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Avec un sujet difficile à traiter au passé comme au présent, cet ouvrage sur la violence envers les enfants s’inscrit dans une succession de recherches à travers les archives judiciaires au cours desquelles Marie-Aimée Cliche a cerné tour à tour l’inceste, la violence et l’infanticide. Dans ses articles antérieurs, elle s’intéressait déjà, au-delà des conduites déviantes et criminelles, aux phénomènes de mentalités qui s’y manifestent, représentations, stéréotypes ainsi qu’à l’évolution des normes et des lois qui s’y rapportent. Cette fois, l’historienne situe les mauvais traitements envers les enfants dans la famille dans le cadre plus large de l’éducation des enfants et en particulier du recours aux punitions corporelles et psychologiques pour susciter l’obéissance.

La thèse qui sous-tend l’ensemble de l’ouvrage est présentée dans l’introduction et résumée dans le titre et à l’endos de la page couverture : la légitimation de la violence a été diffusée pendant un siècle par des éducateurs bien intentionnés qui ont enseigné l’usage de punitions corporelles. Or, selon Cliche, au cours de cette longue période mais surtout à certains moments de transition définis pour le Québec par le procès d’Aurore Gagnon, puis par la popularisation de la psychologie vers 1940, les Québécois ont découvert peu à peu que la maltraitance s’enracine dans la pratique des punitions corporelles et que ces dernières constituent en elles-mêmes une forme de mauvais traitements. D’où l’objectif de rendre les punitions corporelles illégales, un thème qui revient tout au long de ce livre.

L’introduction situe l’étude et son approche dans les ouvrages d’Alice Miller et les travaux de Murray Straus et Richard Gelles, pionniers américains des études sur la violence domestique. Les sources inventoriées par l’historienne sont multiples : des archives judiciaires impliquant des cas de violence familiale mais aussi des journaux qui relatent de tels crimes et laissent entrevoir leurs représentations dans la société. Par ailleurs, les revues familiales et les manuels d’éducation destinés aux parents permettent de repérer à partir de 1851 certaines normes énoncées sur la discipline familiale. Pour compléter la documentation concernant les pratiques de parents québécois ordinaires, l’auteure dit avoir repris la documentation autobiographique de D. Lemieux et L. Mercier (1989) et y ajoute les courriers du coeur dont elle extrait les lettres qui concernent les punitions corporelles ; elle a fait également un petit nombre d’entrevues informelles auprès de connaissances. Enfin, les bandes dessinées américaines diffusées au Québec dans la première moitié du xxe siècle lui semblent renvoyer au phénomène de la résilience.

Avec des chapitres bien menés qui exploitent successivement pour trois périodes l’étude des discours pédagogiques sur la discipline et les pratiques criminelles repérées dans les archives judiciaires ou les journaux, l’auteure parvient à situer dans une trame de changements sociaux la transformation des discours et des attitudes des experts face aux comportements éducatifs et la violence majeure de certains parents ayant fait face à la justice. Les journaux à grand tirage et en particulier la presse populaire, par le biais des courriers du coeur et des faits divers, auraient joué un rôle dans la visibilité accrue de ces crimes et favorisé la mobilisation du public sur le sujet. Dans l’ensemble, il faut d’abord souligner la qualité des analyses de la plupart des chapitres où l’auteure aborde tour à tour des témoignages ou des plaidoiries décrivant la présence de la violence grave à toutes les époques, les représentations entourant la violence, les caractéristiques des parents accusés perçus à travers des stéréotypes ainsi que les jugements révélant une évolution des lois et de la jurisprudence. Les quelques réserves qui suivent n’entament pas mon appréciation positive de ce livre qui apporte une contribution majeure à l’historiographie de la violence et à celle de l’éducation.

Pour la période antérieure à 1920, malgré le nombre de revues et de manuels répertoriés, les citations d’auteurs qui servent à illustrer l’époque noire où des châtiments corporels légitimés par la Bible auraient été la dominante des discours, renvoient surtout à des auteurs français, américains, aux romans de Zola, de Victor Hugo et même à un film de Bergman. Louis Fréchette un des rares auteurs qui en fait la caricature est cité dans plusieurs chapitres. Par ailleurs, une meilleure prise en compte des écrits des sociologues du milieu rural aurait permis de saisir que les incitations à l’obéissance par la religion, observées par Cliche en 1940 et qualifiées d’innovatrices, étaient déjà coutumières en milieu rural québécois et n’étaient pas une adaptation par une psychologue tentant de concilier religion et nouvelles pratiques éducatives (p. 170, 208).

Le portrait des normes par époque révèle des changements majeurs en éducation familiale corroborés par d’autres études. Par-delà le silence d’autres sources sur le sujet de la violence, le portrait tracé à partir des archives judiciaires et des journaux, principale originalité du livre de Cliche, révèle des situations multiples de maltraitance à toutes les périodes, un portrait insoutenable tracé avec précision sur les victimes, les sévices subis et certaines caractéristiques de leurs auteurs. L’échantillonnage qui retient un nombre identique de cas par décennies ne permet pas cependant de deviner un déclin ou une croissance de ces crimes au fil des périodes, un résultat qui seul permettrait de confirmer ou d’infirmer la thèse de l’ouvrage reliant discipline familiale et maltraitance.

L’utilisation fréquente du concept de stéréotype tout au long de l’ouvrage, tant dans les propos des témoins et des juges que dans les écrits des auteurs de faits divers, vise à démontrer que les stéréotypes concernant les parents abuseurs empêchent les intervenants et les juges de percevoir les auteurs de mauvais traitements comme des parents utilisant un moyen de correction éducatif. Le recours au concept de stéréotype donne lieu à certaines analyses intéressantes lorsqu’il s’agit d’écrits littéraires ou de bandes dessinées. Mais évoquer les stéréotypes pour affirmer que la violence est de toutes les classes et de tous les milieux, alors que les statistiques ou les faits présentés à partir des dossiers traités révèlent la prédominance des familles modestes et une représentation relativement forte de parents immigrants ou de cas de pauvreté ou d’alcoolisme, empêche, me semble-t-il, de développer un modèle complexe d’interprétation de la violence et de ses contextes.