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Cet ouvrage collectif dirigé par Josette Brun comprend douze textes rédigés par autant d’auteurs(es) qui offrent un panorama très varié des relations entre les femmes et les médias dans l’Amérique française, disons plutôt au Canada français. Les textes sont présentés selon un ordre chronologique ; le recueil s’ouvre avec Marie de l’Incarnation et se termine par un regard sur Internet.

Dans sa présentation, Josette Brun insiste sur l’utilisation nécessaire du concept de genre pour bien comprendre ces relations, mais aussi sur celui de voix ou de parole qu’elle définit « comme la capacité et les moyens de parler et de se faire entendre et d’avoir sa parole prise en compte dans la vie politique et sociale » (p. 2). Ces deux concepts sont en effet fondamentaux dans cette série d’essais et alimentent continuellement la réflexion des auteurs(es). C’est d’ailleurs ce qui favorise la cohérence de ce recueil qui voyage entre les xviie et xxie siècles et qui est marqué du sceau de la multidisciplinarité. L’histoire, la littérature, le journalisme, les communications sont convoqués pour apporter leur éclairage sur une question qui n’a été encore que peu abordée au Canada français.

Une étude de Dominique Deslandres sur l’importance du travail des femmes, plus particulièrement des religieuses et des dévotes, à l’époque moderne ouvre le recueil. Elle utilise le concept d’agentivité pour montrer que « les femmes répondent bel et bien présentes tout au long de l’âge moderne » (p. 17) quoiqu’à l’intérieur d’un cadre culturel bien dessiné. Le cas de Marie de l’Incarnation et de son importante oeuvre d’épistolière et de mémorialiste illustre bien son propos, ces formes de médiation lui ayant permis d’entretenir les réseaux nécessaires à la réalisation de ses projets. Anne Marie Lane Jonah s’intéresse aussi au xviiie siècle et analyse des requêtes présentées aux autorités coloniales par trois femmes acadiennes. Elle montre comment ces femmes adaptent leurs propos aux circonstances et usent de diverses stratégies de communication pour gagner le respect des autorités (masculines) avant de formuler leurs demandes.

Le texte de Julie Roy nous entraîne au coeur des premières gazettes québécoises. Les femmes se taillent peu à peu une place dans ce nouvel espace public et font leur apprentissage de cette nouvelle voie de communication. Tirée essentiellement de ses travaux de doctorat, cette étude, très solide, montre comment cette prise de parole féminine favorise le développement de la sphère lettrée féminine au Bas-Canada. Par le biais de la lettre au journal apparaissent ainsi les premières collaborations de femmes dans la presse canadienne-française. Julie Roy met aussi en lumière le paradoxe de cette émergence de la participation des femmes dans l’espace médiatique : « à la fois témoin de leur enfermement dans les stéréotypes du féminin et moyen d’émancipation et de reconnaissance » (p. 81).

Le texte suivant est tout aussi solide : Chantal Savoie propose une perspective tout à fait nouvelle et très prometteuse pour l’analyse de la contribution des femmes à la presse périodique. Son analyse des pages féminines de La Patrie de 1901 à 1905, alors rédigées par Madeleine (pseudonyme d’Anne-Marie Gleason), souligne comment le nouvel espace créé par les pages féminines des grands quotidiens a été influencé par des pratiques traditionnelles, notamment celles des salons littéraires. Dans ses chroniques, Madeleine a développé une approche tout à fait personnelle avec son propre système de valeurs ; dans ses critiques littéraires, elle ne s’est pas contentée de suivre les grandes tendances en vogue, elle a invité ses lectrices à s’ouvrir à une littérature « neuve ». Madame Savoie invite les chercheures à cesser de considérer l’histoire des femmes dans les médias uniquement comme une histoire d’exclusion, elle propose de croiser les approches afin de mieux comprendre l’importance des réseaux et de la solidarité féminine dans les journaux. Voilà un programme vraiment stimulant.

Les deux textes suivants sont aussi des études de cas : Andrée Lévesque nous présente une Éva Circé-Côté qui utilise encore la presse comme une arme de combat. Elle souligne aussi l’évolution de la pensée de la militante dont la marche vers le féminisme sera de plus en plus assurée. Yves Frenette, quant à lui, dresse une « esquisse biographique » d’une Franco-Ontarienne, Marie-Rose Turcot. Plus écrivaine et folkloriste que journaliste, cette femme, « porteuse d’une identité canadienne-française continentale » est fascinante à plus d’un égard et mériterait, comme le souligne l’auteur, une biographie plus complète. Même si Marie-Rose Turcot a été rédactrice de la page féminine du Droit d’Ottawa de 1936 à 1950 et qu’elle a animé une émission de radio durant six mois, le volet « écrivaine » du personnage a été ici plus développé que celui de journaliste. Il est donc difficile de bien saisir les enjeux des « interrelations femmes-médias » à partir de cette étude de cas.

Ces enjeux sont très présents dans l’excellente entrevue réalisée avec Colette Beauchamp à propos de son essai publié en 1987, Le Silence des médias. Cette analyse féministe des médias québécois avait alors créé une onde de choc : non seulement madame Beauchamp dénonçait le peu de place accordée aux femmes dans les médias, mais elle revendiquait une manière féminine, sinon féministe, de faire du journalisme. Cette entrevue permet de bien comprendre le sens de la démarche de Colette Beauchamp et l’importance de son livre dans le contexte médiatique de l’époque, mais un regard extérieur sur la pertinence actuelle de cet essai aurait certainement permis de faire un nouveau bilan de ces relations femmes-médias.

Les autres articles publiés dans le recueil portent sur des problématiques plus contemporaines : la prise de parole des femmes haïtiennes dans une radio communautaire montréalaise, la féminisation du journalisme en Acadie, les discours médiatiques sur l’hypersexualisation des filles, le discours antiféministe de certains sites Internet défenseurs des droits des hommes. Autant de sujets qui permettent de déborder le champ historique et qui élargissent le questionnement initial de Josette Brun. Cet ouvrage, grâce à ces contributions provenant de différentes disciplines et aussi grâce à ce regard porté sur un temps long, réussit très bien à démontrer que « la condition féminine est tributaire de la place qu’occupent les femmes et leurs discours dans les médias » et que « la présence, les actions et les mots des femmes dans les médias façonnent à leur tour l’espace public » (p. 1). L’invitation est lancée et les pistes de réflexion sont désormais mieux balisées.