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[T]echniques of visual “feminization” were and remain a fundamental weapon in the cartoonists’ armory. The commonplace usage of the term “feminization” in this context, however, can be dangerously misleading, since it implicitly re-asserts a male/female binarism that tends to obscure the fact that « some forms of masculinity have not been defined by their difference from femininities, but by their difference from other masculinities[2].

Au Québec, on peut considérer que les années 1940 constituent une plaque tournante pour les femmes. D’une part, la Seconde Guerre mondiale « perm[et] aux femmes une certaine émancipation », alors qu’elles sont amenées à investir la sphère publique, que ce soit en s’engageant dans l’armée ou en travaillant dans les usines afin de remplacer les ouvriers partis à la guerre[3]. D’autre part, les femmes obtiennent du gouvernement libéral d’Adélard Godbout le droit de vote au provincial le 11 avril 1940[4]. Qui plus est, elles obtiennent du même souffle le droit de se présenter aux élections. Pour Diane Lamoureux, l’acquisition de ces droits politiques au provincial a permis aux femmes de s’impliquer, de contribuer elles aussi aux discussions dans l’espace public, participant ainsi à une démocratisation de la société. « [C]’est par l’élargissement du droit de vote à des catégories sociales qui en avaient a priori été exclues que se distingue la démocratie moderne[5] », argue-t-elle. Durant ces années fastes, nombreuses aussi sont les femmes qui se mobilisent dans des associations nouvellement formées, les unes de nature économique, les autres politique, et qui sont actives dans des réseaux de contestation sociale et culturelle[6]. En effet, des seize signataires du Manifeste du Refus global de 1948, considéré par d’aucuns comme l’un des signes précurseurs de la Révolution tranquille, sept sont des femmes[7] : « il y avait alors au sein du mouvement artistique un statut d’égalité extraordinaire entre les femmes et les hommes qui mérite d’être reconnu, selon Patricia Smart, comme une des contributions de l’automatisme à la culture contemporaine[8] ». Au tournant des années 1950, les rapports de genres conventionnels[9] sont de plus en plus discutés.

Considérant ce contexte, nous chercherons à connaître le regard que le caricaturiste Robert La Palme pose sur les femmes et la féminité alors qu’il oeuvre, de 1943 à 1951, au sein du Canada[10], un journal d’élite[11]. Il s’agit en fait de voir comment cet artiste masculin, membre de l’élite culturelle et parmi les plus importants et les plus en vue de la société canadienne-française[12], rend compte des différents changements sociaux que vivent les femmes à cette époque. Pour ce faire, nous analyserons sous quels aspects, sous quels atours et dans quelles situations il les représente dans le théâtre qu’est son oeuvre satirique. Il va sans dire que la manière dont La Palme agence les rapports de genres pour traiter de la représentation picturale et métaphorique des femmes et de la féminité – ainsi que l’arsenal rhétorique et satirique qu’il emploie à cette occasion – n’est en rien novatrice, ou unique en son genre. Comme le souligne G. Bruce Retallack, « techniques of visual “feminization” were and remain a fundamental weapon in the cartoonists’ armory[13] ». L’intérêt de notre étude est plutôt de nous pencher sur la manière dont La Palme a recours à la féminité dans son oeuvre, laquelle s’insère dans le cadre du quotidien Le Canada, avec sa ligne éditoriale et son lectorat, et ce, dans le contexte québécois. La période retenue est d’ailleurs des plus fertiles en rebondissements sur la scène politique. À Ottawa, le gouvernement de MacKenzie King est à son zénith, mais l’âge avancé et la santé précaire de son chef l’empêchent de briguer un nouveau mandat. En 1948, il cède sa place à Louis Saint-Laurent, ministre de la Justice. Au Québec, les libéraux de Godbout mordent la poussière aux élections de 1948, pavant la voie au troisième mandat de Duplessis. Autant d’occasions diverses pour le caricaturiste de mettre en scène la figure de la femme dans son oeuvre.

Des quelque 2100 caricatures que La Palme publie dans les pages du Canada, 809 concernent Duplessis et ce qui a été appelé son « régime ». De celles-ci, nous avons eu l’occasion d’en tirer un corpus de 236 caricatures[14]. Dans ces caricatures La Palme s’en prend avec virulence au chef de l’Union nationale, et les allusions au nazisme, par exemple, foisonnent. On y retrouve également les acteurs de la société civile, comme les journaux que La Palme n’hésite pas à critiquer pour leur complaisance envers les politiques de l’Union nationale[15]. Parmi ces caricatures, des personnages féminins ou féminisés y apparaissent à 57 occasions, répartis assez équitablement de 1943 à 1951.

Au terme de notre analyse, nous avons constaté que La Palme fait intervenir la féminité dans son théâtre selon trois registres. Elle se voit d’abord représentée dans son imaginaire sous la forme de femmes réelles – que l’on pourrait appeler, selon l’expression consacrée, du « vrai monde », de personnages symboliques – comme Marianne, symbole de la France républicaine –, et sous la forme de caricatures grotesques de responsables politiques – où leur féminisation n’est alors que dégradation[16]. Afin de brosser ce portrait, le caricaturiste utilise des jeux de lumières et de perspectives, différentes teintes et divers tons, du blanc de l’innocence au noir de la boue.

Or, pour rejoindre un lectorat d’élite, soit La Palme adopte leur langage, soit il adapte le sien au leur. Aussi, le caricaturiste met-il en scène des rapports de genres conventionnels dans son oeuvre, où prime l’idéal domestique de la femme[17]. Ce faisant, il reproduit un certain nombre de stéréotypes sexués en vogue à l’époque. Certains métiers, certains rôles sont ainsi valorisés, d’autres délaissés, voire ignorés. Ces femmes, pratiquant des métiers rompant avec la division sexuelle du travail, n’apparaissent pas dans le champ de vision du caricaturiste, comme si elles n’existaient pas.

1 La caricature éditoriale

1.1 La caricature et son univers de représentations

Dès le xixe siècle, la caricature est considérée par des historiens[18] comme étant l’expression de la voix opprimée du peuple, qui ne peut se faire entendre, et dont les caricaturistes se font les porte-parole. Une telle conception de la caricature comme vecteur de l’opinion publique est toutefois remise en cause par les courants historiographiques actuels. Ainsi pour les historiens des mentalités[19], les caricatures sont plutôt perçues comme des représentations ayant cours à une époque dans une société donnée. Depuis, à peu près toutes les sociétés ont trouvé leur compte dans l’étude de la caricature, et de fait, toutes les périodes sont abordées[20], la propagande étant certainement l’un des sujets les plus prisés par les chercheurs[21].

Récemment, une nouvelle tendance a vu le jour. Portée par Retallack[22], lequel suit les traces de Raymond N. Morris[23], pionnier dans l’étude de la caricature au Canada, elle place le caricaturiste dans le camp des classes dirigeantes et non plus dans celui des dominés. Le caricaturiste s’apparente à une sorte d’agent au service des élites. Loin de repousser les non-dits, la caricature contribue plutôt à établir les balises de l’espace du pensable dans la société[24], le caricaturiste participant à ce que Noam Chomsky appelle les « illusions nécessaires » dont ont tant besoin les démocraties pour fonctionner[25], soit l’illusion que tout peut être dit, que l’on peut débattre de tout en société. Sa thèse est d’autant plus séduisante qu’elle invite à porter un nouveau regard sur la caricature, qu’il ne faudrait pas considérer sous son seul volet critique, ou subversif, mais de l’aborder dans une perspective où la caricature ne serait rien de tout cela, ou si peu du moins.

Il est également primordial de considérer le journal au sein duquel la caricature apparaît. Pour Réal Brisson, la caricature est la « version délinquante de la pensée éditoriale[26] », en cela qu’elle s’insère dans la ligne éditoriale du journal, au même titre que les autres éditoriaux, tout en étant des plus généreux avec celle-ci. Les caricaturistes sont en fait de véritables « loose cannons » dont la délinquance, pour le dire avec Brisson, est non seulement bien connue, mais également acceptée à un certain point par la direction. On ne saurait accepter une trop grande (auto)discipline de la part d’un caricaturiste, ou qu’il suive la ligne éditoriale sans broncher. Il doit être acerbe, tranchant, vif, ironique et sarcastique. Du moins, doit-il cultiver l’impression que tout est à sa portée, et que nul n’échappe à son crayon. Ainsi, si un caricaturiste devait suivre à la lettre la ligne éditoriale du journal, il perdrait dès lors son atout principal – sa liberté d’action et d’expression –, ce qui le discréditerait auprès de son public. Considérant d’ailleurs que les caricatures font vendre, les directions des journaux ont donc tout intérêt à laisser un certain lest aux caricaturistes, quitte à recevoir quelque soufflet de leur part de temps à autre.

1.2 Le Canada, journal du Parti libéral

Sous la direction d’Edmond Turcotte, Le Canada, quotidien qui paraît en matinée, se fait la voix du Parti libéral d’un océan à l’autre, tant au provincial qu’au fédéral. Alors que la nation est en guerre, le quotidien se donne pour mission d’être non seulement la voix des libéraux, mais également du Canada tout entier, rallié contre l’ennemi à l’extérieur autant que celui tapi à l’intérieur[27]. Ces ennemis, clairement identifiés, sont Benito Mussolini et Adolf Hitler, d’une part, André Laurendeau et Duplessis, d’autre part. Le Canada est d’abord un farouche partisan du gouvernement Godbout dont les appuis dans les journaux se font rares, et de ses politiques, dont le droit de vote aux femmes[28]. Puis, à partir de l’été 1944, il se campe bien évidemment sans équivoque contre le gouvernement Duplessis.

Or, au cours des années 1940, le quotidien stagne, son lectorat périclite[29]. Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, les revenus publicitaires grandissants permettent aux journaux de ne plus dépendre uniquement du financement des partis politiques[30]. Dans ce contexte, ne voyant plus l’intérêt de conserver son propre organe dans une logique partisane, le Parti libéral délaisse Le Canada. « Il appartient aux administrés de nous juger. Les journalistes n’y peuvent rien », de déclarer Saint-Laurent[31]. La fermeture, inévitable, du quotidien survient le 17 novembre 1953[32].

Aussi est-ce dans cette mouvance que s’inscrit l’arrivée de La Palme au Canada le 13 février 1943. Il est à ce moment toujours à l’emploi de L’Action catholique, un quotidien dont la censure l’exaspère au plus haut point[33], et de fait, signe ses premières caricatures du pseudonyme « RicRac » ou « caRic »[34]. Le passage de L’Action catholique au Canada est bénéfique pour le caricaturiste qui se reconnaît dans les positions, le discours et les politiques du Canada. L’appréciation est réciproque puisque, selon Dominic Hardy, La Palme constitue pour l’establishment libéral la meilleure réponse qu’elle peut fournir à la menace montante que représente Duplessis[35].

Mentionnons également que si le caricaturiste se reconnaît dans la position du quotidien, y adhère à un certain degré, il peut tout aussi bien s’en distancier. Deux exemples pour l’illustrer. D’une part, en 1949, à l’occasion des élections fédérales du 27 juin, Le Canada se braque littéralement contre le chef du Parti progressiste-conservateur, George Drew. Une série d’encadrés paraissent à la page 4, généralement sous la caricature, l’un s’agençant avec l’autre, lesquels dénoncent l’adversaire de Saint-Laurent avec des titres tels que « Quand un impérialiste sympathise avec un ennemi de l’Empire[36] », « Les dénigreurs du Québec[37] », et « Nos racistes à l’oeuvre[38] ». Le Canada rappelle ici les propos discriminatoires que Drew a tenus, au cours de la Seconde Guerre mondiale, envers les Canadiens français, qu’il accuse de lâcheté[39]. Le Canada insiste surtout sur le fait que « M. Drew n’a pas changé[40] ». La Palme reprend la balle au bond, et produit lui aussi une série de caricatures mordantes contre Drew. Il y ajoute sa touche personnelle en associant étroitement Drew à Duplessis. Il appelle même ce dernier « Drewplessis[41] » ! D’autre part, en 1948, une semaine à peine avant les élections provinciales, La Palme y va d’une caricature assassine envers Godbout, ce dernier représenté sous des traits nerveux, hésitants. Il n’ose tenter sa chance[42]. Il va sans dire que Le Canada appuie alors Godbout face à Duplessis.

Le parcours atypique de La Palme illustre d’ailleurs bien son indépendance des différents journaux auxquels il a collaboré. De fait, après avoir troqué L’Action catholique pour Le Canada au début des années 1940, il quitte ce dernier en février 1951 pour joindre en avril le personnel du Devoir, répondant alors à l’appel de Gérard Filion. Il y connaît ses années les plus fastes – du moins est-ce ainsi qu’il décrit son passage. « C’est donc au Devoir que j’ai connu la totale liberté. La liberté d’être libéral, conservateur, psd [parti social-démocrate], ou action-civique ou contre tout ça selon la dictée de ma conscience politique », déclare-t-il dans sa lettre de démission, publiée par la direction[43]. Cela ne l’empêche pas pour autant, justement, de joindre La Presse en février 1959, un quotidien qu’il avait pourtant décrié avec virulence du temps qu’il était au Devoir. Il succède ainsi à Albéric Bourgeois comme caricaturiste titulaire de La Presse, un caricaturiste vénéré par La Palme. Il ne reste pourtant au quotidien de la rue Saint-Jacques que deux ans pour mieux se lancer dans l’aventure du Nouveau Journal de son ami Jean-Louis Gagnon. C’est d’ailleurs son dernier périple.

Comme le disait Jean de Bonville, Le Canada est un journal de qualité, d’élite, lequel s’adresse à un lectorat sinon partisan, du moins des plus favorables aux positions du Parti libéral. Il s’agit d’un lectorat cultivé, provenant des classes aisées, principalement montréalais[44], au fait des affaires publiques et de la chose politique, au diapason des préoccupations libérales. Un lectorat essentiellement masculin, d’ailleurs. Du moins est-ce ainsi que La Palme se le représente dans ses caricatures. Au Canada et au Devoir, les deux quotidiens où il a le plus travaillé, La Palme insère un journal dans près de 184 de ses caricatures. Parfois il le critique comme c’est le cas avec Notre Temps de Léopold Richer, d’autre fois il en profite pour vanter les mérites de son employeur du moment ou il sert tout simplement d’objet dans le cadre d’une scène de la vie quotidienne.

Or, dans chacune de ces caricatures, sans exception, La Palme s’adresse à un lectorat masculin. L’homme est toujours concerné. C’est lui qui lit le journal ; jamais la femme, qu’elle soit épouse, mère, fille ou soeur. Cela montre bien comment le discours de La Palme sur les femmes – que ce soit son point de vue, son message, ses destinataires, etc. – est foncièrement masculin.

2 Des archétypes féminins

2.1 Des femmes, tout simplement

Avant de passer aux personnages symboliques ou à la féminisation des responsables politiques, nous traiterons des femmes. C’est-à-dire, des personnages qui se veulent être dans l’oeuvre de La Palme de véritables personnes, de chair et d’os. On en retrouve dans dix-huit caricatures de l’artiste. De ces femmes, une seule est (re)connue. Il s’agit d’Éva Perón[45], célèbre épouse de Juan Perón, chef d’État de l’Argentine, qui fait alors l’actualité de par ses voyages à travers le monde. Il arrive également, mentionnons-le, que La Palme mette en scène certaines femmes militantes, telle Thérèse Casgrain[46], mais ces femmes n’apparaissent pas dans le présent corpus. Cela se produit plutôt au cours des années 1950, au sein des pages du Devoir. Ces femmes qui occupent le théâtre de Robert La Palme sont des fermières (#2)[47], des ménagères – à la maison ou dans un lieu de travail salarié[48] –, des passantes[49] et, à une seule occasion, des électrices (#1). Ces occupations renvoient à une division sexuelle du travail, que l’on constate également dans l’environnement ou l’espace qu’elles occupent dans la caricature elle-même. C’est-à-dire la maison, la place publique, la rue, la taverne[50] et le bureau, comme espace de travail salarié, et ce, dans des proportions presque parfaitement égales.

2.2 Le cas des électrices

Exception faite d’une caricature, comme nous l’avons dit, Robert La Palme n’intègre pas dans ses représentations la notion que les femmes sont désormais investies des mêmes droits politiques que les hommes. Une circonstance d’autant plus surprenante que Le Canada, comme nous l’avons dit, appuie le droit de vote des femmes. D’ailleurs, à l’approche des élections de 1948, l’une des stratégies de La Palme consiste à revenir sur les réalisations passées du gouvernement Godbout dont le bilan est à faire pâlir d’envie Duplessis selon le caricaturiste. Or La Palme ne consacre qu’une seule caricature ayant un rapport direct ou indirect avec cette réalisation du gouvernement libéral, et quelle caricature ! Voyons dans quel contexte elle paraît.

En novembre 1943, Duplessis sort d’une tournée électorale qui l’a amené à parcourir le Québec en prévision des prochaines élections qui auront lieu le 8 août 1944. Cette tournée, lancée à Saint-Lin le 18 juillet, se termine à Sainte-Claire de Dorchester le 7 novembre[51], avec des arrêts à Sainte-Thérèse, Longueuil, Montmagny, Berthierville, Saint-Joseph-de-Beauce, au Lac-Saint-Jean et à La Tuque, entre autres lieux[52]. Aussi, quelque deux semaines plus tard, jour de la Sainte-Catherine, La Palme revient sur cette tournée qui a fait bien du bruit. Dans la caricature, Duplessis livre un discours devant un public constitué exclusivement de femmes d’un certain âge, appartenant au même groupe social selon leurs vêtements, elles qui sont pâmées devant le chef de l’Union nationale. Or, le titre de la caricature révèle l’intention réelle de La Palme : « La Sainte-Catherine… entre célibataires ». Ainsi, sous prétexte de montrer Duplessis haranguer des électrices[53], le caricaturiste met plutôt l’accent sur le fait qu’il s’agit d’un vieux garçon au milieu de vieilles filles, des « catherinettes », qui lui sont conquises. Cette mise en scène n’est en fait que prétexte pour le caricaturiste de se moquer de l’état civil de Duplessis, connu de tous[54]. Dans la mesure où il s’agit de la seule caricature où La Palme met en scène des électrices – non seulement dans ce corpus, mais également au Canada et au Devoir –, le fait que les femmes aient désormais le droit de vote n’est visiblement pour La Palme qu’une information anecdotique, instrumentalisée ici pour servir sa trame narrative. De fait, il préfère passer sous silence cette réalisation du gouvernement Godbout.

2.3 Des femmes confinées dans des rôles conventionnels

Pour La Palme, l’électeur typique reste Baptiste[55], son personnage fétiche qui symbolise le peuple canadien-français, auquel le caricaturiste continue de se référer régulièrement. De fait, les femmes restent plutôt confinées dans des rôles conventionnels, voire stéréotypés : femmes d’intérieur, ménagères, etc. Soulignons que les seules fois où les femmes sont représentées comme occupant un emploi salarié, il s’agit d’un emploi typiquement féminin, c’est-à-dire l’enseignement ou le travail ménager – comme « bonne ». Jamais elles ne sont représentées travaillant dans une manufacture, emploi que de nombreuses femmes occupent au cours des années 1940. Comme il s’agit d’une réalité ouvrière, La Palme choisit de ne pas aborder la question puisqu’il s’adresse à un lectorat d’élite. Afin de répondre aux attentes de ses lecteurs, le caricaturiste ne doit pas tenir un discours susceptible de provoquer la dissonance[56]. Aussi a-t-il décidé de n’aborder dans ses caricatures que les métiers féminins cadrant avec la division sexuelle du travail. Cette incidence ne s’observe d’ailleurs pas seulement au sein de ce corpus. Nous l’avons également observée dans l’ensemble de l’oeuvre de La Palme au Canada et au Devoir, où jamais une femme n’est représentée sous des traits, sous des habits ouvriers. Tout au plus lui arrive-t-il de mettre en scène dans son oeuvre le personnage allégorique des unions syndicales[57], sur lequel nous reviendrons au prochain point. Une telle conception de l’emploi salarié au féminin cadre parfaitement dans une vision conventionnelle des rapports de genres. Dans cet esprit, il serait inconcevable et inconvenable qu’une femme soit ouvrière, une situation qui va à l’encontre des rôles que les femmes sont censées remplir.

D’ailleurs, qui continue de travailler, quand l’homme fume la pipe, lit son journal, ou discute de politique ? La femme, qui reste à l’écart, hors de ces champs, des loisirs, du fait politique, dont elle est de facto exclue (#2). Cela ne veut pas dire que La Palme adhère corps et âme à ces mêmes idéaux. Il lui arrive également d’être critique de cette situation, comme on le voit dans cette caricature, où l’artiste use d’ironie en l’occasion de la fête des mères[58]. Il souligne la charge absurde qui retombe sur les épaules de la femme, tandis que les autres membres de la famille – qui n’ont aucune tâche ménagère à accomplir – se demandent si elle en a encore pour longtemps avant qu’ils puissent enfin la fêter !

On remarquera également que La Palme intègre dans ses caricatures des éléments plus spécifiques de la réalité montréalaise qui, on le voit, influencent sensiblement sa propre vision de la société. Ainsi, des femmes fort bien habillées font leurs emplettes dans des commerces ou se promènent simplement dans les rues de la métropole, vivant une certaine vie de jet-set[59]. On voit également des femmes fréquenter les bars, les tavernes, où elles sont tantôt clientes[60], tantôt tenancières elles-mêmes de l’établissement, y compris dans les campagnes[61]. En fait, la femme devient, plus souvent qu’autrement, un personnage secondaire, voire un simple accessoire dans la caricature, un simple élément du décor.

Prenons pour exemple cette caricature, datée du 11 novembre 1949[62]. Réagissant à une manchette où il est question qu’il y ait un censeur du théâtre, La Palme tourne en dérision Léopold Houlé, auteur et dramaturge, lui qui aurait demandé, semble-t-il, un poste à la censure. Il s’agit d’une institution alors en pleine expansion, particulièrement en ce qui concerne le cinéma. Comme le souligne Yves Lever, Duplessis a d’ailleurs tenu à « assumer lui-même [le poste de procureur général, contrairement à son prédécesseur, ce] qui le situe, de facto, responsable de la censure du cinéma[63] ». Sous sa gouverne, les nominations au Bureau de la censure se multiplient. Journalistes, docteurs, avocats, et même des « ménagères » sont appelés à siéger au Bureau, des plus actifs dans ces années[64]. Aussi n’est-ce pas surprenant que Houlé ait voulu, selon La Palme, se placer à la censure. Un poste où il y avait de l’avenir sous Duplessis, pourrait-on dire ! Grand mal lui en prit de vouloir se placer à la censure, alors que Houlé se retrouve plutôt… à l’ascenseur ! Ascenseur qu’une femme, passant par là par le plus grand des hasards, s’apprête à prendre d’un pas décidé.

3 Les femmes symboliques

3.1 Les principaux personnages

Dans le théâtre qu’est son oeuvre satirique, La Palme puise à même le panthéon des figures allégoriques pour peupler la scène de son théâtre. C’est ainsi que La Palme consacre aux femmes symboliques 31 caricatures, ce qui en fait l’aspect de la féminité le plus traité dans le corpus analysé dans cette étude. Ces figures, des plus nombreuses, sont également très répandues dans la culture occidentale. Que l’on pense à cet effet aux déesses Fortune et Justice, cette dernière reprise par La Palme[65]. À la Justice se joignent d’autres personnages dont, parmi les plus importants, Concordia[66], symbolisant la métropole, la célèbre Marianne[67], qui ne requiert aucune présentation, la culture[68] – ainsi que ses dérivés : la langue, la foi, nos droits[69], etc. –, les Élections (#6), la Session législative (#4) et la dernière mais non la moindre, et surtout, la Province de Québec (#5)[70].

Le personnage de la femme avec ses attributs est en effet fréquemment utilisé, et ce partout, pour représenter des valeurs, des institutions, ainsi que des collectivités. Est-ce en raison de l’innocence que la féminité incarne ? De la pureté qu’elle suppose ? De sa noblesse inhérente ? Une problématique d’envergure qui préoccupe de nombreux chercheurs – dont Maurice Agulhon, qui a travaillé sur Marianne[71] – et à laquelle nous ne tenterons pas de répondre dans cette étude. Nous analyserons plutôt le contexte dans lequel elles évoluent afin de voir, d’une part, dans quelles situations elles sont sollicitées par le caricaturiste et, d’autre part, leurs interactions avec les autres personnages de ce théâtre, Duplessis en particulier.

3.2 Leurs relations avec les autres acteurs

Ces relations sont dans l’ensemble à sens unique. Ces personnages féminins sont l’objet de toutes les convoitises, et ce, de la part de Duplessis autant que de Godbout. Ceux-ci se retrouvent à courtiser, à la veille des élections de 1948, la province de Québec dans cette caricature datée du 20 juillet[72]. Tandis que le chef de l’Union nationale est grossier, le regard plongeant impunément dans la poitrine de la belle, sa contrepartie au Parti libéral est incapable de s’interposer entre les deux. Ces personnages symboliques sont en effet sollicités de toutes parts. On recherche tantôt leur appui, tantôt leur soutien, toujours leurs faveurs. Dans ces relations qu’il met en scène dans son théâtre, La Palme met à profit les attributs de ces personnages, mais en particulier ces qualités que nous mentionnions précédemment : la pureté, l’innocence, la vertu. Ce sont effectivement des êtres purs : la déesse Justice[73], la courageuse Marianne[74], la belle Province[75]… Des qualités qui inspirent à juste titre La Palme : le blanc immaculé ne fait-il pas ressortir qu’avec plus de force le noir de la boue ?

Ces êtres purs et délicats sont souillés dans son oeuvre par Duplessis et ses sombres hommes de main[76]. Au sujet de la faiblesse inhérente de ces femmes – ne parle-t-on pas du sexe faible, à l’époque ? –, La Palme en fait des êtres battus, maltraités, piégés par Duplessis et d’autres hommes de pouvoir. Insistant sur leur innocence, leur pureté, La Palme les avilit dans ses représentations en mettant en scène le viol bestial. Ce crime lâche et infâme n’en est que plus grave puisqu’il est commis envers les personnages de la Justice (#8) et de la Province de Québec, des personnages aux nobles vertus. Pour ce qui est de la Province de Québec, cette caricature (#5) paraît alors qu’Onésime Gagnon, trésorier de la province, vient de présenter le 28 mars 1946 le budget pour l’exercice en cours. La Palme transpose dans un récit biblique les personnages de Duplessis, de la province et du « Big Business », afin de reprendre la scène de « La trahison de Judas », tournée ici à la québécoise. À Duplessis le rôle de Judas, tandis que la province, toujours symbolisée par une femme, prend la place d u Christ et le « Big Business » celle des Romains. Après avoir vendu pour 30 deniers la province de Québec, emportée au loin par le « Big Business », Duplessis récolte son dû, sans avoir aperçu la corde qui pend au-dessus de sa tête…

En fait, l’immense majorité de ces représentations font de ces femmes symboliques de passives victimes de leur sort. Battues, violées, elles sont sans défense devant leurs tortionnaires, Duplessis en tête. Ces personnages féminins oeuvrant soit sur la scène politique, soit dans la sphère publique, force est d’admettre que la dynamique même de leurs relations avec les hommes politiques de l’époque, dans les représentations de La Palme, les confine dans un rapport dominant/dominé qui ne les avantage pas. Continuellement, La Palme les présente dans une posture délicate, voire préjudiciable, où elles ne peuvent tirer leur épingle du jeu. Ignorées, dénigrées, violentées, vendues comme de vulgaires bêtes de bétail quand elles ne sont pas carrément violées, de tels rapports de genres mis en scène et répétés par La Palme nous indiquent que le caricaturiste n’a pas pleinement pris acte de l’entrée sur la scène politique des femmes qui, rappelons-le, n’ont pas seulement qu’obtenu le droit de vote en 1940, mais également le droit de se présenter aux élections. Les caricatures de La Palme sont ici un juste reflet de l’époque, où il appert bien que la chose politique, loin d’être une affaire délicate, n’est tout simplement pas appropriée pour les femmes. Cela va de pair avec cette conception des rapports de genres selon lesquels la femme a nécessairement besoin de l’homme pour la protéger, pour éviter qu’elle soit violée ou battue… L’indépendance ou l’autonomie de la femme face à l’homme est ici condamnée implicitement.

3.3 Renversement des rôles ?

Il nous faut cependant revoir cette lecture car 2 caricatures, parmi les 31, viennent sinon contredire cette analyse, du moins nous forcer à la nuancer. À deux occasions, en 1945 et en 1948, le caricaturiste donne des traits féminins aux Élections et à la Session législative où la dynamique de la relation est tout autre. Cette fois, la femme se retrouve en position de force et Duplessis est désavantagé dans la relation. Dans une première caricature (#4), le Premier ministre prend les allures d’un homme tout nerveux devant elle. Dans la seconde, Lapalme, jouant avec les proportions, le fait apparaître en décalage avec le personnage des Élections (#6). Cette dernière caricature est particulièrement révélatrice de la possible prégnance dans l’imaginaire de La Palme de cette idée, de cette notion que les femmes font maintenant partie, à plus d’un degré, de la vie politique – au sens des institutions parlementaires – de la province de Québec.

Dans ces représentations, la femme n’est plus passive, faible, discrète ; elle est au contraire active, forte, puissante, s’imposant littéralement sur la scène, faisant même reculer Duplessis qui tremble comme une feuille devant elle. Retallack insiste d’ailleurs sur l’importance des jeux de proportions dans la caricature, alors que la taille des personnages est indubitablement synonyme de pouvoir, de domination sur l’autre, plus petit, décalé, désavantagé.

Like all perspective drawings, then, this cartoon places the viewer in the position of sole audience and judge – a powerful position indeed. More fundamentally, because « we associate size with strength – strength of any sort, » any large figure will always be imbued with an aura of greater power then a smaller one[77].

En somme, sous la plume de La Palme, de victimes de Duplessis, les figures symboliques féminines comptent désormais parmi ses adversaires les plus redoutables. Elles puisent dans leur faiblesse leur plus grande force. D’une part, violentées, elles seront pleurées et leurs tortionnaires condamnés. La Palme insiste ici dans son discours sur le pathos, soit l’appel aux sentiments[78], lui qui cherche à toucher son lecteur, voire à le culpabiliser. En effet, comment ce lecteur pourrait-il rester insensible devant ce crime infâme en train ou sur le point de se commettre sous ses yeux ? Or, s’il ne fait rien, ne sera-t-il pas dès lors un complice de cette infamie ? Du moins est-ce ainsi que le caricaturiste voit la chose. Bref, La Palme instrumentalise dans son oeuvre la faiblesse des femmes afin de mieux rejeter le blâme sur leurs agresseurs. D’autre part, il tire profit des rapports de genres conventionnels en renversant les rôles lorsque Duplessis se voit obliger de reculer devant les Élections. À l’époque, il n’y a rien de pire pour un homme que d’être surclassé par une femme, surtout lorsqu’il est question de politique. La honte, l’humiliation n’en est que plus grande pour Duplessis.

On notera qu’il ne s’agit pas, non plus, d’une simple coïncidence due à la langue française. « Élections » étant un mot féminin, le caricaturiste aurait pu lui donner des traits féminins en conséquence. S’il ne s’agissait que de cela, La Palme aurait fort bien pu recourir à d’autres termes, comme les suffrages au lieu des élections, par exemple, pour passer outre à cette disposition. Sur ce point, nous rejoignons Retallack, pour qui la féminité n’est pas synonyme, par définition, d’impuissance. C’est plutôt l’impuissance qui est associée à la féminité dans les discours, dans les représentations : « it is not feminization that diminishes the powerful, but powerlessness that has been used to diminish the female[79] ».

Il ne s’agit toutefois que de figures féminines allégoriques. Féminines, certes, mais allégoriques d’abord. Ainsi, tout comme La Palme ne reconnaît point l’existence d’ouvrières, si ce n’est qu’à travers la figure symbolique des unions syndicales, représenter la femme comme acteur politique à part entière en dehors de l’allégorie est impossible, voire impensable pour le caricaturiste. Jamais il ne représente les femmes en tant que citoyennes, exerçant l’un ou l’autre de leurs droits. Comme s’il ne fallait pas ouvrir cette boîte de Pandore, dont on ne sait ce qu’elle contient. En fait, l’usage de l’allégorie féminine semble être une véritable fuite en avant – pas seulement chez La Palme – pour éviter d’aborder ces questions.

4 La féminité comme tare

4.1 Les responsables politiques

La féminité chez La Palme se retrouve également dans les traits féminins qu’il prête à certains hommes politiques dans huit caricatures. Ces traits, il les prête plus précisément à Duplessis[80], Camilien Houde (#7)[81], Paul Gouin, Philippe Hamel[82], Omer Côté[83] et, surtout, André Laurendeau[84], auquel La Palme donne des traits féminins à six occasions. Bien avant Duplessis, Laurendeau fut le premier souffre-douleur de La Palme au Canada, sa tête de Turc[85]. Cela en dit long sur la signification même de ces traits féminins dans l’imaginaire du caricaturiste. La féminité est ici un accessoire dont se sert l’artiste pour attaquer, voire vilipender ces hommes politiques, et leur faire un bien mauvais parti.

Ces caricatures, que nous avons qualifiées d’entrée de jeu de grotesques, reprennent des modèles, des sortes d’archétypes que La Palme reproduit ici : la prostituée (#7), la danseuse (#3), Dalila[86], – séductrice et traîtresse –, le Petit Chaperon rouge[87] et la (malheureuse) épouse de Barbe-Bleue[88]. Ces rôles, pourrait-on dire, qu’enfilent les hommes politiques comme autant de différents costumes, renvoient également à certains défauts, certains travers de l’âme. Soit la traîtrise, la faiblesse, la lâcheté, l’innocence – dans tous les sens du terme –, et un certain appât du gain dépravé. Ces hommes politiques sont en effet prêts à se vendre au plus offrant, telles des prostituées, une occupation socialement répréhensible. La féminité est en fait utilisée, instrumentalisée ici comme étant une dénaturation, voire une dégradation de ces personnages masculins. Dénaturation, bien sûr, considérant que le caricaturiste les fait se travestir. Mais dénaturation également du fait que ces traits sont autant d’occasions pour La Palme de faire enfiler tel costume, tel habit à Duplessis, Laurendeau ou un autre, et d’en faire justement autre chose qu’un homme politique.

4.2 André Laurendeau

Le cas de Laurendeau est frappant à cet effet. Du jeune homme politique intellectuel et lettré, La Palme en fait un être efféminé ou homosexuel selon Dominic Hardy[89], une sorte de danseuse espagnole, rôle qui symbolise, qui traduit tout à la fois son inconstance, sa légèreté, mais également sa traîtrise, en passant par sa faiblesse et sa vanité. Il est nécessaire de remettre cette accusation de traîtrise dans son contexte. Durant ces années, Laurendeau est alors l’un des membres les plus en vue de la Ligue pour la défense du Canada, laquelle milite contre la conscription lors du plébiscite du 27 avril 1942. La conscription est revenue à l’ordre du jour, King ayant demandé aux électeurs de le relever de sa promesse de ne jamais instaurer la conscription. Caricaturiste du journal Le Canada, qui appuie les politiques du Parti libéral, La Palme est lui-même l’un des partisans les plus vocaux de l’effort de guerre au Québec à l’époque. Par ses caricatures, il corrobore, en effet, la propagande de guerre qui dépeint sous un jour négatif les forces de l’Axe. Ce faisant, il justifie par le fait même la position officielle du gouvernement canadien, qui est celle du Parti libéral du Canada et du  Canada : le pays doit s’engager dans ce conflit afin de libérer l’Europe du joug des nazis et des fascistes.

Aussi, dans la vision manichéenne et partisane de La Palme, tout opposant à l’effort de guerre, et par le fait même à la conscription, n’est rien d’autre qu’un traître, qu’un collaborateur avant le terme. Ainsi sont considérés tous les membres du Bloc populaire, en particulier Maxime Raymond, chef de la formation politique, et Laurendeau, sur lequel le caricaturiste s’acharne. Écoutons-le :

Je l’ai représenté en danseur de ballet plus d’une fois. Danseur, homosexuel, intellectuel, on mettait tout ça dans le même sac… Le caricaturiste n’est pas là pour flatter les gens. J’étais caricaturiste au Canada, le journal du parti libéral. Je n’aimais pas le Bloc. Pour Le Canada, Laurendeau était un adversaire. Je le traitais donc comme tel[90].

En ce qui a trait à la féminisation des hommes politiques, nous pouvons également parler de dégradation parce que ces traits féminins sont utilisés dans une optique des plus claires. La Palme ne se contente pas de simplement vouloir fournir une mauvaise publicité à ces personnages, ou de verser dans l’ironie, dans une perspective de dérision. Le caricaturiste cherche plutôt à les démolir, à les attaquer par tous les moyens qui soient. La féminité n’est alors qu’une arme parmi d’autres qu’il puise dans son arsenal rhétorique.

***

Les représentations des femmes et de la féminité dans l’oeuvre de La Palme sont multiples, complexes et à certains égards contradictoires. Alors que les femmes investissent de plus en plus l’espace public au cours des années 1940, le caricaturiste reste muet sur le sujet. Les femmes sont écartées, sciemment ou non, de la chose politique dans ses caricatures. En cela, rien de surprenant ; il appert que La Palme est ici le reflet fidèle de son époque. Or, l’occasion était belle pour le caricaturiste de se prononcer sur le sujet, ou du moins d’aborder, de manière plus tangible, le fait que les femmes sont désormais des électrices à part entière au Québec. Il n’y aurait eu d’ailleurs rien de spectaculaire dans ce geste en lui-même, puisque le droit de vote des femmes avait ses partisans. Au Canada lui-même, d’abord et avant tout, où La Palme loge.

Le fait est que La Palme ne déroge pas des rapports de genres conventionnels, et ce, afin de rejoindre le lectorat du Canada, un lectorat cultivé. Pour ce faire, le caricaturiste n’a d’autre choix que d’ajuster son message en conséquence, afin de s’assurer que son discours ait une résonance.

En effet, lorsqu’il est question des femmes de chair et d’os, La Palme insiste sur les vieux stéréotypes de la ménagère, de la femme au foyer lavant la vaisselle tandis que les hommes discutent, eux, des vraies affaires. Il exclue ainsi de ses représentations les ouvrières, des femmes qui sont pourtant une réalité concrète de l’époque. Or, il s’agit d’une réalité pour les milieux populaires, mais pour d’autres milieux, davantage aisés ceux-là, cette réalité se situe en marge de l’espace du pensable. Cela se voit également dans la division sexuelle du travail telle que la représente La Palme dans son oeuvre, où les femmes sont limitées aux mêmes deux ou trois métiers qui leur sont traditionnellement réservés. Quand il parle des femmes symboliques, c’est pour les placer dans des situations où elles sont maltraitées, violées, souillées dans leur être ; et pour conclure, le caricaturiste utilise la féminité comme une dénaturation, comme une dégradation de la nature même de l’homme politique. Bref, les rapports de genres conventionnels priment dans l’imaginaire du caricaturiste. S’il déroge un tant soit peu de sa course, ce n’est que lorsqu’il est question des personnages allégoriques. Alors il peut se permettre de représenter des femmes fortes, puissantes, actives sur la scène politique. Telle la Marianne de la Révolution française. Sinon, il n’en est rien.

Revenons d’ailleurs aux personnages qui symbolisent, dans l’imaginaire de La Palme, le peuple canadien-français. Il s’agit du couple formé de Baptiste et de la province de Québec, dont la femme est une allégorie. Pourtant, à La Presse, un journal populaire[91], au début du siècle, Albéric Bourgeois met de l’avant un autre couple pour représenter les Canadiens français. Ce couple est formé de Baptiste et Catherine Ladébauche. Dans les représentations de Bourgeois, la figure féminine par excellence n’est pas une allégorie. Il s’agit d’un personnage qui possède, tout comme Baptiste, nom, prénom et personnalité. Comme le signalent Robert Aird et Mira Falardeau, « [a]vec Bourgeois, on a pour la première fois non seulement la vision d’un couple, mais la vision d’une femme sur l’évolution de la société, en cette période de grands changements pour la situation des femmes[92] ». Ceci expliquant cela, il se pourrait fort bien que le choix des caricaturistes, pour représenter la figure féminine par excellence dans leur oeuvre respective, soit relié aux lectorats auxquels ils s’adressent[93].

Aussi, concernant les rapports de genres et plus précisément les femmes et la féminité, on ne saurait dire que La Palme est le reflet de son époque. Ce serait inexact, ou plutôt imprécis. Il est davantage le reflet d’un certain point de vue, celui des élites culturelles et sociales, qu’il fait sien au Canada. Un point de vue avec ses valeurs, ses préjugés, ses stéréotypes, ses représentations, dont l’on retrouve, comme nous l’avons montré au terme de notre analyse, un certain nombre dans les caricatures de La Palme au Canada. Alors que les femmes au Québec investissent l’espace public et obtiennent de nouveaux droits politiques au cours des années 1940, ce phénomène ne s’accompagne pas d’une reconnaissance dans les caricatures de La Palme. Les femmes restent en effet confinées aux marges de la scène, aux coulisses de son théâtre, en adéquation avec les rapports de genres conventionnels. Cette scène n’est pas pour elles. Du moins, pas encore.