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De nos jours, quelle place occupent les études sur les femmes chez les historiens du Québec et de l’Amérique française ? Ce questionnement peut surprendre : après tout, l’histoire des femmes s’est faite discrète au cours des dernières décennies. Se dire historienne des femmes peut même sembler un peu dépassé, voire vaguement suspect dans certains milieux universitaires. Il est vrai que le militantisme qui a coloré les premiers travaux de ce champ disciplinaire, de même que les thématiques qui ont été privilégiées par les « pionnières », furent d’abord souvent associés aux luttes féministes et à la conquête de l’autonomie par les femmes. Effectivement, l’histoire des femmes fut aussi celle d’une lutte pour accéder au rang de sujets dignes de l’histoire… après que l’on eut « découvert » qu’elles avaient bel et bien une histoire ! Après des années fastes, ce champ connaît pourtant d’importantes transformations, ce que l’on peut sans doute attribuer, au moins en partie, à l’essoufflement des grandes luttes féministes depuis les années 1980.

L’historiographie récente montre bien l’évolution conceptuelle d’une histoire des femmes à une histoire du genre (sans parler de l’essor des études sur la masculinité) : ce changement de paradigme a peut-être laissé croire à la désuétude de l’histoire des femmes « tout court ». Ajoutons qu’au Québec, l’absence d’une revue scientifique consacrée à l’histoire des femmes oblige les chercheurs à publier dans d’autres tribunes ; l’éparpillement qui en résulte peut accentuer l’impression d’une certaine atonie de ce champ disciplinaire. Pourtant, ce que l’on trouve dans les pages de la Revue d’histoire de l’Amérique française comme dans celles d’autres publications savantes au Québec et au Canada permet de constater que la recherche sur les femmes, loin d’être moribonde, est bien vivante. Une nouvelle génération d’historiennes – mais également d’historiens – est à l’oeuvre, affranchie des préjugés de ses devanciers à l’égard des études « féministes », mais néanmoins consciente des travaux qui restent à mener sur le vécu des femmes ainsi que sur leurs rapports aux hommes et à la société dans laquelle elles évoluent.

Les textes qui suivent sont issus de communications présentées au colloque international et interdisciplinaire « Femmes, culture et pouvoir : relectures de l’histoire au féminin » qui s’est tenu à Sherbrooke en mai 2009. Si la question des rapports entre pouvoir et culture des femmes n’est pas nouvelle et qu’elle a donné lieu à d’importantes contributions[1], cette réflexion demeure fragmentaire dans le contexte historiographique du Québec et de l’Amérique française, malgré des études et débats qui s’annonçaient prometteurs[2]. Pensons par exemple à la question des « femmes favorisées » en Nouvelle-France, qui avait donné lieu à un échange vigoureux entre Jan Noel et Micheline Dumont au début des années 1980 et que ce numéro risque de réanimer[3].

Depuis, bien peu de travaux ont été menés pour développer l’analyse. En menant nos recherches sur les procuratrices et le pouvoir féminin à Québec au xviiie siècle, nous avons donc fait face aux lacunes de l’historiographie canadienne et au manque de réflexion théorique sur la question, comparativement à ce qui se fait déjà en France ou aux États-Unis. Heureusement, plusieurs chercheures ont néanmoins adopté des problématiques s’inscrivant à l’intérieur de ce cadre théorique. Pensons entre autres, pour la seule période de la Nouvelle-France, aux travaux récents de Josette Brun[4], Colleen Gray[5] ou encore Chantal Théry[6]. À l’occasion du colloque de Sherbrooke, l’élargissement du cadre spatio-temporel a permis de confirmer ce que nous pressentions : de solides et fascinantes recherches ont cours actuellement, dans de nombreuses disciplines, alors il s’agit de se doter de tribunes privilégiées pour les faire connaître[7]. L’enthousiasme suscité par l’événement, dont l’ampleur a largement dépassé nos espérances, et surtout la richesse des interventions, en particulier celles des historiennes québécoises et canadiennes, nous ont convaincus de proposer un numéro thématique à la RHAF, de manière à laisser un jalon tangible dans l’historiographie de l’Amérique française de ce colloque qui s’est révélé un indicateur clair, sinon d’une résurgence des travaux en histoire des femmes, à tout le moins d’un dynamisme certain.

Au terme du processus, six textes ont été retenus et composent le présent numéro. Les contributions couvrent essentiellement le territoire québécois, à l’exception des études de Maude-Emmanuelle Lambert et de Jan Noel qui adoptent une perspective comparative. Il y a lieu de remarquer, comme dans le cas du précédent numéro thématique de la RHAF portant sur la culture catholique (62, 3-4), la surreprésentation des travaux sur le xxe siècle. Est-ce un hasard imputable au contexte de réalisation ou plutôt l’indication d’une tendance historiographique plus profonde qui signalerait la persistance de l’intérêt porté à la période contemporaine en histoire des femmes ? Quoi qu’il en soit, les sources n’y sont pas étrangères puisque, comme le rappelait Michelle Perrot par le titre d’un de ses ouvrages, les silences de l’histoire[8] sont particulièrement pesants lorsqu’il s’agit d’étudier les femmes à l’époque préindustrielle. La contribution de Suzanne Gousse illustre particulièrement bien ce silence entourant la mémoire des femmes. Malgré cette présence marquée du contemporain, deux textes traitent du xviiie siècle et contribuent à approfondir la connaissance de la période coloniale française, longtemps négligée par les historiennes des femmes au Québec, comme l’avait noté Denyse Baillargeon en 1995[9]. Finalement, la grande surprise réside peut-être dans l’absence de textes sur le xixe siècle. Sans prétendre dresser un portrait de l’état des travaux en histoire des femmes à partir des contributions de ce seul volume de la RHAF, il est peut-être utile d’inviter à poursuivre les recherches, notamment en histoire rurale, sur ce siècle négligé qui est pourtant le témoin de profondes mutations dans les relations entre les hommes et les femmes. Globalement, les contributions de ce numéro permettent d’accroître notre compréhension du vécu des femmes depuis le Régime français jusqu’au xxe siècle. À travers différents enjeux de pouvoir/absence de pouvoir (voire de pouvoir d’effacement), les auteures invitent à poursuivre la réflexion sur les mécanismes et les formes de prise ou de perte de pouvoir par les femmes à travers les quatre siècles de l’histoire du Québec.

C’est Jan Noel qui ouvre ce numéro, avec un texte qui vient réévaluer le rôle des femmes dans le commerce sous le Régime français, notamment à l’échelle des « innombrables négociantes occasionnelles » : elle offre une contribution significative sur cet objet négligé par l’historiographie, comme le soulignait un bilan récent[10]. S’appuyant sur les historiographies canadienne et américaine, Noel montre l’implication des femmes dans le commerce à travers deux « secteurs tangibles » : la traite des fourrures et la fourniture des produits et services au gouvernement en temps de guerre. Surtout, Noel s’attaque au concept de « deputy husbands » et revendique aux femmes de la Nouvelle-France (canadiennes mais aussi amérindiennes), à défaut d’un statut « favorisé », à tout le moins un rôle « quotidien et ordinaire » dans les activités commerciales.

Également dans le contexte du xviiie siècle canadien, Suzanne Gousse propose une réflexion stimulante sur le pouvoir d’effacement de la religieuse-couturière Marie-Catherine Demers Dessermon. Gousse apporte ici une contribution aux travaux sur la construction de la mémoire, en réfléchissant à la manière dont se construit le silence entourant le passé des femmes. Attentive aux indices, elle nous convie à une minutieuse enquête sur les traces de cette fondatrice oubliée des Soeurs de la Charité de l’Hôpital général de Montréal. Son objectif n’est cependant pas tant de réhabiliter cette figure négligée par l’Histoire que de « tenter de déjouer les mécanismes de l’oubli tout en les observant à l’oeuvre ».

C’est aussi à travers une analyse biographique que Karine Hébert revisite la notion de sphères privées et publiques et recourt au concept de society pour définir la place tenue par Elsie Reford. Hébert montre habilement comment cette grande bourgeoise montréalaise et estivante de Métis-sur-Mer adapte ses activités selon le lieu où elle réside, ce que l’auteure appelle la spatialisation. Si Elsie Reford respecte les limites de classe et de genre imposées par son époque, elle s’ajuste néanmoins en fonction du lieu où elle se trouve : ville ou campagne. Par cette étude, Hébert invite à quitter l’espace urbain et les enjeux collectifs pour saisir l’intime et appréhender différemment et plus finement les nuances derrière les « sphères » privées et publiques. Pour sa part, Maude-Emmanuelle Lambert s’intéresse à l’expérience féminine de l’automobile au Québec et en Ontario dans la première moitié du xxe siècle. Elle souligne qu’une relation de pouvoir avec l’automobile s'est très tôt établie dans l’histoire de l’automobilisme. À cet égard, les femmes deviennent rapidement non seulement des passagères mais aussi des conductrices. En tant que consommatrices potentielles, elles sont ciblées par les publicités et, dans leurs récits, les « pionnières » de l’automobile témoignent de la liberté, de l’aventure et de l’indépendance que leur procure la conduite d’un véhicule motorisé, sans oublier la passion de la vitesse ! Par une étude comparative des comportements et représentations des conductrices au Québec et en Ontario, Lambert révèle qu’en matière de culture automobile, les identités de genre transcendent les identités culturelles (catholique, protestante) ou linguistique.

C’est par le prisme du genre qu’Amélie Bourbeau se penche sur le cas de l’assistance catholique à Montréal entre 1930 et 1970, époque durant laquelle surviennent deux glissements de pouvoir : d’une part, une perte de pouvoir par les femmes de l’élite dans l’assistance privée au profit des hommes d’affaires ; d’autre part, un remplacement de ces derniers par les professionnels masculins. En somme, cette réorganisation de l’assistance est un processus essentiellement masculin chez les catholiques montréalais. Cette transition, en particulier la première, contribue au questionnement sur la marginalisation des femmes au sein des lieux de pouvoir traditionnels. L’étude livrée par Bourbeau invite aussi à poursuivre la réflexion sur le rapport problématique entre modernité et féminité. La dernière contribution est celle d’Alexandre Turgeon, qui propose une analyse des représentations des femmes sous la plume du caricaturiste Robert La Palme, afin de comprendre le regard que celui-ci pose sur les femmes et la féminité dans les pages du journal Le Canada entre 1943 et 1951. Au moment où les Québécoises viennent d’obtenir le droit de vote sous le gouvernement d’Adélard Godbout, Turgeon observe que le caricaturiste, pourtant employé par un journal libéral, peint des rapports de genre conventionnels et que la féminité, lorsqu’associée à l’arène politique, est notamment mise en scène pour ridiculiser certains hommes politiques. Il semble donc que la reconnaissance des nouveaux droits consentis aux femmes en 1940 ne transparaît nullement dans les dessins de La Palme au cours de la décennie qui suit, les caricatures reflétant la résistance de la société québécoise en ignorant l’espace grandissant accordé aux femmes dans la sphère publique.

Pour conclure, nous tenons à rappeler que le colloque ayant donné lieu aux présents articles s’est déroulé sous la présidence d’honneur de Micheline Dumont dans la ville même où cette historienne a mené la majeure partie de sa prolifique carrière. Si les textes réunis dans ce numéro témoignent de la vitalité des études sur les femmes, près de 30 ans après la parution de L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles du Collectif Clio, c’est sans doute en partie grâce aux multiples sentiers sur lesquels nous conviait cet ouvrage pionnier. Nous saisissons l’occasion fournie par ce numéro thématique pour rendre hommage à Micheline Dumont en reconnaissance de ses contributions remarquables à l’historiographie du Québec et de son engagement indéfectible à transmettre la « passion » de l’histoire des femmes[11].