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Cet ouvrage, écrit à plusieurs mains, présente les résultats d’une enquête fouillée sur l’arbitrage et son rôle dans l’administration de la justice canadienne à la fin du Régime français et au début du Régime anglais. Dans l’introduction, Michel Morin indique que la recherche se propose de trancher le débat sur la réaction des Canadiens face à la justice britannique, particulièrement après que la Proclamation royale eut instauré le droit anglais dans la province de Québec des années 1764 à 1774. Rappelons qu’à la suite de Michel Brunet, l’historien du droit André Morel avait défendu la thèse d’un boycottage de l’appareil judiciaire des Conquérants par les nouveaux sujets. Résolument attachés à leur droit, les Canadiens auraient préféré recourir à l’autorité bienveillante de leur curé et d’autres notables pour régler leurs différends entre eux, particulièrement en matière d’affaires de famille.

Cette vision a été fortement remise en question depuis par plusieurs chercheurs qui se sont intéressés aux différents modes de règlements des conflits dans la société coloniale. Les auteurs du livre Les tribunaux et l’arbitrage donnent plutôt raison aux derniers travaux sur le sujet, tout en offrant un portrait assez complet de l’arbitrage, surtout celui géré par le tribunal, un apport auquel l’introduction ne rend pas assez justice à mon avis. Au terme d’une enquête menée dans les archives judiciaires et notariales de la période, la cause semble désormais entendue : la Conquête britannique n’a pas causé de perturbations majeures dans le rapport des Canadiens à la justice civile, même si l’arbitrage agit bien comme une solution partielle au problème légal que vit la toute nouvelle province de Québec.

La première partie de l’ouvrage offre une substantielle description du cadre juridique français et anglais en matière d’arbitrage, tant dans les métropoles que dans les colonies. Elle nous permet de comprendre que, dans plusieurs secteurs (commercial, familial), l’arbitrage était sinon imposé, du moins très souvent recommandé par la législation des deux côtés de la Manche. Toutefois, comme le fameux écart entre la règle et la pratique est souvent relevé, on peut se demander pourquoi une approche vraiment centrée sur la culture juridique des hommes de loi de l’époque n’a pas été privilégiée, malgré toute la difficulté qu’elle peut poser à l’historien. Quoi qu’il en soit, il est déjà clair que l’arbitrage n’est pas un phénomène hostile au pouvoir judiciaire institué et qu’il constitue au contraire un outil parmi d’autres pour administrer la justice d’Ancien Régime. Notons au passage une petite erreur au sujet du contrôle fiscal des actes notariés qui, contrairement à ce qui est écrit (p. 63), a bel et bien été envisagé pour la Nouvelle-France (projet de La Fontaine de Belcourt de 1732).

Dans la seconde partie, l’ouvrage étudie plus systématiquement la pratique coloniale des vingt dernières années du Régime français (1740-1760). Deux chapitres servent d’abord à mesurer et à caractériser l’arbitrage judiciaire assumé par l’ensemble des juridictions canadiennes. Souvent confondu avec l’expertise, l’arbitrage pallierait « les défauts de la justice institutionnelle » en se manifestant à tous les niveaux de l’appareil judiciaire, pour la plupart des types de conflits, sans vraiment concurrencer le juge et son privilège de dire le droit. L’opposition entre pratiques institutionnelles et extrajudiciaires n’aurait même aucun sens pour certaines juridictions comme l’Amirauté ou celle de l’Intendant, des instances fortement apparentées ou liées à l’arbitrage. Cette remarque me paraît très juste considérant le pluralisme juridique important qui prévaut et la nature même de la justice d’Ancien Régime. Mais il me semble qu’on exagère précisément cette supposée opposition, alors que de nombreux travaux ont très bien montré que le recours en justice est une composante essentielle des pratiques populaires de règlement des conflits menant, ou non, à l’arbitrage. Ainsi les nombreux abandons ou désistements de cause qui ponctuent la pratique judiciaire ne sont pas considérés dans cette enquête, peut-être parce que l’essentiel de la recherche dans les archives a porté sur les dossiers et non sur les registres des tribunaux qui donnent une bien meilleure idée de cette importante donnée (sans compter que des pertes substantielles empêchent de bien apprécier la situation globale dans bien des cas, particulièrement pour la juridiction de l’Intendant). Il est vrai que l’analyse paraît privilégier la vision légale du phénomène (arbitrage judiciaire et concepts juridiques), nettement plus que le rapport « droit et société » soulevé dans l’introduction de l’ouvrage.

Dans le chapitre suivant, sur l’arbitrage notarié, l’analyse est à première vue plus soucieuse de la pratique sociale et donnerait « raison à l’intuition d’André Morel » : sous le Régime français, contrairement à ce qui se passe après 1760, les colons ont peu recours au notaire pour clore un différend par des arbitres. Toutefois, des problèmes méthodologiques me paraissent entacher ce constat. D’abord parce que les dernières décennies du Régime français sont bien plus marquées par les années de guerre que pour la seconde période d’observation. Mais c’est aussi que la croissance de la population, sans tout expliquer, n’est absolument pas prise en considération dans l’augmentation du nombre absolu d’arbitrages notariés. Enfin, et peut-être surtout, en excluant du repérage initial plusieurs types d’actes comme les accords, transactions, conventions, etc., le portrait demeure très partiel, comme le confirment entre autres les sondages effectués dans certains greffes de notaire (p. 205-206), mais aussi la récente thèse de Michel Duquet. Ainsi, la soudaine crue d’arbitrages observée après 1760 pourrait très bien être en partie causée par un changement dans la pratique notariale « d’étiquetage ». Plusieurs notaires entretiennent des liens étroits avec les nouveaux tribunaux, même si, contrairement à ce qu’on affirme (p. 199 et 393), les tabellions ne sont pas les seuls à assurer le rôle d’avocat en Nouvelle-France, les huissiers étant aussi actifs en certains endroits comme dans le gouvernement royal de Montréal.

La troisième et dernière partie traite des mêmes problèmes, mais à partir de la Conquête. La situation juridique chaotique de la période 1764-1784 est abordée dans un premier temps, ce qui donne lieu à une analyse intéressante des jugements de la cour des plaidoyers communs et surtout des plaidoiries écrites des avocats. Avant même la restauration du droit civil français en 1774, il est clair que la coutume de Paris ou les ordonnances du Royaume servent à formuler la solution juridique des différends tranchés par la justice britannique. Mais le droit anglais est aussi invoqué pour des affaires civiles et certains avocats prônent même un système de personnalité des lois, ce qui laisse au final une impression d’incertitude ou de variation importante dans l’enceinte même du tribunal. Remarquons cependant qu’on ne sait pas toujours si la cause des procès civils étudiés avait pris naissance avant ou après la date de transition ultime entre le droit français et le droit anglais (10 août 1765). Même après l’Acte de Québec qui clarifie en principe la situation, l’ambivalence règne dans les plaidoiries : selon les intérêts de leurs clients, les avocats plaideraient l’un ou l’autre des droits – une interprétation déjà proposée par H. Neatby. Curieusement, on prétend à tort que cette vision rejoint celle que j’ai développée autour du concept de « culture de l’amalgame ». En utilisant les mêmes sources et une approche assez semblable, ma contribution insistait plutôt sur la capacité des avocats à assimiler les différentes traditions juridiques dans un même raisonnement juridique. Plusieurs exemples de ce chapitre montrent d’ailleurs que l’avocat invoque tout à la fois le droit français (ou romain) et le droit anglais pour doter son argumentaire d’un surcroît d’autorité et augmenter ainsi ses chances de réussite.

Les auteurs ont eu raison d’étudier dos à dos le jury civil et l’arbitrage judiciaire sous l’égide de la Cour des plaidoyers communs. Il est évident que le jury, institution nouvelle pour les Canadiens, possède des affinités avec la procédure arbitrale. Des trois chapitres consacrés à ces questions, retenons que l’usage du jury et le recours à l’arbitrage ou à des experts contribuaient, chacun à leur façon, au fractionnement de la fonction de juger (ou celle d’évaluer) autrement dévolue au magistrat. Sans entrer dans le détail, il appert très nettement que ces pratiques étaient fréquentes, régulières et qu’elles s’inséraient dans le cours normal de l’administration de la justice britannique. L’analyse statistique de l’activité judiciaire jette un éclairage sur toutes ces questions mais la fluctuation de plusieurs phénomènes analysés demeure souvent difficile à expliquer. Il faut dire que l’échantillonnage utilisé est à mon avis fragile (une ou deux sessions, parfois quelques mois de quelques années), comme tendent à le prouver d’ailleurs les constats pour l’année 1765. Notons au passage l’absence de références aux sources utilisées dans les différentes figures. Si le rapport droit et société est ici nettement plus prégnant, il n’en demeure pas moins que ne sont pas davantage étudiés les usages populaires de la justice abordée comme partie d’un complexe plus large d’instances de règlement des conflits. C’est sans doute pour cette raison que la conclusion générale avoue tout bonnement que « l’arbitrage ne nous renseigne guère sur la réaction des francophones » face au régime juridique après 1763. Le dernier chapitre sur l’arbitrage notarié en donne tout de même des indices bien qu’il repose sur le même biais méthodologique précédemment exposé. L’analyse qualitative permet de constater qu’il existe deux formes d’arbitrage, l’une par des notaires et plus intimement liée aux tribunaux, l’autre par les habitants et plus autonome. C’est cette dernière qui occupe la part du lion dans l’ensemble et s’affirme avec le temps.

Dans l’ensemble, cet ouvrage collectif constitue une importante contribution à l’histoire de la justice et du droit du XVIIIe siècle. Malgré les critiques formulées, la discussion est bien appuyée par la littérature et repose sur une recherche imposante dans les sources disponibles. La vision plus juridique apporte aussi un éclairage fort utile au problème de la Conquête, un thème qui ne semble pas prêt de tomber dans l’oubli, quoi qu’en disent certains. On aurait pu souhaiter une lecture davantage inspirée de l’anthropologie juridique (la littérature sur le règlement des conflits est immense) ou un angle d’approche résolument axé sur la culture juridique de cette époque. La perspective atlantique développée notamment en histoire intellectuelle aurait ainsi pu trouver une place de choix. On peut également regretter l’intégration pas toujours optimale des différentes parties d’un ouvrage issu pour l’essentiel des rapports postdoctoraux de David Gilles et d’Arnaud Decroix (on perçoit même certaines contradictions sur la validité de la thèse d’André Morel). Enfin, il faut déplorer les erreurs non négligeables dans le travail d’édition. Outre quelques coquilles et problèmes de mise en pages, il semble manquer tout un développement sur les arbitres canadiens (p. 336-337), tandis que les graphiques IX et X (p. 360) sont identiques. Enfin, les normes pour les notes de bas de page alourdissent inutilement cet ouvrage de près de 500 pages.