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Dans Loyalties in Conflict, J. I. Little reprend les grandes lignes de l’interprétation qu’il avait développée dans son livre Borderland Religion, publié en 2004. Il s’agit de démontrer que les communautés anglophones des Cantons de l’Est furent profondément marquées par leur situation géographique. Effectivement, elles se situaient dans une région frontalière séparant, bien sûr, le Bas-Canada des États-Unis, mais aussi la majorité francophone du Québec et la population anglophone de l’Amérique. Le contexte géographique des Cantons assura donc que la question de la loyauté serait au coeur d’une ambiguïté identitaire entretenue au moins jusqu’en 1840. Or l’allégeance des colons d’origine américaine fut particulièrement mise à l’épreuve à l’occasion de la guerre de 1812 et encore au moment des Rébellions de 1837 et 1838.

Sur la guerre de 1812, Little montre que les diverses mesures adoptées pour défendre le territoire de la colonie n’eurent que très peu d’impact sur la région. Dans certains cas, les élites cherchèrent à promouvoir leur statut social en répondant à l’appel du gouvernement et en tentant de mobiliser les hommes de leurs communautés pour défendre la frontière. Selon les circonstances locales, les habitants de la région répondirent avec plus ou moins d’enthousiasme aux appels à la mobilisation, se préoccupant d’abord de leurs intérêts particuliers. La guerre n’a pas plus soulevé les passions des voisins étasuniens et de part et d’autre l’on n’a pas cru nécessaire d’interrompre le commerce transfrontalier.

L’apathie généralisée de la population à l’égard du conflit se transforma quelque peu lorsque les commandants américains décidèrent d’adopter une stratégie plus agressive. Quand les troupes étasuniennes franchirent la frontière pour s’attaquer au village de Philipsburg en 1813, la question de la défense du territoire se posa soudainement avec beaucoup plus d’acuité. En effet, la campagne américaine semblait menacer la propriété des agriculteurs établis dans les communautés frontalières. Ainsi, des hommes qui n’avaient pas spontanément répondu à l’appel du gouvernement quand il était question de défendre le territoire de la colonie se sentirent interpellés par des attaques qui menaçaient plus directement leur communauté. Ici, l’auteur développe sa thèse axée sur la primauté des intérêts locaux dans cette période où la présence du gouvernement demeurait fort restreinte.

Dans le deuxième chapitre, Little s’attaque à la question de la réponse des populations de la région devant la montée du mouvement patriote, la crise du gouvernement colonial et les rébellions de 1837-1838. Ici encore, l’ambiguïté identitaire associée à la situation géographique de cette région frontalière laissent croire que les questions de loyauté se posèrent de façon particulièrement aiguë au cours des années 1830. D’entrée de jeu, l’auteur cherche à se distancer des explications traditionnelles liant les communautés anglophones du Bas-Canada à des positions politiques associées à l’appui inconditionnel du régime colonial, au monarchisme et à la faction de marchands et de fonctionnaires regroupée dans les conseils à la nomination du gouverneur. Ce faisant, Little conteste, en ce qui a trait aux communautés des Cantons de l’Est, l’image fort répandue dans l’historiographie d’une population anglophone homogène et fortement loyaliste.

Citant les travaux de Denyse Beaugrand-Champagne et de Gilles Laporte, Little trace l’évolution d’un réseau politique réformiste dans la région entre 1829 et 1837. En fait, les habitants des Cantons de l’Est n’étaient pas représentés à l’Assemblée législative du Bas-Canada avant la réforme de la carte électorale en 1829. Dès l’élection des premiers représentants de la région, de nouveaux liens politiques se tissèrent avec la majorité francophone de la colonie. Le Parti patriote et les nouveaux représentants des Cantons se trouvèrent des intérêts communs dans leur contestation des privilèges accordés à certains amis du pouvoir, sur la question des terres de la Couronne et sur la construction de chemins qui lieraient la région à Montréal et à Québec. Selon Little, cette affinité politique se manifesta malgré le « nationalisme » des chefs de la majorité canadienne-française à l’Assemblée et les représentants des Cantons furent rapidement considérés des alliés du mouvement patriote et de son chef Louis-Joseph Papineau. La création d’un réseau politique réformiste dans les Cantons fut aussi marquée par la fondation de journaux favorables à la réforme des institutions coloniales. Or l’effervescence du mouvement suscita une réaction de la part des élites locales liées au gouvernement par le clientélisme et les intérêts économiques. Ainsi, un mouvement politique tory concentré sur Sherbrooke évolua parallèlement au début des années 1830 et fonda lui-même un certain nombre de journaux loyaux ou, pour reprendre l’expression de l’époque, « constitutionnels ». Selon Little, les amis du gouvernement dans les Cantons auraient été prêts à appuyer certaines réformes afin de freiner le dynamisme du mouvement de contestation dans la région.

Pour Little, l’ardeur du sentiment réformiste dans les Cantons ne fait pas de doute et permet de démentir le vieux mythe du loyalisme exclusif de la population anglophone du Bas-Canada. En 1835, un grand banquet réunit les principaux ténors du mouvement à Stanstead et à cette occasion les chefs du Parti patriote, dont Papineau, Jacques Viger et Edmund Bailey O’Callaghan se déplacèrent pour y participer. Les réformistes de la région organisèrent aussi une grande assemblée politique au cours de l’été de 1837 à Stanbridge dans le comté de Missisquoi. Selon l’auteur, cet appui au mouvement patriote ne serait pas l’expression d’une culture politique républicaine héritée des ancêtres américains, mais plutôt la réaction politique d’une faction de l’élite régionale devant un système colonial qui ne répondait pas aux besoins de la population.

Malgré la ferveur réformiste des anglophones des Cantons, la région ne se souleva pas au moment des rébellions de 1837. Fidèle à son interprétation et emboîtant le pas aux explications avancées par Gilles Laporte, Little cite la primauté des intérêts locaux pour expliquer en partie la position de la population. L’auteur avance également l’hypothèse que la non-participation de la population anglophone des Cantons soit attribuable à son aliénation devant le discours nationaliste et ethnique du chef patriote Louis-Joseph Papineau, que les journaux torys de la région accusaient de vouloir établir une République française et de confisquer les terres des colons américains, ou du moins de les convertir à la tenure féodale. En effet, l’auteur soutient que Papineau aurait manqué une occasion historique de se rallier une importante portion de la population anglophone en refusant d’atténuer son nationalisme ethnique (p. 106).

Cette explication détonne singulièrement des propos qui ouvrent le chapitre et de la position critique que l’auteur adopte quant aux interprétations traditionnelles. Sur ce point, Little semble rejeter le révisionnisme quand il s’agit du discours politique francophone puisque tout au cours de ce chapitre, les chefs patriotes sont étiquetés « french-canadian nationalists » (p. 61). Pourtant, l’auteur ne présente aucune preuve ou citation à l’appui de ses affirmations sur le nationalisme exclusivement « canadien-français » de Papineau et des chefs patriotes. Sur ce point, Little ne tient pas compte des importants travaux révisionnistes sur le discours politique de Papineau, dont ceux d’Yvan Lamonde par exemple, réalisés depuis une quinzaine d’années. À l’instar de l’interprétation qu’il dénonce, l’auteur banalise le discours anticolonial francophone en le réduisant à l’expression d’un nationalisme ethnique dirigé contre « les Anglais ». Citant les ouvrages de Fernand Ouellet et de Donald Creighton, Little ajoute que le conflit constitutionnel pouvait se résumer pour l’essentiel à un conflit ethnique doublé d’un affrontement entre les marchands et les représentants de la majorité canadienne-française sur la canalisation du Saint-Laurent (p. 61). Ainsi, malgré une maîtrise évidente de l’histoire régionale, Little ne réussit pas à situer son analyse dans le contexte de l’historiographie récente consacrée à l’histoire politique de la colonie et cette faiblesse limite la pertinence de son étude.