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La plupart des études de la Confédération traitent de la presse, de l’opinion ou des politiciens coloniaux. Mais il est évident que la Confédération n’aurait jamais été adoptée sans le bon vouloir du parlement britannique, et comme Andrew Smith le montre dans ce livre, l’attitude des parlementaires impériaux ne peut pas être comprise indépendamment de celle des grands banquiers et financiers londoniens.

L’idée d’une fédération des colonies britanniques de l’Amérique du Nord n’était pas nouvelle en 1864 : on en parlait depuis des décennies. Mais lorsque le gouvernement de G.-É. Cartier l’a officiellement proposée en 1858, les autorités britanniques ont réagi froidement et le projet est tombé à l’eau. Six ans plus tard, quand Cartier a relancé l’idée, cette fois de concert avec George Brown et John A. Macdonald, le gouvernement impérial l’a chaudement soutenu et a amené le projet à sa conclusion.

Qu’est-ce qui a changé l’attitude du Colonial Office ? Selon Smith, c’est que la communauté de financiers britanniques a compris que ses intérêts seraient servis par l’unification des colonies nord-américaines. La vente des obligations coloniales n’était pas sans importance pour des banquiers tels Baring Brothers ou G. C. Glyn, et ces obligations étaient un placement intéressant pour les grands propriétaires terriens – à condition que les finances coloniales soient assez solides pour assurer leur remboursement. Par ailleurs, plusieurs grandes entreprises coloniales dépendaient de capitaux britanniques, qu’elles pouvaient attirer plus facilement par le fait justement d’être coloniales. (Les investisseurs britanniques avaient une nette préférence pour les colonies.)

Malheureusement, ces entreprises n’étaient pas toujours rentables. Le chemin de fer du Grand Tronc, en particulier, s’était révélé décevant. Dix ans après sa création, il n’avait pas encore réalisé de profit. Ses gérants étaient persuadés que la construction d’une ligne entre Québec et Halifax pourrait le sauver, mais un tel projet ne pouvait être mené à bien qu’avec des subventions des gouvernements coloniaux et des garanties du gouvernement impérial. Pour leur part, les financiers croyaient que ces formes d’aide seraient obtenues plus facilement si les colonies formaient une fédération où le gouvernement central aurait des pouvoirs suffisants pour assurer leur crédit sur les marchés financiers. Une telle fédération d’ailleurs (au moins dans leur esprit) assurerait le maintien du lien impérial, ce qui rassurerait les investisseurs.

Mais ce n’est pas seulement la Confédération canadienne qui intéresse Smith. Il veut vérifier une certaine théorie de l’impérialisme du xixe siècle. Selon une interprétation familière, l’expansion impériale aurait été motivée par le besoin de marchés et de matières premières pour l’industrie capitaliste européenne. Or, il s’avère que les marchés coloniaux étaient souvent d’une importance négligeable pour les manufacturiers métropolitains – Smith constate qu’entre 1856 et 1860, 2,7 % seulement des exportations britanniques allaient vers les colonies de l’Amérique du Nord, tandis que les trois quarts des exportations étaient destinés à des pays souverains. En 1858, d’ailleurs, le blé canadien comptait pour 2,6 % des importations britanniques, comparé à 20 % pour le blé français. Il n’est donc pas étonnant que les grands industriels se soient souvent trouvés parmi les plus ardents promoteurs du libre échange et d’une « petite Angleterre » libérée de ses colonies.

Mais il en était autrement des banquiers, des courtiers et des investisseurs. Les colonies pouvaient leur offrir des possibilités de placements intéressantes, mais à condition de rester liées à un gouvernement impérial pouvant assurer le remboursement de dettes et la sécurité des investissements. Et si les manufacturiers étaient généralement des parvenus, les banquiers, financiers et grands propriétaires terriens ayant des rentes à investir étaient souvent liés socialement ou par le mariage à l’élite aristocratique qui dominait le gouvernement.

Ce serait donc non pas l’industrialisme mais le capital financier qui aurait eu assez de motivation et d’influence pour orienter l’Europe vers une politique impérialiste. Cette interprétation, proposée par P. J. Cain et A. G. Hopkins en 1993, semble largement confirmée par l’étude de Smith.

L’auteur démontre en effet les liens sociaux, familiaux et politiques entre the City et le gouvernement, entre les grands banquiers et les ministres d’État. Il décrit la formation d’une British North American Association unissant les mondes de la politique et de la finance dans une propagande en faveur d’une fédération de l’Amérique britannique - ainsi que le rôle des journaux représentant les idées de l’élite aristo-financière. Il souligne l’harmonie entre les intérêts des financiers et la vision de développement économique qu’avaient des politiciens coloniaux comme Cartier, Macdonald ou Tupper. Et il nous convainc que les financiers ont appuyé le projet de la Conférence de Québec parce qu’ils y voyaient une centralisation du pouvoir et la création d’un régime conservateur apte à créer des conditions de sécurité pour les investissements.

Mais à quel point l’influence de ce monde financier a-t-elle déterminé la conception, la forme ou l’accomplissement de la Confédération ? Smith est conscient de la tentation d’exagérer son importance et il sait y résister. « It would be foolish to maintain that iron-fisted British financiers dictated the course of events », écrit-il (p. 7). « The constitutional vision in the [Quebec] resolutions was entirely the work of the delegates » (p. 91). Et en fin de compte, Smith avance peu de preuves réelles sur le fait que les financiers ont influencé d’une manière déterminante la politique du gouvernement impérial ou les votes à Westminster.

Ce qu’il démontre clairement, c’est que the City considérait que ses intérêts seraient avancés par la Confédération (même si elle aurait préféré une fédération plus centralisée) et qu’elle a contribué à créer en Angleterre (particulièrement dans l’élite politique conservatrice) une attitude favorable à la Confédération et aux garanties d’emprunts coloniaux liées à cette dernière. Dans cet exposé, Smith fait preuve d’une modestie et d’une intégrité scientifique admirables. Son livre nous aide certainement à mieux comprendre et la Confédération et l’impérialisme colonial du xixe siècle.