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J’ai peur!

La communauté de peur vient se substituer à la communauté de misère.

En ce sens, la société du risque est caractéristique d’une époque sociale où se forge une solidarité dans la peur, laquelle devient une force politique

Beck 90

Introduction

La stabilité de la démocratie ne dépend-elle pas de l’adaptabilité du régime et de l’aptitude des sociétés démocratiques à répondre à certaines aspirations, linguistiques par exemple, visant à distinguer, sans pour autant tomber dans l’écueil de la division? C’est là un des défis qui se posent aux sociétés pluralistes en général, et plurilingues en particulier. Ces sociétés contemporaines doivent en effet répondre aux sollicitations multiples qui s’y expriment à travers l’évocation de deux peurs liées à la problématique identitaire : le risque de disparition culturelle suscitant des besoins de protection particulière d’une part, et d’autre part le risque corollaire de conflits intercommunautaires nécessitant la fixation de balises institutionnelles et de « règles du jeu » communes quant aux politiques de reconnaissance.

Nous proposons ici d’amorcer une réponse à cette question en montrant que le contexte politique canadien, plus que de reconnaitre les différences culturelles données au sein d’une société canadienne présentée comme multiculturelle, rend possibles l’invention de distinctions et l’aménagement d’une forme de protection linguistique grâce à la politique officielle du bilinguisme.

Cependant, une telle politique de protection s’accompagne d’une contrepartie : en même temps qu’elle permet et rend possible, la législation sur les langues officielles encadre et contraint non seulement l’action politique des principaux leaders communautaires, mais également leurs réflexions identitaires. D’une certaine manière, les distinctions culturelles, linguistiques et identitaires se trouvent déterminées tout à la fois par les « faiseurs d’identité » (Thériault, L’identité 151), cet ensemble constitué tout à la fois par les personnes engagées politiquement et socialement dans la défense et la promotion du français au Canada, mais également par un contexte institutionnel et légal balisant leurs actions politiques et configurant leurs réflexions identitaires à travers des cadres de référence plus proches de ceux du « caring » (sollicitude, bienveillance à l’égard des situations de risques qui touchent certains citoyens en situation de difficulté) que de ceux de la reconnaissance politique de particularismes culturels et identitaires qu’il faudrait promouvoir. Il s’agit en fait d’abord de protéger (contre le risque) et de pacifier (les rapports sociaux, en encadrant et canalisant le conflit linguistique), et non d’abord de reconnaître politiquement une communauté linguistique donnée.

Nous verrons dans un premier temps qu’à cause des peurs du risque d’assimilation linguistique et des conflits politiques qui en ont résulté, une politique de bilinguisme officiel a progressivement vu le jour, cherchant tout à la fois à rassurer les gens, à limiter les risques et à garantir au Canada une forme satisfaisante de « paix linguistique ». Dans un deuxième temps, nous verrons que ce contexte de bilinguisme officiel a marqué les réflexions autour de la notion de francophonie, notamment autour des aspects politiques de la francophonie au Canada : de quelle(s) communauté(s) francophone(s) s’agit-il? Quelle place jouent (encore) les militants linguistiques dans la construction politique de ces communautés? Enfin, dans un troisième temps, nous chercherons à déterminer si le travail de reconnaissance, de revendication et de représentation de ces « faiseurs d’identité » ne constitue pas les prémices d’un régime différencié de citoyenneté pour les francophones en situation minoritaire au Canada.

Protéger pour pacifier : l’instauration d’un ordre linguistique tranquille » au Canada

Le contexte canadien est marqué depuis maintenant une quarantaine d’années par la reconnaissance de deux langues officielles. En 1969 a été adoptée la première Loi sur les langues officielles qui a par la suite été renforcée, nourrissant un cadre réglementaire solide et contraignant pour les gouvernements, à travers la Loi constitutionnelle de 1982, la nouvelle Loi sur les langues officielles de 1988 et les jugements des tribunaux qui sont venus préciser le caractère constitutionnel de certains principes, dont celui d’une obligation légale pour le gouvernement de protéger les minorités de langue officielle.

Ce bilinguisme officiel s’est traduit après 1988 par l’adoption d’une législation et de politiques publiques ambitieuses visant à assurer, pour les minorités linguistiques (les francophones en dehors du Québec et les anglophones au Québec), l’accès à un certain nombre de services, et à rendre possible, par la création d’un Programme de contestation judiciaire, l’exercice d’actions visant à contraindre, grâce à l’arbitrage du juge, les gouvernements à respecter leurs obligations légales. L’objectif affirmé de cette législation est d’atteindre une forme plus ou moins satisfaisante de « vitalité linguistique » pour les « communautés de langues officielles en situation minoritaire » (CLOSM) du Canada.

Au-delà de cet objectif « vitalitaire », c’est également un motif d’ordre public qui anime cette législation. Comme le remarque Réjean Pelletier, « durant la période […] 1957-1984, le gouvernement fédéral s’emploie à sauvegarder son rôle dans l’ensemble du pays et à préserver l’unité canadienne. Ce thème de l’unité va s’imposer, au début de cette période avec Diefenbaker et à la fin avec Trudeau, dans une vision “uniformisatrice” où s’estompe le rêve de la dualité canadienne » (Pelletier, Constitution 69).

L’objectif de la reconnaissance du bilinguisme semble être celui de la nécessité de garantir au Canada une paix durable en matière linguistique et des relations plus harmonieuses entre des communautés linguistiques subissant une « double solitude ». Or, cette paix passe par le règlement du problème de la peur de l’assimilation linguistique des francophones et de la disparition, à plus ou moins court terme, du « fait français » en Amérique du Nord.

Dans ce cadre, le législateur canadien a inscrit les politiques linguistiques dans les cadres de référence de l’État-providence plutôt que dans ceux de l’État multinational. En effet, non seulement le législateur va privilégier, en matière linguistique, l’instauration de droits individuels plus qu’une reconnaissance en terme de communautés, mais il va également privilégier, dans ses actions, les citoyens en situation de risque par l’instauration de politiques visant à protéger plus particulièrement les Canadiens de langues officielles en situation minoritaire. On souhaite simplement donner, à ceux qui en ont besoin et qui en expriment la volonté, les moyens d’éviter un risque « comme les autres » : celui de subir, eux-mêmes ou leurs descendants, une forme de transfert linguistique préjudiciable. À l’instar des politiques de la santé, de l’assurance-emploi et de la retraite, le bilinguisme semble alors conçu comme un filet de sécurité sociale, et non comme une modalité de reconnaissance politique d’une communauté quelconque. L’assimilation est alors envisagée comme un risque parmi d’autres qui pèse sur des individus particulièrement fragilisés (les membres des CLOSM), et qui doit faire l’objet de politiques de protection visant à garantir, pour ces individus et leurs descendants, une forme satisfaisante et juste de vitalité linguistique en dépit de leur situation fragile. Dans cette approche du « care » à destination des francophones, la langue commune change de statut. D’attribut identitaire collectif susceptible de fonder une forme de reconnaissance politique au profit de « la francophonie », la langue devient un bien individuel, à charge pour celui qui le possède d’en assurer la transmission, avec le concours des protections mises en oeuvre par le législateur.

Par l’instauration d’une telle politique de protection linguistique, le législateur parvient également à assurer une forme satisfaisante de pacification linguistique, comme nous allons le voir plus tard, en associant étroitement les organismes communautaires dans la définition et la mise en oeuvre de ces politiques.

Il est inutile ici de revenir trop longuement sur l’histoire du bilinguisme et du multiculturalisme canadien : une abondante littérature existe déjà sur la question (McRoberts; Pelletier, Le Québec). Rappelons simplement que les débats sur le problème de la « double solitude » qui ont occupé le devant de la scène politique canadienne dans les années 1960 ont donné lieu à une vaste consultation pancanadienne de 1963 à 1969 par l’entremise de la Commission sur le bilinguisme et le biculturalisme, présidée par André Laurendeau et Davidson Dunton. En reconnaissant le Canada français comme nation, en proposant la constitution de districts bilingues à l’intérieur des provinces dans les régions où un groupe linguistique atteint 10 % de la population, en suggérant l’instauration d’institutions d’enseignement homogènes dans les deux langues, la Commission s’oriente vers une reconnaissance territorialisée et pancanadienne de la francophonie, avec un rôle accru confié aux communautés elles-mêmes. D’une certaine manière, la Commission se situe plutôt sur le terrain classique de la reconnaissance politique dans l’énoncé de ses solutions face à la crise linguistique que connaît le Canada à l’époque.

On peut dire que l’arrivée au pouvoir de Pierre Elliott Trudeau constitue à ce niveau une rupture, dans la mesure où la « solution Trudeau » s’exprime quant à elle plutôt à travers la promotion d’un nationalisme canadien à même de répondre à la proposition séparatiste québécoise qui tente, à sa manière, de résoudre les conflits linguistiques canadiens. À la question de la reconnaissance de la minorité francophone posée à la Commission Laurendeau-Dunton, s’ajoute en effet une nécessité d’ordre public : contrer le séparatisme québécois de plus en plus en vogue.

D’une certaine manière, la législation sur les langues officielles se nourrit de ces deux problématiques, à la fois distinctes et liées : assurer, par une protection efficace, la « survie du fait français » en Amérique du Nord, et répondre à la question nationale posée par le Québec, extrêmement dangereuse pour la stabilité du Canada. Pour Trudeau en effet, « un des moyens de contrebalancer l’attrait du séparatisme, c’est d’employer un temps, une énergie et des sommes énormes au service du nationalisme fédéral » (Trudeau 204). Ce nationalisme fédéral s’exprimera donc à travers une politique généreuse de multiculturalisme et de bilinguisme, qui rompt, entre autres, avec les cadres de référence des deux « peuples fondateurs » proposés par la Commission Laurendeau-Dunton. D’une certaine manière, les fondements du nationalisme canadien vont d’abord être trouvés dans le développement et la promotion du rôle social déterminant que peut jouer l’État fédéral au Canada.

La Loi sur les langues officielles, instaurant en 1969 l’égalité linguistique entre le français et l’anglais dans toute une série de domaines (institutions fédérales et services fédéraux), est la première réponse aux revendications linguistiques des francophones. Elle vise, dans son esprit, à donner aux Canadiens un certain nombre de droits individuels leur permettant d’utiliser la langue de leur choix, notamment dans leurs rapports avec les institutions, mais aussi dans un certain nombre de services. Cette législation sera suivie par d’autres qui viendront satisfaire en partie certaines revendications, et ouvrir, grâce à l’utilisation du pouvoir de dépenser du gouvernement fédéral, par exemple, des possibilités d’action pour les organismes communautaires dans des secteurs clés tels que l’éducation, les arts et la culture, la santé, le développement économique et l’immigration. D’une certaine manière, la législation offre peu à peu un ensemble de possibilités politiques aux organismes communautaires, à charge pour eux de contribuer, par leurs actions et leurs réflexions et avec le gouvernement, à la définition d’une politique publique de prévention contre le risque d’assimilation.

La Loi institue aussi le Commissariat aux langues officielles, institution centrale dans l’effort de pacification des relations entre les communautés linguistiques. Le Commissariat a en effet pour mission de « prendre, dans le cadre de sa compétence, toutes les mesures visant à assurer la reconnaissance du statut de chacune des langues officielles et à faire respecter l’esprit de la présente loi et l’intention du législateur en ce qui touche l’administration des affaires des institutions fédérales, et notamment la promotion du français et de l’anglais dans la société canadienne. » (art. 56 Loi sur les langues officielles) C’est donc l’institution, à l’intérieur même de l’appareil de l’État, d’une vigile linguistique au service du bilinguisme dont il s’agit. Une vigile que les francophones peuvent saisir lorsqu’ils estiment que leurs droits ne sont pas respectés. Une vigile, également, qui cherche à évaluer l’effectivité des politiques de protection mises en oeuvre par les gouvernes. Il s’agit pour ainsi dire de faire du commissaire la principale « sonnette d’alarme » quant au non-respect de la législation et quant aux menaces d’assimilation qui pèsent sur les Canadiens de langue officielle se trouvant en situation minoritaire. Une sonnette aux pouvoirs limités dans la mesure où, comme le juge, son rôle consiste surtout à s’exprimer à la lumière et en vertu des balises fixées par le législateur.

En 1971, avec la législation sur le multiculturalisme, c’est un nouvel outil institutionnel qui est proposé aux minorités linguistiques, et qui répond lui aussi au double enjeu de la protection et de la pacification linguistiques : le Programme de contestation judiciaire, visant à aider les organismes communautaires dans leur contestation des politiques publiques lorsqu’ils estiment que ces dernières ne respectent pas les obligations linguistiques qui s’imposent aux gouvernements. Par cette mesure, le juge, et non plus le Parlement, devient en quelque sorte le premier des arbitres en matière de vitalité linguistique, et le terrain juridique, balisé par la législation, devient le terrain privilégié de la contestation, au détriment, peu à peu, du terrain plus politique. Cette tendance s’exprime avant tout à travers la place occupée par les juristes au sein des organismes communautaires, et le rôle toujours plus important joué par les décisions de la Cour suprême dans la définition des droits des francophones. Cette judiciarisation et la nécessité d’une expertise toujours plus grande ont bien évidemment des conséquences sur les dynamiques militantes au sein des organismes communautaires, ainsi que sur les registres d’action employés. La mobilisation des ressources tend à privilégier un investissement sur le terrain judiciaire plutôt que sur le terrain politique, et la contestation consiste surtout à demander au juge le respect de la législation existante par les décideurs, plutôt qu’à remettre en question les cadres de référence à travers lesquels cette politique linguistique est définie. Là aussi, la conséquence d’une telle création semble remplir une double fonction : une de pacification, à travers la judiciarisation des conflits linguistiques, et une de protection contre le risque, grâce à la possibilité offerte aux organismes linguistiques d’intervenir, indirectement, dans la mise en application d’une législation sur la vitalité linguistique.

L’intervention du législateur conduit également à ce que chaque ministère adopte les mesures nécessaires quant au respect de ses obligations linguistiques. Dans chaque secteur se développent donc des politiques de collaboration avec les divers organismes communautaires. Ces derniers se spécialisent et développent une expertise par secteur, générant ainsi un mode de fonctionnement « en silos » et en fonction des possibilités politiques offertes par chaque ministère. Là aussi, la contestation politique tend peu à peu à céder la place à une collaboration toujours plus étroite dans le cadre de programmes établis nécessitant de la part des organismes communautaires une expertise de plus en plus grande dans la gestion des politiques, et non une réflexion plus spécifiquement politique. Le rôle des experts, cette fois en politique publique, tend à privilégier une réflexion autour de la gestion des programmes plutôt que sur leur finalité, leur portée ou leurs limites.

La législation canadienne se veut donc très libérale en matière de droits linguistiques. Les dispositions linguistiques ne contraignent pas les citoyens. L’objectif est moins de reconnaitre un certain nombre de droits collectifs et communautaires, que d’assurer à chacun la maximisation de sa liberté de choix en matière linguistique. Le français change de statut : d’un attribut présenté comme un bien collectif caractéristique d’une communauté, fût-elle seulement imaginée, le français devient un « bien patrimoine » de nature privée, que possèdent certains Canadiens et qui peut être transmis (ou non). La responsabilité de l’État se borne alors à fournir une forme plus ou moins satisfaisante de « protection contre le risque » à travers les politiques visant à assurer une forme satisfaisante de « vitalité », surtout à destination des citoyens les plus fragiles : ceux composant le groupe désigné sous le nom de « communautés de langues officielles en situation minoritaire ».

Cette conception libérale a bien évidemment des conséquences sur les dynamiques linguistiques des francophonies en situation minoritaire et sur la cohésion des communautés. Celles-ci, fragilisées, sont en effet constituées d’individus très diversement sensibilisés à l’importance de la transmission de la langue à leurs enfants. La situation de diglossie qui caractérise toutes les francophonies canadiennes, à l’exception peut-être de la francophonie québécoise, rend très aléatoire cette liberté linguistique qui pourtant prévaut. Les études sur les préférences linguistiques des francophones engagés dans des organismes le montrent : les francophonies canadiennes sont très largement duales, avec d’une part des francophones pour lesquels la langue constitue réellement un enjeu politique d’importance, au point que celui-ci influence leur engagement social et leurs pratiques langagières, et d’autre part des francophones indifférents à la question linguistique (Traisnel et Forgues, à paraître).

La politique linguistique canadienne ne ressemble donc pas à une politique de reconnaissance « classique » des minorités, à travers la définition d’une forme plus ou moins forte d’autonomie politique, telle qu’on peut la trouver dans moult situations en Europe. Elle ressemble plutôt à un système de protection sociale à destination des individus et non des collectivités, mais cette fois contre les risques d’assimilation. Le législateur canadien semble en effet avoir créé une forme de police d’assurance « deux en un » contre deux risques majeurs : d’une part, contre les risques de conflits linguistiques au Canada; d’autre part, contre le risque d’assimilation à destination des francophones en situation minoritaire qui souhaitent s’en prévaloir pour pouvoir participer eux aussi à la « vitalité linguistique » de la francophonie canadienne.

La notion de « communautés de langues officielles en situation minoritaire » : de quelle(s) communauté(s) s’agit-il? Le paradigme vitalitaire

Ce contexte institutionnel spécifique a bien sûr nourri un champ d’études interdisciplinaires visant à analyser l’impact de ces politiques, mais également les facteurs intervenant dans l’épanouissement politique, social, économique et démographique de ces groupes linguistiques en situation minoritaire. Cette recherche sur la francophonie canadienne a évolué en même temps que la politique des gouvernements fédéral et provinciaux en la matière (Bourgeois, Denis et al. 12). Très liée au contexte canadien (AUFC-AIEQ 5), la multiplication des interventions du législateur et l’investissement de certains secteurs publics ont progressivement conduit à l’accroissement de préoccupations socioéconomiques qui ont fini par l’emporter sur les analyses historiques et littéraires qui ont dominé les années 1960-1980 (Harvey 14). La création de droits linguistiques dans divers domaines tel que la santé, l’éducation ou la justice ont conduit à de nouvelles études, mais toujours au regard des préoccupations canadiennes et plus spécifiquement gouvernementales quant à la vitalité des communautés de langue officielle en situation minoritaire, comme l’illustrent les travaux d’Aunger (1999), de Magord et al. (2002), d’Allain (2003) ou de Cardinal et Juillet (2005).

Cette recherche est ainsi dominée par trois grandes perspectives. La première perspective, identitaire, tente de renouveler les cadres de référence de type nationalitaires en cherchant à mieux comprendre les ressorts historiques et sociaux au fondement de l’existence de communautés en situation minoritaire, et de comprendre le rôle joué par le facteur linguistique dans le développement d’appartenances collectives particulières. C’est par exemple le cas des travaux de Thériault (1995), Bock (2004), Martel (1997) ou Langlois et Letourneau (2004) : quel sens donner à la langue? Quel est son rôle dans le projet de « faire société » (Thériault, Faire société 5)? La seconde perspective, juridico-politique, cherche à évaluer les réponses apportées par les institutions publiques aux demandes de reconnaissance portées par les CLOSM en termes de droits linguistiques ou de pratique de gouvernance. Les travaux de Woehrling (2005), Kymlicka et Patten (2003), Cardinal et Juillet (2005) s’inscrivent dans cette perspective. C’est le statut de la langue qui est alors mis en question (Johnson et Doucet 25), de même que les réponses institutionnelles et législatives aux besoins de protection exprimées par les francophones en situation minoritaire. La troisième perspective, « vitalitaire », s’avère la plus féconde. Centrée sur les comportements individuels et les pratiques linguistiques, elle vise à analyser les facteurs sociaux, géographiques et démographiques qui influencent le choix des individus en matière de langue dans une situation de diglossie, c’est-à-dire dans les situations où les langues en contact n’ont pas le même statut, l’une d’entre elles étant minoritaire ou minorisée. Plusieurs recherches s’inscrivent dans cette perspective. Mentionnons, à titre d’illustration, les travaux de Landry (2003), Gilbert (2010), Boudreau (2003) ou Castonguay (2005). L’objectif visé est surtout de comprendre comment les individus parviennent (ou non) à transmettre leur langue maternelle à leurs enfants. D’un point de vue plus pratique, il s’agit également d’évaluer la portée et les limites des protections contre les risques de transfert linguistique mis en oeuvre par les diverses autorités.

Considérant cette littérature, il est possible de proposer un double constat. Premièrement, sauf quelques exceptions[1], le contexte canadien est très peu marqué par une approche comparative visant à mettre en perspective les expériences minoritaires « d’ici » avec celles d’« ailleurs », européennes, par exemple. Il existe pourtant plusieurs modèles alternatifs susceptibles de nourrir les réflexions sur les politiques linguistiques canadiennes : en Suisse, en Belgique, en Espagne, en Finlande et dans plusieurs nouvelles démocraties d’Europe centrale. Cette carence au chapitre des comparaisons s’explique peut-être par le caractère très singulier de la « voie » canadienne suivie en matière de reconnaissance des minorités linguistiques : une reconnaissance, rappelons-le, ne renvoyant pas à l’autonomie politique (comme c’est le cas dans nombre de situations européennes), mais à travers un réaménagement de l’État-providence au Canada en vue de répondre au défi de l’assimilation linguistique qui touche les Canadiens de langues officielles en situation minoritaire.

Deuxièmement, les études sont très marquées par les enjeux et les cadres de référence des institutions publiques en matière de recherche. Le « modèle canadien » tend à s’imposer dans les études et à influencer les modes d’analyse des chercheurs, très tributaires, par exemple, des données fabriquées par les organismes publics de statistique, ou des besoins de recherche exprimés par les différentes administrations concernées par leurs obligations linguistiques. L’ensemble des recherches s’inscrit alors sous une forme de « paradigme vitalitaire » tendant à imposer une approche finalement très comptable des minorités, au point d’en adopter, parfois, la rhétorique ou les cadres de référence. Johnson et Doucet, dans leur rapport bilan sur la recherche concernant la vitalité des communautés, le précisent : « L’idée même de vitalité des CLOSM découle des droits reconnus dans la Loi sur les langues officielles et la Charte canadienne des droits et libertés en ce qui concerne l’égalité du français au Canada. La partie VII de la Loi de 1988 énonce l’engagement du gouvernement fédéral “à favoriser l’épanouissement des minorités francophones et anglophones du Canada et à appuyer leur développement” » (Johnson et Doucet 147).

La vitalité des minorités est devenue, chez de nombreux gouvernements – dans le cadre d’une citoyenneté universelle toujours plus exigeante quant à la protection des plus faibles, et en particulier des citoyens en « situation minoritaire » –, une préoccupation réelle. Le Canada ne fait pas exception à la règle, bien au contraire. L’approche vitalitaire canadienne conduit à une forme de recherche visant à évaluer les conditions de maintien du groupe linguistique francophone au Canada à travers l’analyse, centrale, de leurs pratiques linguistiques, sans pour autant interroger plus systématiquement le sens donné par les individus et les groupes en présence à la langue, les représentations linguistiques et identitaires des individus, ni leurs pratiques plus largement communautaires ou sociétales. Les communautés de langue officielle en situation minoritaire sont en général postulées plus que mises en question, et ce postulat reprend en général les cadres de référence publics en la matière (protéger, pacifier), exception faite de la perspective identitaire repérée ci-dessus, nettement plus critique à l’égard de ces paramètres. On le voit, il s’agit d’une approche très largement dépendante de cadres d’analyse institutionnels canadiens, de l’agenda public en ce qui a trait à la recherche et d’une législation sur les langues ayant pour objectif essentiel de pacifier un débat pour le moins acrimonieux qui a profondément divisé le Canada durant une trentaine d’années, et de rassurer les Canadiens inquiets sur les risques de disparition de leur langue.

Cette « pacification linguistique » à travers la définition de politiques contre les risques d’assimilation s’est traduite par l’établissement d’un véritable statut reconnu au français, dans le cadre d’un bilinguisme officiel et présenté comme l’un des principaux fondements de l’identité canadienne. Et c’est dans le cadre de cet « ordre public linguistique » qu’agissent les différents acteurs communautaires de la francophonie canadienne en situation minoritaire.

La dynamique politique des francophonies canadiennes : la place centrale de l’acteur communautaire

Dans ce contexte institutionnel et selon ce paradigme vitalitaire à travers lequel sont définies les politiques canadiennes relatives aux langues officielles, quid des acteurs communautaires? De quelle manière ces communautés « dont on parle » sont imaginées par les différents intervenants, que ces derniers soient « membres » ou « acteurs » dans cette construction de représentations identitaires particulières? Une des questions centrales vise alors à comprendre comment s’établit une distinction entre un « nous » francophone et des « eux » autour du facteur linguistique, notamment. Dans ce cadre, il est possible de reprendre la prémisse un peu provocatrice d’Anne-Marie Thiesse (Thiesse 11) dans ses analyses sur la genèse des nations, mais également valable pour les communautés, fussent-elles désignées d’abord à travers des pratiques linguistiques : la véritable naissance d’une communauté, n’est-ce pas d’une certaine manière le moment où une poignée d’individus déclare qu’elle existe et entreprend de le prouver? Cette approche est particulièrement adaptée au contexte politique canadien dans la mesure où, comme on l’a vu plus haut, la politique linguistique au Canada repose précisément sur l’absence de toute sommation identitaire de type collective (Canadienne-française, par exemple), sauf peut-être au Québec (territorialisation et définition de droits linguistiques collectifs, notamment à travers la « loi 101 »). La question du « faire communauté » ou de l’engagement des individus dans le cadre d’une vie communautaire est alors centrale pour pouvoir affirmer l’existence non seulement de groupes de francophones, mais de véritables communautés. On peut en effet être francophone. On peut aussi vouloir « faire société » en français (Thériault, Faire société 5). Mais on ne peut pas être membre d’une communauté francophone « malgré soi » au Canada. La reconnaissance des minorités linguistiques au Canada est avant tout fondée sur la liberté des individus à se prévaloir d’un certain nombre de droits linguistiques, et non sur l’attribution de droits collectifs ou territorialisés. Cette liberté implique clairement une dimension volontariste : celle de s’inscrire dans la démarche communautaire proposée par un certain nombre d’organismes, en fonction des différents contextes linguistiques locaux, provinciaux ou territoriaux. Pour les leaders communautaires, il s’agit donc de convaincre davantage que de contraindre les francophones à participer, par des pratiques et des représentations linguistiques adéquates ou réputées telles, à la « francophonie » locale.En partant, cette fois, non du « haut » et des politiques de reconnaissance proposées (ou non) par les institutions publiques, mais du « bas », de ce que Joseph-Yvon Thériault appelle les « faiseurs d’identité » (Thériault, L’identité 151), c’est-à-dire les acteurs qui revendiquent, au niveau local ou national, la prise en charge de la défense et la promotion d’une appartenance particulière et qui entreprennent d’en démontrer l’existence, la définition de la communauté change elle aussi. À travers cette action politique menée par les leaders politiques et visant à une reconnaissance de ces communautés , il devient possible d’analyser, au-delà du contexte institutionnel dans lequel ces acteurs interviennent, le produit de leurs actions, à savoir l’invention d’une communauté particulière : une communauté à la frontière changeante, construite à travers les actions et les réflexions des acteurs, renégociée, réinterprétée à l’aune des possibilités ou contraintes contextuelles et de l’usage qu’on peut faire du passé dans la représentation de la communauté. Il devient dès lors très difficile de proposer une définition objective de la communauté, si ce n’est à travers son processus d’élaboration et le travail politique de ses acteurs. Cette communauté se trouve être définie, non par le fruit des réflexions de ses acteurs sur ses fondements identitaires, mais plutôt sur l’entreprise de démonstration elle-même de l’existence de ces communautés. Il reste que cette définition, centrée sur le militantisme linguistique et ses réflexions identitaires, ne recoupe bien sûr pas toujours celle proposée par les autorités de l’État.

Il est par exemple ardu de distinguer les « membres » des « non-membres » de ces communautés aux frontières sans cesse redessinées. Chaque francophone en effet n’agit pas de la même manière, ne s’investit pas de façon identique dans la vie de la communauté. Il ne participe pas non plus de la même manière au travail de réflexion sur l’identité de cette communauté : les intellectuels, les élites, les journalistes, les leaders, mais aussi les militants jouent un rôle, chacun à son niveau et avec ses moyens, contribuant ainsi à la construction d’un débat public autour des grands enjeux et des grandes références de la communauté. Quand on observe une communauté, on a donc moins affaire à un ensemble d’individus pris sur un pied d’égalité, comme membres d’un tout, qu’à un ensemble de rapports humains très asymétriques, plus ou moins ténus, à des interactions dont certaines sont fortes et d’autres fragiles, dont certaines ont un impact net sur la vie de la communauté et d’autres ne sont qu’accessoires. Ces francophonies canadiennes ressemblent à un « tout petit monde »[2] fait de connaissances, d’interconnaissances, d’interactions, avec l’extrême diversité des personnes qu’on peut y rencontrer, et les rôles qui sont assignés à ces personnes ou que les personnes se sont elle-même assignés dans le jeu communautaire : jeune, aîné, parent, enfant, leader, militant, homme des bois, contestataire, entrepreneur, jeune en rupture, fonctionnaire, artiste, rebelle…

Il s’agit donc d’appréhender les dynamiques identitaires propres à ces communautés à travers une approche mettant au coeur de l’analyse la question du sens donné à la communauté, et la manière dont se construit, dans un contexte particulier, à travers des actions politiques et des réflexions sur les appartenances, un « imaginaire » commun constitutif de ces francophonies canadiennes. Il convient alors de distinguer, tout en les emboitant, trois types d’espaces politiques au sein desquels les francophones vont contribuer à la définition d’une communauté spécifique.

Le premier type d’espace est celui des contextes sociopolitiques nationaux, territoriaux et provinciaux dans lesquels évoluent ces communautés. En ce sens, comme nous l’avons vu plus haut, l’État fédéral, à travers la définition du bilinguisme officiel et ses propres cadres de référence propose ainsi aux acteurs communautaires un ensemble de possibilités politiques, mais également un ensemble de contraintes quant à la reconnaissance politique des francophones en tant que communauté, contraintes qui encadrent l’action ce ces acteurs. Il existe donc bien une offre de politiques en vue de prémunir les francophones en situation minoritaire des risques d’assimilation.

Cependant, l’État fédéral n’est pas le seul à contraindre ou au contraire à permettre l’expression politique des francophonies canadiennes. Les gouvernes provinciales et territoriales, les municipalités, et en général l’ensemble des réseaux sociaux et des groupes communautaires interviennent eux aussi, directement ou indirectement, dans la définition des francophonies canadiennes. Ainsi, les communautés fransaskoise, franco-ontarienne, acadienne ou québécoise répondent chacune à des enjeux et des défis bien différents. Les possibilités politiques qui sont offertes à ces communautés diffèrent parfois considérablement, ne serait-ce que dans le statut local accordé au français : au-delà de la spécificité québécoise, les différences sont en effet très nombreuses entre la reconnaissance officielle du français par les trois territoires, mais dans un contexte de multilinguisme (présence et reconnaissance des diverses langues autochtones), le bilinguisme officiel de la province du Nouveau-Brunswick ou le statut accordé au français en Ontario ou dans les provinces de l’Ouest. Outre ce statut accordé au français, mentionnons également que dans le cadre du fédéralisme canadien, les marges de manoeuvre politiques accordées aux territoires et aux provinces dans des domaines de compétence souvent cruciaux pour les francophones (santé, éducation, développement économique, culture) génèrent des agendas politiques souvent distincts et, par conséquent, des réponses différentes de la part des communautés. Ce contexte canadien a bien souvent pour effet de morceler les agendas politiques des organismes francophones, chacun se confrontant à des enjeux locaux différents.

Le second type d’espaces politiques est constitué des groupes d’aspiration francophone, c’est-à-dire les organismes et les militants, ou plus largement le groupe composé de ceux qui se sont engagés de manière plus ou moins importante dans la vie associative ou dans les organismes assurant la promotion ou la défense du français et de la francophonie : les militants, les leaders, les sympathisants, les impliqués occasionnels, les opposants, intervenant surtout aux paliers provincial et territorial, mais aussi national, voire international. Là aussi, le « monde militant » qui constitue la francophonie engagée se présente sous une forme très multiscallaire, avec des organismes présents au niveau national (comme la FCFA), provincial ou territorial (la Société d’Acadie du Nouveau-Brunswick, l’Association franco-yukonnaise, l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario) et à des niveaux plus locaux (mentionnons le tissu associatif qui quadrille les trois « régions acadiennes » que constituent la Péninsule, le Madawaska et le Sud-est au Nouveau-Brunswick). À cette organisation de type multiscallaire s’ajoute une organisation « par secteurs », en fonction des politiques linguistiques mises en oeuvre dans les domaines de l’éducation, de la santé, du développement économique, de la culture et de l’immigration. Pour répondre à ces différents programmes et aux sollicitations de partenariat dans leur mise en oeuvre, des organisations spécialisées ont été créées, à tel point qu’il est possible de parler d’une francophonie fonctionnant plus « en silos » que de manière communautaire. Cette forme de « gouvernance participative » a bien entendu des vertus : elle permet aux membres d’une communauté de participer activement à la mise en oeuvre et parfois à l’élaboration de politiques qui concernent cette communauté. Une autre de ses vertus est de canaliser, au sein d’un processus participatif, une grande partie de la contestation qui peut s’exprimer au sein de ces communautés quant aux limites des politiques de protection linguistique, et des risques que continuent à courir les membres de ces communautés. L’inconvénient majeur de ce processus de gouvernance participative a été souligné par de nombreuses études : d’une part, on remarque que ce sont « toujours les mêmes » (ou presque) qui participent; d’autre part, on peut se poser la question de l’intérêt, pour la communauté, de privilégier systématiquement les stratégies collaboratives avec les pouvoirs publics, au détriment tout à la fois du débat intracommunautaire qui devrait constituer un préalable à cette participation, et des conflits politiques qui pourraient, à l’occasion de ces débats, émerger plus systématiquement. Ainsi, on constate bien souvent que les mécanismes de gouvernance participative dans lesquels s’insèrent les francophonies associatives tendent à favoriser, au sein des francophonies militantes, une culture de collaboration plus que de contestation, cette dernière étant bien souvent confinée, là aussi grâce aux mécanismes institutionnels mis en oeuvre par le législateur (programme de contestation, Commissariat aux langues officielles), à la sphère judiciaire plus qu’à l’espace politique, à tel point que la plupart des litiges et des conflits qui opposent les organismes communautaires de la francophonie canadienne se règlent non pas sur le terrain politique, à travers les mobilisations des communautés, mais plutôt sur le terrain judiciaire entre experts et juristes. On le voit ici, les cadres de référence vitalitaires de la « voie canadienne » en matière de langues officielles (protéger et pacifier) ont un impact sur les répertoires d’action du militantisme linguistique francophone.

Enfin, la communauté francophone elle-même constitue le troisième type d’espace politique, avec l’ensemble des individus susceptibles de la composer tout en tenant compte des postulats rappelés plus haut et du caractère problématique des « limites » de cette communauté, cette dernière étant en quelque sorte le fruit des interactions entre le groupe d’aspiration et le contexte, entre le « nous » affirmé et pensé, et les « eux » également affirmés et pensés. D’une certaine manière, les « faiseurs d’identité », ceux qui agissent et réfléchissent aux caractéristiques propres à ces communautés ne sont pas les seuls à imaginer lesdites communautés. Cela est particulièrement le cas au Canada, où depuis plus de quarante ans, le gouvernement du Canada intervient dans la définition de ces communautés.

Reconnaissance, revendication, représentation

Dès lors, comment définir les communautés francophones au Canada? Il semble à priori très simple de retenir le critère linguistique, mais celui-ci est-il nécessaire, et surtout suffisant? Au-delà d’une entente sur ce qui constitue le critère linguistique permettant de désigner un francophone, il convient de remarquer que, parfois, parmi les militants francophones les plus actifs, on peut trouver des francophones de langue maternelle anglaise, ou autres. À l’inverse, bon nombre de francophones ou de personnes considérées telles sont tout simplement absents de toute vie ou activité communautaire, ou même complètement indifférents à l’idée de communauté linguistique.

La définition des communautés francophones passe non par une approche comptable (membres ou non-membre, en fonction de l’établissement d’un critère formel), mais par une approche attentive aux représentations collectives.

Les francophones jouissent d’abord d’une forme de reconnaissance, certes à minima, dans le contexte canadien. Cette reconnaissance s’exprime à travers le statut de langue officielle conféré au français au Canada, et parfois dans les provinces et territoires, à la législation linguistique au sein de laquelle le français jouit d’une place similaire à celle de l’anglais. Cette reconnaissance s’exprime également à travers les politiques publiques en faveur du français, l’attribution de moyens financiers et les divers services linguistiques auxquels les francophones ont accès (garderies, écoles, réseau de santé, organismes de développement économique, politiques culturelles, accès aux services en français).

Cette reconnaissance doit beaucoup à l’énoncé d’un certain nombre de revendications communautaires particularistes portant tout à la fois sur le statut du français dans les territoires et sur les droits linguistiques des francophones. Ces revendications se sont formalisées au cours du temps, en fonction d’une part des possibilités politiques qui se sont ouvertes aux francophones, et d’autre part à travers bon nombre de contraintes et d’épreuves qui ont conduit au sein de la communauté des francophones à une série de réflexions sur les droits linguistiques, puis à l’organisation d’une partie de ces francophones en fonction des secteurs considérés comme prioritaires quant à la vitalité linguistique de la communauté. Là aussi, il existe une interaction entre le contexte canadien et la communauté des francophones, dans le statut accordé à ces organismes, désormais reconnus comme les interlocuteurs des diverses gouvernes et les porte-paroles des francophones, à défaut d’être clairement reconnus comme les représentants politiques d’une communauté linguistique distincte, faute d’autonomie politique.

Enfin, ce processus de formalisation de ces revendications et la mobilisation des ressources nécessaires à leur expression ont favorisé au sein du groupe des francophones l’émergence d’une représentation commune à travers un réseau de soutien et de solidarité où l’engagement communautaire tient lieu de « courroie de transmission » entre les divers organismes, entre les multiples groupes et réseaux qui composent la communauté. Si les liens sont parfois ténus entre les francophones et si leurs pratiques linguistiques sont fort diverses, si nombre de francophones se trouvent exclus ou s’auto-excluent de la vie communautaire en français, il existe au Canada un sentiment d’appartenance communautaire, certes très inégalement réparti entre les francophones, mais qui est fondé sur des pratiques et des représentations communes qui dépassent le simple partage d’une langue. Les groupes d’aspiration francophone, en offrant aux francophones des discours identitaires de plus en plus formels et étayés par le travail sur la mémoire et sur l’utilisation d’une symbolique identitaire (commémorations, fêtes, drapeau, visibilité), cherchent de manière explicite à entretenir un sentiment d’appartenance collectif au sein de communautés caractérisées, cependant, par des taux de transferts linguistiques toujours très préoccupants.

Le processus à l’oeuvre va donc bien au-delà de la simple complétude institutionnelle repérée par Raymond Breton (Breton 193) s’agissant des communautés francophones en situation minoritaire. Elle dépasse en effet la question de l’accès à un éventail de prestations et de services (secteur par secteur, en fonction des services réputés essentiels pour assurer la vitalité de la communauté) pour toucher à la construction d’une communauté « en voie de distinction » dont l’élément central reste la langue, mais qui dépasse aussi ce facteur linguistique pour en toucher d’autres tenant à l’appartenance, à la participation politique elle-même, et donc plus largement à l’autonomie communautaire.

Dès lors, c’est la question du rapport à la citoyenneté qui doit être posée. N’assiste-t-on pas, au sein de la francophonie canadienne, à la constitution progressive de ce qu’il est convenu d’appeler, partant d’un certain nombre d’études autour de ce concept, un « régime distinct de citoyenneté »?

Un tel concept, d’après Jane Jenson, « sert à décrire les règles, conventions et arrangements institutionnels qui orientent et façonnent les différentes décisions et dépenses de l’État, la façon dont les citoyens et l’État définissent les problèmes, et la façon dont les citoyens expriment leurs revendications » (Jenson 238). La notion permet en particulier de dépasser une définition de la citoyenneté limitée aux droits pour saisir les différences de configuration de trois dimensions constitutives de cette citoyenneté : les droits, bien sûr, ou le genre de droits que les citoyens peuvent légitimement revendiquer et qui peuvent parfois faire l’objet dans leur application d’un aménagement spécifique; l’accès, ou les mécanismes visant à assurer à un groupe d’individus une participation politique spécifique, à travers des mécanismes organisationnels de gouvernance permettant à une communauté d’assurer une forme plus ou moins institutionnalisée de représentation; enfin, l’appartenance, qui désigne la dimension identitaire de la citoyenneté et les éléments qui permettent de la nommer, ou de distinguer le « nous » des divers « eux ». Trois dimensions rendant compte d’une forme d’autonomie communautaire, certes extrêmement limitée.

Le contexte canadien permet en effet la distinction, non de plusieurs citoyennetés distinctes, bien évidemment, mais de plusieurs manières d’aménager cette citoyenneté commune. En développant ce concept, Jane Jenson a surtout pensé à la situation, bien spécifique, du Québec au Canada. Mais il est également possible, dans le contexte canadien, de proposer une nouvelle interprétation du multiculturalisme et du bilinguisme en défendant l’idée que les éléments de reconnaissance, de revendication et de représentation qui caractérisent les francophonies canadiennes constituent les prémices d’un tel régime.

En effet, pour revenir aux francophonies canadiennes, les processus de reconnaissance entamés par les gouvernes territoriales, provinciales et fédérale tendent à mettre sur pied un certain nombre de droits linguistiques en vertu d’obligations que le législateur a lui-même adoptées, qui fondent un cadre légal contraignant dont bénéficient directement les francophones des trois territoires, notamment grâce aux diverses instances de contrôle et de surveillance (le juge, les commissariats aux langues officielles – aux paliers fédéral, provinciaux et territoriaux). Cette reconnaissance de droits s’accompagne également de mécanismes de représentation politique, à travers la constitution de groupes d’aspiration faisant office d’institutions communautaires et d’espace politique de participation, au point de donner aux fédérations d’organismes (AFY, FFT, AFN, AFO, SANB, SNA…) le rôle de partenaires dans le traitement des questions linguistiques. Enfin, l’articulation de réflexions et la mise en scène d’éléments identitaires (mémoire, activités commémoratives, activités culturelles communautaires) tendent à accompagner le renforcement d’une forme d’appartenance communautaire autour de certains éléments de distinction qui dépassent désormais le seul facteur linguistique.

La citoyenneté, entre universalisme et particularisme

Ces régimes de citoyenneté en voie de constitution ont toutefois une portée bien limitée. Ils restent largement tributaires de la bonne (ou de la mauvaise) volonté des diverses gouvernes qui peuvent intervenir de manière plus ou moins active dans la définition des droits des francophones. Tributaires, aussi, de la participation politique des francophones et de leur capacité à aménager pour eux-mêmes des mécanismes politiques de représentation. Enfin, ils dépendent de la capacité des acteurs communautaires à donner un sens à la francophonie, une « identité » spécifique qui aille au-delà de la simple différence linguistique.

« Les vieilles nations ont pu se créer “par le haut”. Elles ont affirmé la naissance d’un sujet politique auquel se rapportait une citoyenneté dès lors associée à la nation. Les nouvelles nations, celles qui souhaitent émerger dans un cadre national qui leur préexiste, doivent se créer “par le bas” dans l’aménagement des divers intérêts identitaires. Voilà qui constitue la définition même de la communauté politique et de la citoyenneté qui lui correspond » (Beauchemin 37). Dans la résolution des problèmes identitaires, la citoyenneté présente cet avantage d’opérer la synthèse entre universalisme, particularisme et exigence de démocratie (Hermet, Badie et al. 48) et constitue donc un terrain de choix pour les discussions identitaires dans nos démocraties contemporaines. Sa dimension universaliste se retrouve dans l’ensemble des droits qu’elle confère aux individus à qui elle est reconnue, sans distinction culturelle, religieuse ou ethnique. Cette dimension se retrouve également dans la manière dont cette citoyenneté est définie, par l’intermédiaire des organisations et des grandes conférences internationales dont le travail consiste à produire un modèle universel de citoyenneté par rapport auquel, de plus en plus, les divers modèles nationaux tendent à ressembler, en vertu d’une vision très utopique d’un « citoyen du monde » transcendant les nationalités et toutes les allégeances communautaires, religieuses ou étatiques (Soysal 30).

Outre cette dimension universaliste, il faut aussi reconnaitre à la citoyenneté une dimension particulariste, justement parce que le statut de citoyen ne peut être délivré que par les États, en vertu de systèmes normatifs qui leur sont propres et qui intègrent les diverses particularités sociales, historiques, culturelles et politiques sur lesquels ils se sont construits, c’est-à-dire une nationalité constitutive de la citoyenneté. Mais ce particularisme inhérent à la citoyenneté ne s’arrête plus à l’intervention de l’État. Il sollicite également les institutions, organismes et groupes infra-étatiques qui, eux aussi, apportent à la citoyenneté leurs aménagements, leurs distinctions, leurs nuances.

Il ne s’agit pas ici, évidemment, de défendre l’idée selon laquelle les francophonies minoritaires constituent des « nations » en devenir. Mais, à l’instar des communautés autochtones qu’elles côtoient dans les trois territoires et qui se représentent comme « Premières nations », les francophonies canadiennes ont la possibilité politique d’inventer un régime distinct de citoyenneté « à leur image ». Et il semble, à la lumière des tendances actuelles et en fonction des processus en cours quant à la reconnaissance, à la représentation et aux revendications, que ces francophonies, à l’instar d’autres minorités, pourraient se saisir de cette possibilité. Néanmoins, ce régime distinct de citoyenneté apparait comme le stade ultime dans le développement d’une reconnaissance politique des francophonies canadiennes. Au-delà, c’est sortir du modèle canadien. C’est entrer à nouveau dans le domaine de la contestation politique, du conflit et des revendications que les groupes d’aspiration francophones paraissent avoir abandonnés au profit d’une contestation judiciaire plus encadrée et moins coûteuse, et d’une collaboration dans la mise en oeuvre d’une législation sur les langues perçue comme généreuse.

Pourtant, ce modèle canadien parvient-il à assurer à la minorité francophone les éléments institutionnels et politiques nécessaires à sa survie? Rien n’est moins sûr. Le modèle canadien de bilinguisme et de multiculturalisme est une réussite en demi-teinte. Il est parvenu à assurer au Canada un « ordre tranquille » en matière linguistique et identitaire, ce qui est déjà bien. Un succès qui est le fruit d’une politique linguistique relativement consensuelle, même au Québec où un aménagement constitutionnel s’est progressivement imposé pour faire une place acceptable à la législation québécoise sur la langue. Mais ce succès se nourrit d’un échec. Cette pacification linguistique n’a en effet pas permis à la société canadienne d’assurer jusqu’à présent la juste survie de sa minorité francophone à travers une politique de protection efficace. Comme a pu le dire Jean Chrétien : « l’assimilation des francophones “c’est une réalité de la vie”! » (cité par Venne A8). C’est bien cette « réalité » que le modèle canadien de bilinguisme ne parvient pas à changer, et qui constitue sans doute sa principale faillite.