelles on en conviendra tous

  • et une autre qui tend à postuler une corrélation assez étroite entre théorie et terrain.

Bien que ces deux pôles (logique propre des champs disciplinaires ; théorie alimentée par le terrain) entretiennent des liens étroits, ce n’est cependant pas exactement la même chose.

Jacques Beauchemin écrit :

si la notion d’identité a pu s’imposer en dépit du fait que sa définition conceptuelle n’est pas achevée, c’est que nos sociétés sont traversées par d’importantes transformations qui affectent les disciplines qui cherchent à les comprendre. En d’autres termes, les mutations de la société moderne ne constituent pas un simple décor pour les disciplines vouées à sa compréhension.

Nous sommes d’accord là-dessus. Évidemment, les sciences sociales sont nourries par les transformations contemporaines. Pour parler de ma discipline, les cours d’épistémologie historique enseignent tous que « l’histoire est fille de son temps ». Ce temps, néanmoins, n’est pas son maquereau.

Sans vouloir chercher noise indûment à Jacques Beauchemin, car ce n’est là qu’une partie de sa réplique, disons qu’il est possible de formuler des réserves en regard de cet aspect précis de son argumentation. Une question brute : si la société est davantage plurale ou pluraliste qu’auparavant (c’est vraisemblable), en quoi les sciences sociales devraient être elles-mêmes, simultanément, éclatées sur le plan théorique ? Certes, le temps présent donne moins de prise aux concepts durs et objectivants structuro-marxistes. Toutefois, un certain présentisme théorique guette dès lors qu’on laisse entendre que l’imprécision de la notion d’identité s’explique par la nature insaisissable du terrain d’enquête, si je puis dire. On pourrait très bien, continuant sur cette voie, soutenir que le postmodernisme est flou tout en étant probablement valable parce que la société contemporaine est difficile à saisir, et qu’elle présente des phénomènes inédits (je précise que ce n’est pas là le propos du professeur Beauchemin).

Tout en étant attentive aux modalités singulières du lien social dans la société du temps présent, c’est plutôt du côté des champs disciplinaires, comme l’évoque monsieur Beauchemin, que l’analyse de l’état actuel de la théorie doit se poursuivre. Dans le cas de l’histoire, l’éclatement de la théorie, des recherches et des objets historiques a bien sûr été influencé par les mutations sociales des dernières décennies. Personne ne le nierait, et mon article en prend note un peu trop marginalement il est vrai. Mais cet éclatement obéit probablement à une logique qui, pour une part significative, lui est propre. Ce que mon texte tentait de montrer, c’est qu’en histoire la mode identitaire relève de courants proprement intellectuels (constructivisme débridé, postmodernisme, cultural turn, etc.) qui découlent de pratiques particulières du champ des sciences sociales. L’impression d’une société actuelle fragmentée, en mutation, etc., aurait nourri ces courants, alors que l’économie, les structures sociales et les rapports sociaux inégalitaires pourraient toujours prétendre être les sujets de l’heure (nous sommes d’accord sur ce dernier aspect, monsieur Beauchemin et moi).

Conséquemment, tout en tenant compte des rapports entre théorie, terrain et société du temps présent, il me semble que la mode identitaire mériterait d’être analysée du point de vue d’une sociologie de la connaissance. Cela en insistant sur la diffusion de modes intellectuelles, l’allongement et la dispersion des questionnements et des enquêtes, et les stratégies de mise en marché académique. Là-dessus, mon article était incomplet, car trop théorique et trop peu ancré dans une étude concrète de l’institutionnalisation du « savoir identitaire[3] ».

Reste la question de fond : le champ politique québécois est-il aussi fragmenté que l’avance La société des identités ? Cette problématique de recherche, je dois dire, m’apparaît très pertinente. N’étant ni sociologue ni politologue, j’aimerais simplement souligner ce qui m’apparaît contradictoire dans le propos de Jacques Beauchemin, pour montrer que ce terrain insaisissable qui causerait le flou théorique identitaire n’est peut-être pas si éclaté qu’il le soutient. Cela sans pouvoir rendre justice à toute la réflexion, très étoffée, contenue dans La société des identités.

Je constate évidemment avec lui que la société québécoise contemporaine présente un caractère davantage plural que, disons, le Québec des années 1950. Il est vrai que le pluralisme, l’accueil de l’autre et la société des droits ouvrent la porte à un activisme particulariste inédit. Auparavant, des contraintes lourdes et des mécanismes de contrôle social ne permettaient pas le surgissement de ces phénomènes. L’espace public est traversé de débats et surtout de revendications qui auraient été impensables il y a quelques décennies, alors qu’ils peuvent se prévaloir actuellement d’une certaine légitimité ; la place médiatique qui leur est faite en est le symptôme. De surcroît, la montée de l’État-providence à partir de la Seconde Guerre mondiale a pu contribuer à reléguer à l’arrière-plan, plusieurs décennies plus tard, la question des classes et de la lutte à la pauvreté. Mais ces questions ne sont pas réglées, tant s’en faut ; nous nous entendons à ce sujet.

Mais il le dit lui-même : ce qui est visé par ces particularismes revendicateurs, c’est la « […] pleine réalisation de la citoyenneté » et, notamment, la lutte contre « l’exclusion » et la « reconnaissance de droits[4] ». Or, simultanément et en apparence, ils menacent un projet politique commun : « […] la généralisation de la revendication à fondement identitaire a aussi pour conséquence de rendre évanescente la société en tant que monde commun […][5] » Cela me semble exagéré.

Cette recherche d’une pleine citoyenneté ne traduit-elle pas justement l’existence, en dernière instance, d’un projet politique plus englobant, l’existence d’une certaine communauté politique faite d’attentes générales ? Il n’est donc pas question de simple quête de reconnaissance sociale.

Au demeurant, il faudrait vraiment effectuer un tri parmi les groupes évoqués dans La société des identités. À moins de subsumer sous l’étiquette identitaire tout groupe, quel qu’il soit, qui revendique bruyamment auprès des institutions politiques et judiciaires. Les Fathers for Justice n’ont rien à voir avec les revendications autochtones. Le recours à l’histoire m’apparaît ici un passage obligé, même si la problématique traitée par Jacques Beauchemin se situe dans le temps présent.

Prenons l’exemple des orphelins de Duplessis. Ceux-ci nous offrent un bel exemple de la distinction à opérer entre modalités d’action publique (en tant que groupe de pression) et finalité d’une démarche « identitaire ». La « […] reconnaissance de leur différence[6] » fut bien plus un mode d’action qu’une finalité dans leur cas. Vouloir des excuses de la part de certaines institutions qui ont marqué leur parcours (Église, État, corps médical), essayer de tourner le dos à de faux diagnostics de maladie mentale (ce qui ne favorise pas la citoyenneté pleine et entière, on en conviendra), demander et recevoir une (fort mince) compensation à la suite d’une vie souvent marquée par la misère… en quoi tout cela fragmente-t-il le champ politique ? Si ce mouvement a mobilisé la singularité du parcours de ses membres pour se faire valoir (il ne pouvait en être autrement, je le répète), est-ce vraiment là une logique corporatiste que de s’évertuer, justement, à tourner le dos à cette même singularité faite de particularismes subis ?

Si l’affaire des orphelins de Duplessis a remué le champ politique et suscité des débats parfois acerbes, au fond, il s’agissait pour eux d’accéder en partie à une pleine citoyenneté et, que cela plaise ou non, à une citoyenneté faite de droits et d’un minimum de décence. Ces prérogatives font partie des communautés politiques québécoise et canadienne, ou du moins des valeurs qui les sous-tendent. Une citoyenneté inclusive n’est-elle pas précisément un projet politique surplombant la société civile ? Qui plus est, la négociation au cas par cas des revendications particularistes ne doit-elle pas faire partie de la vie politique normale de la cité ?

On peut répondre par l’affirmative dans les deux cas. À moins de déplorer cette citoyenneté avancée ou d’avoir une conception assez particulière et exclusive du champ politique, tout en observant avec une inquiétude mêlée de conservatisme l’espace public québécois actuel. Alors, si ce mouvement était impensable auparavant, je doute fort que, sur le fond même des choses (fragmentation du champ politique), on se trouve ici en présence d’un symptôme de particularisme débridé, d’une « désolidarisation » ou de la « […] montée [de] particularismes sur fond d’égalitarisme radical[7] ».

Les « coempêtrements narratifs » de Jocelyn Létourneau

La réplique de Jocelyn Létourneau ne peut qu’appeler une réponse brève, et c’est fort dommage. On laissera de côté, avec un sourire, le passage publicitaire sur le CÉLAT. Je ne savais pas que les travaux de ce centre avaient « […] influencé les meilleurs historiens québécois […] » Une liste raisonnée de ces meilleurs historiens particuliers aurait été utile, pour avoir une mesure de la chose. Le même a la bonté de rassurer les lecteurs de la RHAF : il « […] n’affirme pas non plus qu’aucune innovation historienne n’a germé ailleurs que dans ce centre de recherche ». Ce qui serait « absurde », précise-t-il.

Soupir de soulagement dans tous les départements d’histoire de la province.

Mon propos était de soupeser l’efficacité d’un concept. Et non de mettre sur pied un « tribunal d’historiens », ni de récuser toute pertinence à l’étude des discours et de l’agir des acteurs sociaux, ni de nier ce que peuvent apporter différentes approches historiques… Je ne peux, pour répondre à cet amalgame facile, que renvoyer les lecteurs de la RHAF à mon article. Ils verront aussi en quels endroits précis du texte sont insérées les références à des auteurs comme Foucault et Darnton. J’ai en outre pris soin, dans ce texte, de dialoguer avec les quelques applications du concept dont la valeur heuristique me paraissait plus intéressante que d’autres.

Les écrits de Jocelyn Létourneau étaient questionnés sur deux plans :

  • - le premier concerne l’existence même de cet individu contemporain « caméléon » imprégné de « métaculturalité », existence contredite par ses propres travaux. À cela il ne répond pas ou prend soin de ne pas répondre.

  • - le second concerne sa démarche programmatique de réécriture de l’histoire. Il prétend qu’il n’avait pas l’intention, dans Passer à l’avenir, d’élaguer le passé de ses nocivités en vue du bonheur collectif. À nouveau, je renvoie les lecteurs de la RHAF à mon article et à son ouvrage. Ce dernier est sans équivoque. Donc, en regard du passé, qu’est-ce que « […] le délester de ses nocivités (les blessures) et […] tirer profit de son capital accumulé de bonté (les possibilités)[8] » ?

L’attitude qui m’est prêtée par monsieur Létourneau (me « […] faire patrouilleur attitré du territoire de l’histoire et censeur patenté de la fonction d’historien […] ») est bien ce qu’il se propose pour nous « faire passer à l’avenir ».

Dans sa réplique, il en rajoute :

[…] le récit le plus juste de ce qui fut est aussi celui qui est le plus rigoureux, c’est-à-dire celui qui évite toute téléologie, qui refuse toute dichotomie, qui joue dans les zones d’ombre, qui établit l’ambiguïté des situations historiques, qui insiste sur la polyvalence des enjeux, qui admet que l’action des hommes est pleine de contresens, d’équivoques, d’ambivalences, de confusions, de labilités, de flexions et de permutations.

Ce « récit différent du passé », renchérit-il, rappellera à « l’homme » « […] à quel point il n’est déterminé par aucune force extérieure […] » et à quel point « […] il est libre de créer son histoire […] » L’expérience historique québécoise a été marquée de contraintes lourdes, complètement évacuées ici au profit d’un angélisme caricatural et de notions comme les « labilités ». C’est à l’aide de tels outils que nous allons « […] épouser la matière du passé […] » ? S’il peut appliquer ce programme de recherche, disons au xixe siècle, j’en lirai les résultats avec grand intérêt.

Les notions évoquées par monsieur Létourneau comme objets d’histoire (« coempêtrements narratifs », « contresens », « labilités », « confusions », etc.) caractérisent très bien l’imprécision de son propos. La quête du bonheur collectif prend ici le pas sur la rigueur et sur une adéquation minimale des notions évoquées comme moyens d’appréhension des objets historiques.

Enfin, si faire de l’histoire est offrir « un récit, en définitive, qui pose l’espérance au coeur de la vie, y compris lorsqu’elle s’enfonce dans l’absurdité », je vois mal ce qui distingue les monographies historiques rigoureuses du Prions en Église.

Une fois dégagée de ses sophismes d’autorité, de ses fonctions idéologiques crues et de son méta-langage qui se veut savant, que reste-t-il de cette pensée ?