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Les lecteurs déjà familiers avec les deux ouvrages précédents de l’historien Georges Sioui, Pour une autohistoire amérindienne : essai sur les fondements d’une morale sociale (Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1989) et Les Wendats : une civilisation méconnue (Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1994) retrouveront dans cette collection de textes hétéroclites les grandes idées proposées et défendues auparavant. À travers trente-six courts textes (dix-neuf en anglais et dix-sept en français) constitués en majorité de transcriptions de conférences ainsi que de textes déjà publiés ou inédits et d’entrevues accordées par l’auteur depuis 1991 (à l’exception d’un texte publié en 1978), ce dernier offre diverses variations sur des thèmes généraux qui sont introduits de belle façon dans le texte de la politologue Dalie Giroux en tout début d’ouvrage.

Les grandes lignes directrices qui sous-tendent ici les propos de Georges Sioui sont, d’une part, la nécessité de prendre en considération le point de vue amérindien sur l’histoire et de considérer la tradition orale et d’autres véhicules de mémoire indigènes comme des sources fiables et incontournables d’information sur le passé. La prise en compte de ces sources, en leur donnant une « scientificité » (p. 21), pourrait ainsi mener à des interprétations plus justes des événements historiques, comme cherche à le démontrer l’auteur à travers sa réinterprétation de l’antériorité de la présence des Wendats dans la vallée laurentienne, des comportements de Jacques Cartier ou des guerres coloniales entre Iroquois et Hurons.

D’autre part, ces sources historiques, tout comme certains écrits occidentaux comme ceux de Lahontan par exemple, seraient porteurs de ce que Sioui appelle la sagesse de la pensée circulaire amérindienne (américité) qui se veut une véritable éthique sociale axée autour du respect qu’il faut manifester envers tout ce qui vie et envers le territoire, la source de toute vie. Pour l’auteur, non seulement est-il primordial que les Amérindiens redonnent priorité, notamment par l’éducation, à cette pensée circulaire pour échapper aux conséquences persistantes du colonialisme, mais les Occidentaux devraient également y souscrire afin d’échapper aux maux qui les accablent depuis des siècles : « l’humanité n’a pas d’autre choix que celui de revenir au Cercle. Car, soit que l’on reconnaisse individuellement et socialement la dignité de toute forme de vie et le droit de toute société, de toute culture à la vie, soit qu’on se propose, consciemment ou non, de supprimer toute vie, y compris la sienne » (p. 38).

Au fil des différents textes, le lecteur fait face à un argumentaire ponctué de paradoxes. Par exemple, Sioui déplore à plusieurs reprises la distance qui, encore aujourd’hui, existe au Canada entre les citoyens amérindiens et eurocanadiens, au point où, selon lui, le véritable contact n’aurait toujours pas eu lieu. Mais parallèlement, ses propos contribuent souvent à alimenter la perception d’un fossé culturel et moral considérable entre les deux populations. Par exemple, il affirme que « les sociétés circulaires étaient capables d’accueillir les sociétés linéaires, l’inverse n’était pas vrai » (p. 5) – il relate pourtant ailleurs comment les nouveaux arrivants en Amérique montraient souvent une attirance pour le mode de vie et les valeurs amérindiennes. Plus loin il ajoute : « … on sait qu’à la base, les sociétés amérindiennes célèbrent la vie, célèbrent la joie, célèbrent la beauté de la vie. Ce que l’on voit aujourd’hui dans les sociétés industrielles c’est le mépris, le mépris pour la vie, pour la beauté de la vie » (p. 11). Sans compter que l’opposition fondamentale entre les deux systèmes culturels brossée aux pages 124 à 126 est tout aussi tranchée que celle longtemps proposée par de nombreux intellectuels canadiens – qui, eux, dévalorisaient systématiquement la culture des « Sauvages » – et dont les effets polarisants sont encore perceptibles dans l’imaginaire collectif. Est-ce que d’affirmer que « a central fact in the social ethics of Western civilization is that war is almost the only way to win something » (p. 22) est la manière la plus constructive de corriger les effets d’un discours ethnographique qui a longtemps dépeint les Amérindiens comme violents et belliqueux, et ce, dans l’optique d’un rapprochement souhaité ?

Par ailleurs, compte tenu de l’impact déstructurant que le colonialisme et la politique d’émancipation du gouvernement fédéral ont pu avoir sur les populations amérindiennes du Canada, il est curieux de rencontrer dans les écrits de l’auteur une volonté semblable d’assimiler les concitoyens eurocanadiens à la pensée circulaire. Les Européens des siècles passés étaient convaincus, à la lumière des progrès technologiques et scientifiques, que la modernité était la voie de l’avenir et que la survie des Amérindiens devait inévitablement passer par leur émancipation et leur pleine intégration de la pensée et du mode de vie occidentaux. Or, maintenant que les préoccupations morales, environnementales et spirituelles s’imposent comme nouveau paradigme de réflexion, Sioui croit que seule l’adoption de la sagesse circulaire, porteuse plusieurs fois millénaire de ces préoccupations, permettra aux Occidentaux de s’émanciper et de survivre : « First Nations people have to get busy with the task of assimilating, that is, Indianizing the non-Indian society, and thereby avoid what’s coming our way if we keep on with linear thinking, this path of destruction » (p. 97). L’auteur est d’ailleurs pleinement conscient du caractère antithétique de la position qu’il adopte (p. 102). Soulignons cependant que ces perspectives « oeil pour oeil » sont surtout manifestes dans les plus anciens écrits de l’auteur et que les plus récents tendent à offrir une vision davantage nuancée et s’avèrent instructifs, particulièrement en ce qui touche au domaine de l’éducation.

Avec un nombre aussi élevé de textes produits sur une période relativement courte, les répétitions étaient inévitables ; elles deviennent d’ailleurs lassantes en milieu d’ouvrage alors que plusieurs textes de conférences présentent essentiellement la même structure argumentaire ou des contenus très similaires. Un élagage aurait été bénéfique. D’autres textes, compte tenu de leur style ou de leur contenu, auraient gagné à être mieux mis en contexte pour permettre au lecteur d’en évaluer pleinement la pertinence. Cela dit, il s’agit d’un ouvrage important dans la mesure où la perspective amérindienne sur l’histoire et l’avenir demeure peu présente dans l’espace public, bien que sa connaissance soit indispensable à l’intercompréhension. Dans la mesure aussi où l’auteur laisse transparaître une réelle volonté de rapprocher les populations amérindiennes et eurocanadiennes, même si les voies proposées soulèvent des questionnements. Ce qui d’ailleurs n’est pas une mauvaise chose en soi. Et dans la mesure, enfin, où les Amérindiens trouveront peut-être dans ces écrits les assises d’une image plus valorisante d’eux-mêmes et une confiance en leur capacité pour l’avenir. C’est fondamentalement ce que souhaite Georges Sioui.