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Comme nous y invitent les concepteurs de ce numéro, cet article prend la francophonie canadienne en situation minoritaire comme cas de figure pour la philosophie politique, une invitation que nous avons trouvée d’abord intrigante, puis franchement stimulante[1]. Nous tenterons dans ce qui suit de réfléchir aux notions qu’interpelle la « reconnaissance » dans le contexte bien précis de la francophonie canadienne en situation minoritaire. On le verra, le contexte de la francophonie en situation minoritaire au Canada (c’est-à-dire le million de francophones du Canada qui ne vivent pas dans la province de Québec, seule province canadienne où les francophones sont majoritaires) offre un formidable terrain pour réfléchir à la question de la reconnaissance parce qu’elle permet d’en interroger les thèses. Le cas de la francophonie canadienne est digne d’attention précisément parce qu’il nous semble que, au moins d’un point de vue étatique et dans la perspective des francophones eux-mêmes, la lutte pour la reconnaissance semble en voie avancée d’essoufflement, autre manière de dire qu’elle est essentiellement terminée. Nous montrerons les raisons qui nous poussent à faire de ce constat un postulat – que nous savons évidemment fragile. On pourrait à bon droit juger que la reconnaissance des minorités linguistiques de langue française n’est pas satisfaisante et qu’il serait donc permis aux francophones de poursuivre plus en avant cette lutte tant les griefs contre l’État canadien seraient nombreux. Mais une telle perspective se situe en quelque sorte en surplomb de l’expérience des communautés, plus précisément de celle des leaders communautaires, qui ne semblent plus aujourd’hui engagés dans une telle lutte. Il importe ainsi de réfléchir aux conséquences potentielles de la fin de la lutte.

Il va de soi que la démonstration d’une telle affirmation reste toujours inachevée. On pourra aisément trouver des contre-exemples ou à redire sur un point de détail et donc conclure que la lutte pour la reconnaissance des francophones du Canada n’est pas terminée, ce qui est possible. Nous exposerons les raisons pour lesquelles nous pensons qu’elle est en voie de l’être à partir d’un nombre – certes restreint – d’exemples, mais qui nous parait représentatif de tendances plus lourdes. L’essentiel est ceci : si l’on accepte ce postulat selon lequel la francophonie canadienne vivant en situation minoritaire n’est plus engagée dans une lutte pour la reconnaissance (alors qu’elle l’était fortement jadis), parce qu’elle n’a plus les moyens de la lutte ou parce qu’elle est maintenant relativement satisfaite de la situation à ce chapitre, la francophonie canadienne nous offrirait ainsi une chance unique d’étudier les effets de la reconnaissance sur les communautés après la fin de la lutte pour la reconnaissance.

Rappelons que lorsque les principaux partisans de cette perspective s’interrogent sur la notion de la reconnaissance, ils déplorent, pour l’essentiel, les effets de son absence. Certains en appellent ainsi à une « phénoménologie des blessures morales » (Honneth, Brion) que peut provoquer l’absence de reconnaissance. Il semble indéniable à ces auteurs que l’absence de reconnaissance a des effets délétères sur les individus membres des groupes non reconnus, d’où le besoin de reconnaitre les groupes qui en manifestent le besoin dans les limites du raisonnable. Mais rarement se penche-t-on, nous semble-t-il, sur les situations de postreconnaissance, c’est-à-dire une fois qu’une communauté a été (partiellement ou entièrement) « reconnue », que la lutte pour la reconnaissance a cédé sa place à l’aménagement de la quotidienneté et que les membres de la communauté sont « pour l’essentiel » satisfaits de la nouvelle situation (à tort ou à raison, d’ailleurs). Si notre perspective est juste, c’est-à-dire que si la « lutte pour la reconnaissance » est en voie d’achèvement dans le cas des communautés francophones du Canada, le Canada français à l’extérieur du Québec nous offre l’occasion de déterminer dans quelle mesure la reconnaissance répond aux attentes de ceux qui placent en elle tant d’espoir.

Nous dirons d’abord quelques mots sur ce que l’on entend par « reconnaissance ». Nous expliquerons ensuite pourquoi nous jugeons que la lutte pour la reconnaissance des francophones en situation minoritaire est davantage derrière que devant nous. Cela nous permettra enfin de réfléchir aux possibles conséquences de ce nouvel état de fait. Nous défendrons l’hypothèse qu’au moins dans le contexte de la francophonie en situation minoritaire au Canada, la reconnaissance des communautés par l’État et/ou le fait que les communautés ne se sentent plus engagées dans une lutte pour la reconnaissance, contribuera sans doute paradoxalement à favoriser l’effritement du sentiment communautaire. On l’aura compris, il s’agit ici de réfléchir à ce qu’est une communauté et à ses conditions de possibilité. Or, du moins dans le contexte de la francophonie en situation minoritaire, la lutte et la mobilisation pour la reconnaissance, notamment des droits, a été jusqu’ici l’un des principaux ferments du sentiment communautaire. Sans vouloir être indûment pessimiste, la fin de la lutte marque peut-être la fin des « communautés » elles-mêmes.

La question de la reconnaissance

Expliquons d’abord très brièvement la thèse de l’importance de la reconnaissance dont nous nous limiterons à esquisser un rapide tableau étant donné que ces thèses sont maintenant plutôt bien connues.

La question de la reconnaissance est intrinsèquement liée à la condition humaine, mais devient un enjeu politique seulement dans la modernité. La principale caractéristique de la modernité est d’attribuer à tous les hommes d’un même espace politique, puis à tous les citoyens, et enfin à l’ensemble de l’humanité, une « égale dignité ». Alors que l’Ancien régime accordait un statut et une place différents en fonction d’inégalités jugées naturelles, la modernité affirme plutôt que les hommes sont égaux par nature, et qu’une des tâches du politique est de garantir et de préserver cette égalité[2]. Quelle est la nature de cette égalité? Les êtres humains ne sont pas dits égaux en fonction de leurs capacités physiques ou intellectuelles et on ne juge pas non plus qu’ils doivent avoir les mêmes ressources. C’est l’égale dignité des individus qui est reconnue, c’est-à-dire, pour le formuler le plus simplement possible en reprenant les termes kantiens qui nous sont familiers, que chaque être humain est et doit être une « fin » et non le moyen de ses semblables ou du corps politique lui-même. Reconnaitre l’être humain comme une « fin », c’est reconnaitre qu’il doit pouvoir définir par lui-même ce qu’il pense être une bonne vie, et lui permettre, dans la mesure où cela n’interfère pas avec la poursuite de la vie bonne de ses semblables, de vivre en conformité avec cette conception. Cela explique notamment les vertus reconnues par le libéralisme à la « tolérance », en ce sens qu’il ne s’agit pas pour l’État de reconnaitre la valeur des diverses conceptions de la vie bonne (que la pluralité et la liberté humaines engendreront nécessairement), mais plutôt de ne pas empêcher leur déploiement. Idéalement, dans une perspective libérale classique, on demande à l’État qu’il se fasse aveugle aux différences, c’est-à-dire qu’il adopte une position de neutralité par rapport à ces différentes conceptions de la vie bonne. Cette perspective libérale classique, Charles Taylor la nomme la « politique d’égale dignité ».

Mais la modernité s’accompagne aussi, toujours selon Taylor, d’un « idéal d’authenticité » (Taylor 44). Cet idéal affirme qu’il importe à l’homme d’être « fidèle à lui-même ». Résumons très brièvement cette idée. L’idéal d’authenticité postule que chacun trouve la vérité « en lui-même ». L’identité est alors conçue comme une quête qui demande à l’individu d’être au diapason avec lui-même. Ce premier moment, appelons-le « rousseauiste », de l’idéal d’authenticité se double, avec Herder, de l’idée que chaque être humain a sa manière particulière d’être au monde et qu’il est sommé, en quelque sorte, « d’être ce qu’il est », sans quoi il risque littéralement de « rater sa vie », c’est-à-dire de passer à côté de ce qu’être au monde doit être pour lui.

On aura compris le caractère dialogique d’une telle compréhension de l’identité. L’individu ne trouve pas abstraitement en lui-même, par un quelconque processus de repli sur soi autoréférentiel, la compréhension qu’il a de sa propre identité et de ce qui constitue pour lui de vivre une bonne vie. L’identité du sujet n’est pas ici conçue comme étant de nature monadologique : sans être entièrement déterminée par des facteurs externes, elle est néanmoins inscrite dans l’histoire et tributaire des autres donneurs de sens. Les cultures particulières forment ainsi l’horizon symbolique contre lesquelles le sujet moderne se comprend, se forme et se pense, d’où l’importance pour l’individu de la pérennité et du respect de la ou des communautés auxquelles il appartient.

Ajoutons enfin qu’il ne suffit pas au sujet moderne d’être authentique à lui-même. Il cherche à voir cette authenticité reconnue par les autres sujets, d’où cette quête, qui peut se transformer en lutte de « reconnaissance ». Il importe pour l’individu de voir sa manière d’être au monde reconnue et validée par les autres, de trouver dans leur regard, et à fortiori dans celui de la collectivité, reconnue son égale dignité. Les individus, comme les communautés, cherchent à voir validée chez les autres leur authenticité. La reconnaissance n’est pas qu’un caprice, elle est, nous apprend Taylor, un « besoin humain vital » (Taylor 42). Sans cette reconnaissance, les individus et les communautés (nous ne faisons pas ici les nuances qui s’imposeraient) peuvent retrouver chez les autres une image dépréciée d’eux-mêmes.

L’absence de reconnaissance a le potentiel d’être vécue par les individus comme une violence avec des conséquences délétères (Brion). La politique de la reconnaissance demande ainsi aux États modernes quelque chose qui leur est à priori étranger, c’est-à-dire de délaisser la neutralité devant les diverses conceptions de la vie bonne, neutralité jugée jusque-là nécessaire dans la tradition libérale, au profit de politiques pluralistes reconnaissant les communautés et entretenant à leur égard des politiques marquées du sceau de l’asymétrie étant donné que toutes les communautés n’ont pas les mêmes besoins. Les formes que peut prendre cette reconnaissance sont multiples, mais dans la perspective de politiques multiculturalistes, il peut s’agir non seulement de reconnaitre formellement l’existence de groupes, mais aussi, étant donné l’importance de l’appartenance collective pour les individus, de mettre les moyens de l’État au service de ceux-ci de manière à assurer la viabilité de ces communautés.

Il s’agit, on l’aura compris, d’un résumé on ne peut plus succinct. Retenons uniquement, aux fins de nos besoins, que l’on juge généralement que l’absence de reconnaissance est la source de bien des maux, d’où l’importance pour les États de reconnaitre les diverses cultures et manières d’être des groupes, nations, communautés ou ethnies sur leur territoire.

L’égalité de statut des langues officielles et la reconnaissance des francophones minoritaires

Le Canada français des cinquante dernières années offre un exemple intéressant pour qui s’intéresse à la problématique de la reconnaissance. La commission B&B reste le témoignage le plus éloquent du fait que les francophones du Canada étaient jusque dans les années 1960 des citoyens de seconde classe, à la fois au Québec comme à l’extérieur de cette province. La chose est suffisamment connue pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y insister : la commission constate que les francophones du Canada (toutes provinces comprises) souffrent de retards économiques, culturels et éducationnels importants par rapport aux autres Canadiens. Le salaire horaire moyen des francophones est beaucoup plus faible que celui des anglophones et même de celui des allophones. Les taux d’alphabétisation, de scolarité, et ainsi de suite sont bien en deçà de la moyenne pancanadienne. Qui plus est, pour ce qui est des francophones vivant à l’extérieur du Québec, les commissaires constatent que les droits linguistiques et l’accès à l’éducation dans la langue de la minorité sont soit inexistants, soit sans commune mesure avec les droits dont bénéficie la minorité anglophone du Québec.

On connait les différentes réponses offertes à ce constat. Pour plusieurs francophones canadiens, notamment québécois, la Commission B&B venait confirmer ce que l’on savait déjà, c’est-à-dire que la Confédération canadienne n’avait été que « 100 ans d’injustice », pour reprendre le titre du livre de François Hertel publié en 1967, et cela appellait à la création d’un pays indépendant. Mais pour d’autres, il s’agissait de réformer la Confédération canadienne dans le but d’atteindre une égalité entre les principaux groupes linguistiques du pays. On oublie trop souvent que fédéralistes et souverainistes québécois s’opposent sur les solutions à apporter au problème de l’infériorité canadienne-française, pas mal moins sur le diagnostic.

Il faut être très attentif à la suite des choses. Dans la perspective de plusieurs fédéralistes, dont Pierre Elliot Trudeau, l’inégalité entre les Canadiens de langue française et anglaise s’explique essentiellement parce qu’un stigmate est associé au fait d’être un francophone au Canada. À qui la faute? Elle est d’abord celle de la majorité anglophone qui non seulement n’a jamais considéré les francophones du pays comme ses égaux, mais était mue par un « nationalisme agresseur » et « voilait son intolérance sous le couvert de la règle majoritaire » (Trudeau 171-173). Mais, du moins dans l’esprit de Trudeau, les francophones du pays doivent également être tenus responsables de leur propre malheur. Ils ont développé des réflexes de repli sur soi et de refus de la modernité qui ont participé à les déprécier aux yeux des anglophones, et à créer dans leur propre esprit un paralysant sentiment d’infériorité par rapport à la majorité linguistique, ce que Dostaler O’Leary nommait en 1935 l’Inferiority Complex. La solution de Trudeau à ce problème est exposée dès le début des années 1960 dans une analyse classique de la situation des francophones du Canada (classique par la réponse que lui offrira Hubert Aquin dans La fatigue culturelle) par laquelle il souhaite que les francophones deviennent « exemplaires » (Trudeau 189) et rayonnants, qu’ils épousent les plus hautes valeurs de culture et de modernité en vivant « sous le signe de la liberté et du progrès) (Trudeau 189), qu’ils cessent de parler un Lousy French (déclaration faite en 1968), et qu’ils se rendent ainsi « indispensables » au fonctionnement du pays. Trudeau croyait que le bilinguisme n’aurait plus à être imposé au reste du Canada, que la langue française deviendrait l’objet du désir des anglophones et que ceux-ci cesseraient de mépriser les francophones, en somme, les reconnaitraient comme leurs égaux. Mieux, la maitrise de la langue française elle-même pourrait devenir, pour les anglophones, un « status symbol » (Trudeau 189). En d’autres termes, dans la perspective d’un Trudeau, la voie de l’égalité entre les Canadiens français et Canadiens anglais supposait d’abord un travail au niveau des représentations. Plusieurs choses simultanées étaient nécessaires et la tâche serait « immensément difficile ». Rien n’indique dans La nouvelle trahison des clercs que le politique seul pourrait être l’acteur de ce changement, au contraire. Mais la suite de la carrière de Trudeau ne permet pas de douter qu’il entendait intervenir au niveau des représentations dans la législation, et que le politique se fasse la locomotive de ces transformations. La première étape devait être logiquement d’agir sur le statut des langues elles-mêmes, c’est-à-dire que l’État canadien affirme l’égalité entre les langues du pays.

L’adoption de la Loi sur les langues officielles (1969) viendra ainsi transformer de manière radicale le rapport entre les langues au Canada. Dorénavant, les langues française et anglaise auront pleinement droit de cité et, surtout, auront un égal « prestige ». La LLO ne fait pas qu’accorder des droits linguistiques aux francophones du pays : elle accorde une égalité de statut au français et à l’anglais. L’adoption de la Charte des droits et libertés quelques années plus tard, en 1982, viendra entériner les principes de la LLO dans la Constitution du Canada. L’aspect symbolique le plus important de cette loi (et de la Charte) est qu’elle donne aux versions française et anglaise des lois canadiennes une égale force de loi. Le français et l’anglais acquièrent ainsi une égalité de statut : aucune des deux langues officielles n’a (théoriquement) préséance sur l’autre, aucune ne profite d’un prestige symbolique que ne posséderait pas l’autre. Bien entendu, il n’est nullement suggéré ici que l’affirmation du principe de l’égalité des langues dans la législation correspond à la réalité du rapport entre les langues du Canada. Les griefs en matière de bilinguisme sont nombreux (Rodriguez), en particulier en ce qui a trait à la sous-utilisation du français comme langue de travail (pour le dire crûment, les francophones ont maintenant accès à la fonction publique fédérale, mais ils y travaillent le plus souvent en anglais). Reste qu’aucune comparaison n’est possible entre la période précédant l’adoption de la LLO et celle qui lui succède.

Ce qui est le plus intéressant pour notre propos, c’est que la Loi sur les langues officielles a été entièrement réécrite en 1988 et comporte d’importants changements en ce qui a trait aux minorités linguistiques (anglophones au Québec et francophones dans le reste du Canada). Le gouvernement du Canada s’engageait en effet à l’article 41 de la partie sept de la nouvelle loi « à favoriser l’épanouissement des minorités francophones et anglophones du Canada et à appuyer leur développement ». Voilà un exemple clair d’une loi qui non seulement reconnait l’existence de minorités, mais qui s’engage formellement à assurer leur « épanouissement » (en anglais, la formule retenue est celle de « vitality »)[3]. Entre l’affirmation de l’idée et sa réalisation pratique, il y a là aussi un monde, mais dans une perspective de « reconnaissance » pour des groupes minoritaires, on pourrait difficilement faire mieux que de se donner comme mission d’assurer « l’épanouissement » d’une collectivité[4].

On verra bientôt comment l’ensemble de ces transformations a mis fin, pour l’essentiel, à la lutte pour la reconnaissance par les francophones vivant en situation minoritaire. Nous expliquerons en quoi nous jugeons que dans l’ensemble, les dirigeants des associations francophones du pays semblent satisfaits de la nouvelle situation, même s’ils restent critiques de la mise en oeuvre des mesures jusqu’ici présentées. Mais il importe auparavant de dire un mot au sujet de la situation québécoise qui contraste avec la situation des francophones en situation minoritaire.

Le Québec et la lutte pour la reconnaissance

Ce que l’on nommait jadis le Canada français a connu, on le sait, une sorte d’« éclatement » dans les années 1960 (Martel; Thériault 247-256). En ce qui a trait à la « reconnaissance », la situation des Québécois diffère de celle des Canadiens français hors Québec à partir des années 1960. Dans le cas québécois, on assiste à l’émergence d’une « question nationale », c’est-à-dire que les francophones du Québec vivent une transformation identitaire qui les fait se concevoir comme appartenant désormais à la « nation québécoise » plutôt qu’à la nation canadienne-française comme c’était plutôt le cas jusque-là. La reconnaissance (et la forme que doit prendre cette reconnaissance) de la nation québécoise sera au coeur des débats constitutionnels canadiens pendant plus de quarante ans, de la publication d’« égalité ou indépendance » de Daniel Johnson en 1965 avant sa victoire électorale un an plus tard, de l’accord avorté de Victoria (1971), de la Commission Pépin-Robarts sur l’unité canadienne (1976-1979), du rapatriement de la constitution et l’adoption de la Charte des droits et libertés en 1982, du refus de l’Assemblée nationale de ratifier cette loi, des accords du Lac Meech et de Charlottetown qui tenteront de reconnaitre le Québec comme une « société distincte » (1987-1990; 1992), des référendums québécois de 1980 et de 1995, de la Déclaration de Calgary (1997) des neufs premiers ministres canadiens (hors Québec) qui affirment souhaiter reconnaitre dans la constitution le « caractère unique de la société québécoise », jusqu’à la « reconnaissance » par la Chambre des communes en 2006 du fait « que les Québécois forment une nation au sein d’un Canada uni ». Étant donné que le Québec n’a toujours pas vu son caractère national reconnu dans la constitution canadienne, que deux des quatre partis politiques à l’Assemblée nationale québécoise proposent encore la souveraineté dans leurs programmes respectifs, qu’au moins en théorie la plateforme électorale du Parti libéral du Québec affirme rechercher un nouvel accord constitutionnel avec le reste du Canada, que l’Action démocratique du Québec ne se satisfait pas lui non plus du statuquo, et que de nouveaux partis souverainistes voient le jour, on peut dire que même s’il ne s’agit pas de l’enjeu de l’heure, la « lutte pour la reconnaissance » se poursuit pour les Québécois.

Le temps de la lutte

Du côté de la francophonie en situation minoritaire, le tableau est passablement différent. Les francophones vivant en situation minoritaire ont eux aussi été engagés dans des « luttes pour la reconnaissance ». C’est ce que nous allons voir à l’instant, mais une précision s’impose. En effet, il n’est pas toujours aisé de distinguer entre une lutte pour la reconnaissance, et des revendications dont la motivation se situe ailleurs. Parfois, le caractère symbolique du combat semble limpide, mais ce n’est pas toujours le cas. La cause de l’Hôpital Montfort illustre parfaitement le propos. L’Hôpital Montfort était le plus important hôpital bilingue fonctionnant principalement en français à l’ouest de la rivière Outaouais (d’autres de plus petite taille existent, comme l’Hôpital de Hawkesbury ou l’Hôpital Notre Dame de Hearst). Lorsque la Commission de restructuration des services de santé de l’Ontario a annoncé la fermeture de l’hôpital en 1997, les francophones de l’Ontario se sont mobilisés pour sauver cet hôpital. On se souviendra que le mouvement S.O.S Montfort avait réussi à rassembler près de 10 000 personnes au centre Civic d’Ottawa pour dénoncer la décision de la commission. En quoi peut-on affirmer que la mobilisation pour la défense de l’Hôpital Montfort participe d’une lutte symbolique ou de reconnaissance? Il faut se rappeler que la Commission n’avait pas proposé de mettre fin aux services de santé en français en Ontario, mais plutôt de faire assurer ces services par l’Hôpital général d’Ottawa, beaucoup plus grand que le petit Hôpital Montfort. Gilles Paquet avait d’ailleurs dénoncé cette « flambée de contestations passionnées » qu’il jugeait hors de propos (Paquet 8). Si l’objectif était d’offrir des services en français à la population, mieux valait assurer un plus grand « bilinguisme » de l’Hôpital général d’Ottawa. Paquet dénonçait ainsi « l’ethnicisation du débat » par les défenseurs de l’Hôpital Montfort. Mais ce que ne voyait pas Paquet, ou peut-être, ce qu’il voyait trop bien, c’est que pour un nombre important de francophones en Ontario, la fermeture de l’Hôpital Montfort a été vécue principalement sur un plan symbolique. Comment en effet expliquer qu’à la grande manifestation du 22 mars 1997, des autobus remplis de Franco-Ontariens provenant du Sud comme du Nord de l’Ontario sont venus déverser un flot interrompu de défenseurs de la cause Montfort? Il est fort probable que ces Franco-Ontariens vivant à plusieurs centaines de kilomètres d’Ottawa venus appuyer Montfort n’allaient jamais recevoir de services de cet hôpital. Comme Paquet l’a compris pour le déplorer, et comme Roger Bernard l’a aussi compris, mais cette fois pour s’en féliciter (Bernard 49), l’Hôpital Montfort est devenu le symbole du droit à l’existence des francophones en Ontario. Quand la passion pour une cause dépasse largement les bénéfices matériels escomptés, on peut conclure, comme dans le cas de Montfort, que l’objet de la lutte a davantage valeur symbolique. Il faut ainsi ranger la bataille de l’Hôpital Montfort dans la liste des évènements qui relèvent de la « lutte pour la reconnaissance » de la communauté franco-ontarienne, car c’est bien ce qui était en jeu, bien au-delà des simples « services en français » qui auraient pu être offerts autrement.

Combien de luttes menées par les francophones du Canada relèvent de « luttes pour la reconnaissance »? La liste pourrait être longue. Quand en 1980, Roger Bilodeau, alors étudiant en droit à Winnipeg, conteste la validité d’un billet de contravention qu’il a obtenu non parce qu’il n’a pas effectivement contrevenu au Code de la route, mais parce qu’il juge anticonstitutionnels les Highway Traffic Act et Summary Convictions Act (parce que ces lois manitobaines devraient être rédigées en français selon la constitution du Manitoba), il ne tente pas d’éviter de payer une contravention, il pose un geste qui dit quelque chose du droit de cité de la langue française au Canada et s’engage indéniablement dans une lutte pour la reconnaissance.

Quand on étudie l’histoire des revendications des francophones du Canada, force est de constater que les demandes de nature « utilitariste » sont très souvent indissociables des demandes de « reconnaissance ». L’histoire des luttes scolaires, par exemple, dépasse largement le simple désir des parents de voir instruire leurs enfants en français. La décision du gouvernement de l’Ontario en 1912 d’interdire l’enseignement de la langue française dans les écoles bilingues au-delà de la deuxième année du primaire a été reçue comme une tentative non pas d’améliorer la qualité de ces écoles, comme le prétendait le gouvernement, mais comme la volonté de celui-ci d’assimiler les francophones à la majorité linguistique (Marion; Gaffield). Préserver les écoles bilingues, ou plus tard dans les années 1960 et 1970 dans les luttes scolaires de Penetanguishene, Eliot Lake ou Cornwall, obtenir des écoles homogènes de langue française dépasse la simple question du besoin éducationnel des enfants. Pour les membres de la communauté qui marchent, manifestent, pétitionnent pour l’obtention de ces écoles, c’est la reconnaissance de l’existence des communautés elles-mêmes qui est également en jeu. En ce sens, ces luttes participent de la lutte pour la reconnaissance.

De manière moins facilement quantifiable, on peut aussi dire que dans certains contextes comme dans les institutions bilingues en situation minoritaire (Université d’Ottawa, gouvernement fédéral, etc.), les plaintes que formulent certains francophones pour le respect intégral du bilinguisme participent aussi de cette lutte pour la reconnaissance. Chaque année, le commissaire aux langues officielles présente un rapport qui détaille les lacunes dans la disponibilité des services en français. En contexte minoritaire, où presque tous les francophones parlent anglais (Lafrenière, Grenier et Corbeil 10), la demande pour des services en français pourrait sembler incongrue dans la perspective de ceux pour qui la langue n’est qu’un simple moyen de communication. L’exigence de services en français par des gens parfaitement capables de parler l’anglais doit ainsi être considérée comme une demande de reconnaissance. Demander un service en français en contexte minoritaire est presque toujours un geste politique (Charbonneau).

Dans les années 1970, cette lutte pour la reconnaissance a eu une forte dimension politique. Dans le bouillonnement constitutionnel des années 1970, la Fédération des francophones hors Québec avait publié coup sur coup deux manifestes (Les héritiers de Lord Durham et Pour ne plus être sans pays) qui présentaient la vision du pays des francophones HQ :

Les francophones hors Québec refusent violemment de se voir condamnés à la seule survivance folklorique que leur promet un statuquo érigé sur des décennies de mensonge, de trahison et d’injustice. Par le passé, on les a obligés à réclamer subventions, privilèges et permissions; composantes dérisoires d’une existence précaire. Voilà qu’aujourd’hui ils ne veulent plus rien réclamer du tout si ce n’est que l’essentiel : un pays

Conseil politique de la FFQ, au verso du manifeste

Pour que les francophones du Canada se sentent pleinement chez eux, le second manifeste cité ici, de facture nettement plus politique (il est écrit dans la foulée de la Commission Pépin-Robarts), proposait que le Canada soit dorénavant conçu comme un pacte entre peuples fondateurs en tout point égaux (sans égard à leur inégalité numérique), et que le système politique soit entièrement repensé de manière à reconnaitre politiquement cette égalité dans les institutions du pays. Concrètement, on demandait une refonte du Sénat, qui deviendrait la Chambre de la fédération et qui serait composée de 106 membres, dont exactement la moitié serait francophone et l’autre moitié anglophone. L’Ouest canadien enverrait ainsi 20 membres dont 4 francophones, l’Ontario 31 membres dont 9 francophones, le Québec 41 membres dont 6 anglophones, les maritimes 13 membres dont 5 francophones, et les territoires du NO et le Yukon 1 membre anglophone (Conseil politique de la FFHQ 58). Une égalité politique dans une chambre haute viendrait ainsi pallier le déséquilibre en matière de représentation causé par la faiblesse démographique à la chambre basse. Une parfaite égalité politique, au moins à la chambre haute, était conçue comme l’extension du domaine de l’égalité de statut contenue dans la LLO. Il s’agit là d’une réactualisation originale de la thèse du pacte entre les peuples fondateurs (Arès). Si cette idée n’a trouvé à peu près aucun écho ou appui à l’époque à l’extérieur des communautés francophones, le simple fait qu’elle ait été formulée et défendue par une organisation aussi importante que la FFHQ montre les préoccupations qui étaient celles des représentants francophones de l’époque[5].

Il serait aisé d’offrir d’autres exemples, comme l’existence d’un parti acadien entre 1970 et 1986 qui oscille entre des demandes limitées en faveur de réformes économiques pour une répartition des ressources entre le sud anglophone du Nouveau-Brunswick et le nord francophone, et des demandes plus radicales pour la création d’une province acadienne (Ouellette). On pense aussi au mouvement C’est le temps par lequel de jeunes Ontariens francophones se sont fait volontairement emprisonner pour protester contre l’unilinguisme des services ontariens, notamment policiers et de justice (Cardinal, C’est le temps). Il y a aussi eu la mobilisation pour faire flotter les divers drapeaux des communautés (drapeau fransaskois, franco-ontarien, franco-manitobain, etc.) devant l’hôtel de ville de certaines municipalités, comme ce fut le cas à Sudbury en 2001-2003, ou alorsla mobilisation d’une partie de la population francophone d’Ottawa pour la reconnaissance formelle du caractère bilingue de la ville d’Ottawa (Levasseur). L’ensemble de ces mobilisations s’inscrit clairement dans une démarche de reconnaissance.

Comme le faisait remarquer Linda Cardinal dans un ouvrage publié au tournant des années 2000, « les années 1990 ont été celles de la judiciarisation de la question linguistique au Canada » (Cardinal, De Mahé à Summerside 181), si bien que « le droit a envahile quotidien des communautés francophones minoritaires » (Foucher 463). La judiciarisation présente l’avantage d’esquiver l’écueil que peut représenter le débat sur la place publique. Il n’est plus nécessaire de convaincre l’opinion publique de la majorité linguistique du bien-fondé des revendications en faveur d’une école ou d’un service, mais plutôt de montrer à quelques juges, dans un environnement contrôlé, que ces institutions reviennent de droit aux communautés. Si les recours en justice ne se sont pas tous soldés par des victoires (Foucher), la plupart des acquis des communautés à partir des années 1990 se sont faits devant les tribunaux. On comprend les communautés d’avoir privilégié les recours en justice étant donné qu’ils présentent l’avantage d’être plus efficaces que les grandes campagnes de mobilisation. Bien que plusieurs causes qui se sont retrouvées devant les tribunaux aient peu attiré l’attention des caméras, d’autres ont eu un fort retentissement médiatique et ont permis aussi une grande mobilisation des communautés (notamment pour le financement des recours juridiques). Ce fut le cas du recours Montfort, et ce l’est aujourd’hui dans la cause Caron[6] (qui mobilise la communauté franco-albertaine). Ces mobilisations s’inscrivent aussi nettement dans une logique de reconnaissance. Même si le recours devant les tribunaux a tendance à dépolitiser les enjeux, ils peuvent aussi, selon les contextes, permettre la mobilisation des communautés.

Il n’est toutefois pas nécessaire ici d’insister plus avant sur le fait que l’ensemble des luttes qui a mobilisé la francophonie canadienne depuis une centaine d’années avait comme principal ferment un désir de reconnaissance. La question qui importe pour la suite de notre propos est plutôt celle de se demander ce qu’il en est de la situation actuelle.

Des communautés reconnues...

J’ai déjà expliqué plus haut en quoi le régime politique canadien a, par l’adoption de la Loi sur les langues officielles et par la Charte des droits et libertés de 1982, « reconnu » la francophonie en situation minoritaire. Il faut préciser que dans sa version de 1969, la Loi sur les langues officielles n’accordait pas, du moins au premier abord, de droits collectifs aux communautés linguistiques du pays. C’étaient les langues elles-mêmes qui obtenaient une égalité de statut, et non les groupes, communautés ou nations du pays; finalement, c’était l’individu qui détenait des droits en matière linguistique, et non les communautés elles-mêmes. Comme le veut la formule, la LLO accorde aux citoyens canadiens le droit de travailler au gouvernement fédéral, de recevoir de la documentation et des services, et ainsi de suite, « dans la langue de leur choix ». De même, la Charte des droits et libertés adoptée en 1982 ne confère pas officiellement de droits collectifs. Ce sont « les citoyens canadiens », « dont la première langue apprise et encore comprise est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province où ils résident », et « qui ont reçu leur instruction, au niveau primaire, en français ou en anglais au Canada et qui résident dans une province où la langue dans laquelle ils ont reçu cette instruction est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province », qui peuvent envoyer leurs enfants à l’école de la minorité.

Dans la pratique pourtant, la Charte des droits et libertés a été interprétée par les tribunaux canadiens comme conférant des droits de nature collective aux communautés linguistiques de langue officielle vivant en situation minoritaire (Foucher). L’arrêt Mahé accorde la gestion scolaire, la cause de l’Hôpital Montfort a reconnu l’importance du concept de « complétude institutionnelle » (Breton) pour forcer le gouvernement ontarien à garder cet hôpital ouvert (Gratton), ce qui suppose que la pérennité des communautés dans la perspective des tribunaux est une fin en soi. Mais, on l’a vu, c’est sans doute la partie 7 de la Loi sur les langues officielles de 1988 qui va le plus loin dans l’ambition d’accorder des droits collectifs aux minorités de langue officielle. Par cette loi, le gouvernement fédéral s’engage explicitement à « favoriser l’épanouissement des minorités de langue officielle ». Cette reconnaissance n’est pas que formelle, elle s’accompagne d’investissements conséquents par le gouvernement fédéral dans des programmes visant à financer l’éducation dans la langue de la minorité dans toutes les provinces canadiennes, des programmes d’appui à la formation du personnel de santé en langue française (Consortium national de formation en santé, Société santé en français), un appui financier par l’intermédiaire de Patrimoine canadien à tous les organismes de représentation des diverses communautés francophones pour leur fonctionnement et leur programmation. Les organismes représentatifs des communautés sont en effet tous financés, à la fois pour leur fonctionnement et pour leur programmation, par Patrimoine canadien[7]. Le gouvernement du Canada est aussi le principal bailleur de fonds pour le financement de centres et d’activités culturels, des radios communautaires, et ainsi de suite. En 2003, le gouvernement fédéral a adopté le Plan d’action sur les langues officielles qui visait à rassembler l’ensemble de ces initiatives et à les bonifier de manière concertée. Ce plan, renommé Feuille de route pour la dualité linguistique a été reconduit en 2008.

On peut ajouter que la « reconnaissance » des minorités francophones du pays par les provinces, si elle n’est pas entière, est à mille lieues des politiques d’assimilation du siècle dernier. Le Nouveau-Brunswick est officiellement bilingue, l’Ontario, la Nouvelle-Écosse, l’Île-du-Prince-Édouard, le Nunavut, le Yukon et les Territoires du Nord-Ouest ont tous adopté des lois sur les services en français. Mais le progrès le plus significatif (et qui s’explique essentiellement par les nombreuses victoires devant les tribunaux des communautés francophones à la suite de l’adoption de la Charte des droits et libertés), c’est qu’il existe maintenant un système scolaire primaire et secondaire homogène français dans tous les territoires et provinces du Canada. On l’a vu, grâce à la cause Mahé (1990), les provinces ont été obligées d’accorder non seulement à leur minorité francophone respective des écoles primaires et secondaires, mais aussi la gestion de ces écoles. C’est la raison pour laquelle il existe aujourd’hui 31 conseils et commissions scolaires francophones et acadiens au Canada, à l’extérieur du Québec.

La situation des francophones vivant en situation minoritaire ne peut pas être comparée avec celle qui prévalait il y a une centaine d’années en ce qui a trait à la reconnaissance étatique. S’il est toujours possible pour les francophones de revendiquer aujourd’hui une plus grande reconnaissance de la part des membres de la majorité linguistique (qui ignorent souvent l’existence de communautés francophones à l’extérieur du Québec – on y reviendra), il semble que les communautés vivant en situation minoritaire approchent de ce que l’on pourrait nommer la fin de la période de revendication en ce qui a trait à la reconnaissance par l’État canadien – si cette fin n’est pas déjà totalement advenue.

Il faut ici être très précis afin de bien comprendre l’argument qui est avancé. Les organismes de représentations des communautés, comme la Fédération des communautés francophones et acadiennes, peuvent continuer au jour le jour de dénoncer des lacunes du système, l’absence de services en français ici ou là, le sous-financement du système scolaire dans telle province, etc. Ces griefs sont tout à fait légitimes. Pour ne prendre que quelques exemples, dans son rapport 2010, le commissaire aux langues officielles accordait à dix des seize institutions fédérales étudiées la note D ou E au chapitre de la mise en oeuvre de la Partie VII (mesures positives). Le sous-financement des écoles de langue française est un autre grief formulé depuis longtemps. La Commission nationale des parents francophones demandait, dans un rapport qui avait fait grand bruit en 1997, « où sont passés les milliards? », faisant par-là référence au fait que la majeure partie des sommes transférées aux provinces par le gouvernement fédéral en vertu des programmes de langues officielles avaient été versées aux écoles d’immersion ou aux écoles anglo-québécoises. La FCFA dénonçait dernièrement l’absence de sérieux d’Immigration Canada qui, malgré l’adoption d’un plan stratégique sur l’immigration dans les communautés francophones en situation minoritaire en 2006, fixait toujours un taux d’immigration francophone (dans les neuf provinces majoritairement anglophones du pays) bien en deçà des cibles prévues dans le plan.

Mais il faut voir que ces critiques et demandes, certainement justifiées – là n’est pas la question – ne participent plus aussi clairement d’une lutte pour la reconnaissance, comme c’était le cas par le passé. Pourquoi? Parce qu’il y a une différence énorme entre revendiquer le droit au financement public des écoles secondaires en Ontario, par exemple, et exiger une augmentation des budgets de celles-ci une fois qu’elles existent et forment des élèves depuis plus de quarante ans. Dans le premier scénario, on demande à l’État qu’il reconnaisse non seulement l’existence des communautés, mais également qu’il accepte d’engager les fonds publics pour garantir leur droit à la pérennité en marge de la majorité linguistique. Le second scénario relève davantage d’une logique de lutte d’intérêt, les représentants faisant bien leur boulot en allant chercher le maximum de ressources pour les activités de leurs membres.

On pourrait évidemment contester cette affirmation en suggérant que les francophones du Canada sont encore et toujours engagés dans une lutte pour la reconnaissance. Il faut évidemment distinguer entre différents types de reconnaissance recherchée. Il y a la reconnaissance par les divers gouvernements (municipaux, provinciaux et fédéral), celle qui jusqu’ici a été la plus recherchée par les francophones du pays. Mais les communautés peuvent également ressentir le besoin d’être reconnues par la population majoritaire, ou alors par d’autres « donneurs de sens »[8]. Bien qu’une étude précise de la question n’existe pas, il n’est pas farfelu de penser que la population canadienne-anglaise connait probablement peu de chose de la réalité des communautés francophones du Canada et que cela peut susciter, chez les populations francophones, un désir de reconnaissance. La récente initiative intitulée « Les monuments de la francophonie », qui a consisté à installer à certains endroits significatifs pour la communauté francophone des « parcs historiques composés d’un immense drapeau franco-ontarien entouré de plaques de granite soulignant la contribution des francophones au développement et la réussite de la province de l’Ontario »[9] participe clairement d’une stratégie de mise en visibilité d’une communauté trop souvent « invisible ». Bien que ce ne soit pas le seul objectif, la « reconnaissance » figure parmi les motifs énoncés par les promoteurs de cette initiative pour justifier les levées de fonds nécessaires à la réalisation de ce projet. On pense aussi aux membres de la communauté acadienne qui apposent sur leur véhicule un drapeau acadien, ou à l’initiative des « bracelets franco-ontariens », lancée il y a cinq ou six ans et qui invitait les francophones à porter un bracelet les identifiant comme appartenant à la francophonie de l’Ontario[10]. Ces initiatives visaient à créer un sentiment de communauté, mais aussi, indéniablement, à sortir les francophones de leur invisibilité pour les membres de la majorité linguistique.

On aura compris que ce qui nous intéresse ici est plutôt la lutte engagée par les francophones du Canada pour la reconnaissance étatique. C’est celle qui a le plus mobilisé les communautés pour des raisons, disons, évidentes. Que l’existence des communautés soit reconnue et que l’État se fasse le garant dans la mesure de ses moyens, de la pérennité des communautés francophones par l’octroi d’écoles, de services, d’aide financière aux activités des communautés, et ainsi de suite a été au coeur de la lutte pour la reconnaissance des communautés francophones en situation minoritaire depuis plus d’une centaine d’années. C’est l’essoufflement de cette lutte qu’il faut discuter maintenant.

L’essoufflement de la lutte

Cette lutte, celle qui a le plus compté jusqu’ici, nous semble en voie de se terminer. Sans doute est-ce en partie parce qu’il doit y avoir un « maximum » de ce à quoi peuvent raisonnablement s’attendre des communautés vivant en situation minoritaire. Après avoir obtenu la reconnaissance constitutionnelle de leurs droits, des systèmes scolaires primaires et secondaires (et parfois universitaires – comme au Nouveau-Brunswick) complets, l’inclusion de dispositions de promotion du fait français dans la LLO (partie VII), des programmes d’appui aux langues officielles, il semble évidemment que l’ère des grandes revendications en ce qui concerne la « reconnaissance » est dernière nous et cela même si toutes les demandes formulées dans les années 1970 n’ont pas été accordées. Pour ne retenir qu’un exemple, demandons-nous qui pourrait aujourd’hui sérieusement envisager une marche de milliers de francophones vivant en situation minoritaire exigeant la réécriture de la constitution canadienne pour y inclure une disposition comme la création d’une Chambre de la fédération composée de 50 % de francophones? Ces demandes sont aujourd’hui carrément inenvisageables. Donnons quelques exemples de ce changement avant d’essayer d’en appréhender les possibles conséquences.

On peut d’abord s’intéresser aux programmes et missions des divers organismes représentatifs des communautés francophones du Canada (chaque province et chaque territoire en compte un). Entre les demandes et revendications qui étaient celles des années 1970 et celles d’aujourd’hui, il y a un important hiatus. Le plus important de ces organismes de représentation, parce qu’il chapeaute tous les autres, est la Fédération des communautés francophones et acadiennes. L’étude des diverses initiatives de la FCFA depuis une dizaine d’années démontre que ses efforts ne se situent plus prioritairement au niveau des représentations et de l’égalité de statut, mais sont maintenant tournés vers des préoccupations telles que l’intégration des immigrants aux communautés, une meilleure collaboration des organismes entre eux, un meilleur développement économique, une meilleure gouvernance, etc. Le plan stratégique communautaire issu du Sommet des communautés francophones et acadiennes de juin 2007 montre éloquemment les nouvelles préoccupations des représentants des communautés. Le préambule du document présente les principaux objectifs du plan :

  • consolider et renforcer la population francophone du Canada;

  • agrandir et dynamiser l’espace francophone au Canada;

  • renforcer la gouvernance de la francophonie canadienne;

  • augmenter l’influence de la population francophone au sein de la société canadienne ainsi qu’au niveau international;

  • accélérer le développement économique, social et communautaire de la francophonie canadienne.

On le voit, le plan stratégique est loin du type de textes militants produits par la FCFA dans les années 1970, et c’est bien normal. Les leaders des communautés se sont adaptés à la nouvelle réalité. Il n’est plus possible de prendre bruyamment la rue pour revendiquer le droit à l’éducation dans la langue de la minorité (par exemple), quand ce principe est aujourd’hui reconnu jusque dans la constitution canadienne.

La Fédération de la jeunesse franco-ontarienne (FESFO), organisme créé en 1975 au moment des luttes scolaires en Ontario français, a été pendant un certain temps un mouvement politisé qui agissait comme l’aile jeunesse des mouvements de revendications francophones de l’Ontario. L’orientation politique de la FESFO était encore manifeste jusqu’à la fin des années 1980, alors qu’elle organisait un vaste mouvement d’appui à la création d’un réseau collégial francophone en Ontario (réseau collégial qui ouvre ses portes en septembre 1990). Il serait possible de trouver ici et là quelques déclarations auxquelles l’on pourrait attribuer un caractère politique, mais depuis plus de dix ans, la FESFO est pour l’essentiel entièrement dépolitisée. Ses grandes orientations (le bien-être, l’équité, la justice, l’environnement)[11] ne se distinguent plus du tout des préoccupations des organismes anglophones du même type.

Autre exemple : il y a eu récemment dans trois municipalités hors Québec des mouvements visant à rendre l’affichage commercial, soit obligatoirement français et possiblement bilingue (Dieppe, Nouveau-Brunswick), soit obligatoirement bilingue dans l’affichage pour les nouveaux commerces (Prescott, Ontario / Moncton, Nouveau-Brunswick). Il s’agit là, indéniablement, de revendications qui sous-tendent une demande de reconnaissance. On juge qu’étant donné le nombre significatif de francophones dans chacune de ces municipalités, il est normal que l’espace public soit le reflet de cette réalité. Or, selon au moins deux commentateurs bien au fait[12] de la situation qui ont participé à une table ronde sur le sujet à l’hiver 2011 (CIRCEM), si on a senti un certain engouement d’une partie de la population à Dieppe, dans le cas de Moncton, la population francophone était largement réfractaire à ce que le bilinguisme dans l’affichage soit imposé. En fait, selon les analystes, un pourcentage difficile à estimer, mais très important de la population francophone du Nouveau-Brunswick est satisfait de la « paix linguistique », et ne souhaite surtout pas rouvrir ce débat, préférant le libre choix en matière d’affichage. Le même débat existe dans la communauté franco-ontarienne en ce qui a trait à la désignation de la ville d’Ottawa comme ville bilingue. Depuis les débats de 2001, c’est-à-dire il y a maintenant plus de dix ans, les organismes représentatifs des francophones de l’Ontario ont choisi de ne plus occuper la place publique pour faire de cet enjeu un point de ralliement pour la communauté. Une table ronde en présence de leaders de la communauté francophone organisée par la Chaire de recherche sur la francophonie et les politiques publiques le 4 novembre 2010 et portant sur « Les élections municipales à la ville d’Ottawa et la communauté francophone » a donné une bonne indication de l’état d’esprit des principaux dirigeants. Pour plusieurs d’entre eux, il faut éviter à tout prix la revendication pour que la « communauté » ne paraisse pas réclamer des « privilèges » indus, le bilinguisme étant perçu très souvent par la majorité linguistique comme une concession faite à la communauté francophone au détriment des autres communautés (Fraser). En somme, dans un cas comme dans l’autre, la logique est la même : nous vivons maintenant une situation de paix linguistique, et, pour beaucoup de francophones nous semble-t-il, c’est très bien ainsi.

Les francophones vivant en situation minoritaire ont maintenant droit de cité au Canada et se satisfont plutôt du nouvel état des lieux. Une majorité d’entre-deux se définissent comme des « bilingues » (plutôt que « Franco-ontariens » ou « Fransaskois ») (Bernard; Gérin-Lajoie), ils sont largement surreprésentés dans la fonction publique fédérale par rapport à leur poids démographique (Chambre des communes du Canada), ainsi, malgré le fait que l’on dénonce à l’occasion dans les journaux quelques accrocs, rares sont ceux qui jugent pertinent, même si on n’utilise pas ce terme, d’engager les communautés dans de nouvelles luttes qui relèvent d’une logique de reconnaissance. Comme le soulignait d’ailleurs Christophe Traisnel lors de la table ronde ci-haut mentionnée, la contestation elle-même a été intériorisée par le système sous la forme du Commissariat aux langues officielles qui traite les plaintes « de l’intérieur », et par les tribunaux vers lesquels se tournent maintenant les communautés francophones du Canada lorsque nécessaire. Il n’est plus utile d’occuper la place publique ou de mobiliser les troupes. La contestation des accrocs au principe de l’équité est en quelque sorte prise en compte par le système lui-même. La « lutte » devient souvent inutile.

Il y aurait beaucoup de choses à ajouter à ce chapitre, notamment en ce qui a trait au fait que les francophones vivant en situation minoritaire utilisent très peu les services offerts en français lorsqu’ils sont disponibles (Cardinal, Plante et Sauvé; Gilbert et Lefebvre 47), ce qui laisse penser que la mobilisation pour l’obtention de ces droits avait sans doute autant à voir avec une logique de reconnaissance qu’avec un véritable besoin pour de tels services. En d’autres termes, on a pu trouver injuste l’absence de services en français parce qu’il s’agit là d’un manque de respect pour les francophones du pays. Mais de là à utiliser ces services lorsqu’ils sont obtenus, c’est entièrement autre chose. Certains militants le font de manière systématique, mais il faut avoir vécu en Ontario quelque temps pour savoir, sans avoir besoin de le démontrer, qu’il s’agit là de l’infime exception qui, comme le veut l’adage, confirme la règle (Charbonneau).

On doit donc inférer de tout ce qui précède que dans l’ensemble, les francophones du Canada vivant en situation minoritaire ne sont plus engagés dans une lutte pour la reconnaissance, en tout cas, certainement plus comme ils pouvaient l’être par le passé. Est-ce parce que, comme on l’a suggéré, la lutte n’est plus nécessaire? Est-ce parce que les francophones sont satisfaits de la nouvelle situation? Ou alors, peut-être que les communautés (et les leaders communautaires avec eux) souffrent d’une fatigue politique[13], c’est-à-dire que la mobilisation et la lutte usent inévitablement ceux qui la mènent et qu’il n’est ni possible, ni fécond de constamment assumer la position de contestataire?

Autre hypothèse : les francophones du Canada se distinguent de moins en moins des membres de la majorité linguistique, en particulier en ce qui a trait à la consommation culturelle (Lafrenière, Grenier et Corbeil 32). Une majorité d’entre eux à l’ouest de la rivière Outaouais (la situation n’est pas entièrement la même au Nouveau-Brunswick) écoutent la même musique, les mêmes émissions de radio ou de télévision, en un mot, ont les mêmes références culturelles que les membres de la majorité linguistique. La situation varie d’une région à l’autre, mais à l’ouest du Québec et dans les provinces maritimes (à l’exception du Nouveau-Brunswick), la majorité des enfants francophones naissent maintenant de couples linguistiquement exogames, c’est-à-dire que ces enfants ont un parent qui a l’anglais comme langue maternelle. Pour une part croissante des francophones vivant en situation minoritaire, le monde anglophone n’est plus perçu comme un monde étranger, mais comme une partie intégrante de leur identité « bilingue » (Bernard; Landry, Devault, Allard). L’opposition tranchée entre le Canada français en lutte pour sa pérennité contre une majorité anglo-canadienne perçue comme un groupe « autre » ou « étranger » n’a tout simplement plus de sens pour une bonne partie de la jeunesse francophone du Canada (l’affirmation devrait être nuancée en ce qui a trait au cas acadien).

En somme, plusieurs hypothèses peuvent expliquer le fait que la lutte de revendication s’estompe peu à peu. Sans doute, la vérité se situe-t-elle quelque part au milieu de l’ensemble de ces hypothèses. Mais cela importe peu. S’il n’est pas impensable que d’autres évènements suscitent chez les communautés francophones des sentiments d’injustice qui mobiliseront de nouveau les communautés, il faut se demander ce que pourraient être les conséquences d’un tel changement de donne. Il s’agit donc ici d’un postulat qui pourrait être davantage validé (ou possiblement infirmé, mais nous en doutons) par une plus grande recherche. Mais admettons pour l’instant que l’hypothèse de la fin de la lutte corresponde en bonne partie à la réalité. Qu’est-ce à dire?

Après la reconnaissance

Qu’arrive-t-il quand une communauté minoritaire est « reconnue » ou du moins qu’elle ne cherche plus de manière active la reconnaissance? On a vu, certes très brièvement, que selon certains, l’absence de reconnaissance des communautés peut avoir des effets délétères pour l’individu membre de cette communauté (haine de soi) et c’est en ce sens que la reconnaissance est perçue comme un besoin vital. Mais que se passe-t-il après l’obtention de la reconnaissance, quand la « lutte » est terminée, que le besoin de reconnaissance est satisfait ou du moins qu’il n’est plus recherché? Ne pas rechercher la reconnaissance présuppose une plénitude.

Sans doute n’a-t-on pas assez réfléchi, comme le suggérait récemment une auteure, aux vertus de la lutte elle-même dans la tentative d’un groupe de se voir reconnu par un autre (Ferrarese). On peut penser que la lutte est un élément constitutif, ou dans certains contextes, une condition de possibilité sine qua non de l’existence même des communautés.

Pensons un instant à l’histoire des francophones vivant en situation minoritaire. Lorsque l’on songe à cette histoire qui donne sens à l’expérience francophone du Canada, qu’est-ce qui vient spontanément à l’esprit? Quels évènements constituent les moments forts du récit de la francophonie canadienne? De toute évidence, ces principaux moments sont ceux lors desquels la communauté a été mobilisée par la lutte pour ses droits. Dans la trame narrative francophone de l’Ontario par exemple, le principal évènement « marquant » est sans contredit l’imposition du Règlement 17 en 1912. Le spectacle à grand déploiement « l’Écho d’un peuple » faisait d’ailleurs, avec raison, de la lutte contre le règlement 17 son moment fort. Quels sont les autres moments importants de cette histoire? La lutte pour la sauvegarde de l’Hôpital Monfort, les luttes scolaires et l’ensemble des autres moments de luttes et de combats occupent une place absolument prépondérante dans l’histoire de la présence française en Ontario. C’est la même chose partout au Canada, qu’il s’agisse des luttes linguistiques au Manitoba, au Nouveau-Brunswick ou en Alberta. L’Acadie trouve son moment fondateur dans le « Grand Dérangement », euphémisme qui rappelle la déportation forcée de milliers d’Acadiens à partir de 1755 (Arsenault 385-401). L’histoire du peuple acadien est tout entière inscrite dans une logique de reconnaissance à compter de cette première et impitoyable négation du droit à l’existence de cette communauté.

Le drame, si l’on veut, des francophones vivant en situation minoritaire, est leur invisibilité. Hormis quelques exceptions (péninsule acadienne, Hearst, Hawkesbury, etc.), ces francophones représentent partout au Canada une fraction ténue de la population régionale. Comme ils maitrisent très souvent l’anglais, qu’ils emploient spontanément cette langue à l’extérieur du milieu familial et que le degré d’utilisation de la langue anglaise augmente d’autant que le poids proportionnel des francophones d’une région est plus faible (Lafrenière, Corbeil et Grenier 39), les francophones sur la place publique sont souvent non différenciables des membres de la communauté linguistique majoritaire. Il n’est pas rare, au restaurant, au dépanneur ou au centre sportif, de s’apercevoir après plusieurs minutes de conversation en anglais que notre interlocuteur est un francophone. Étant donné leur aisance en langue anglaise, les membres des communautés francophones sont souvent invisibles les uns aux autres à l’extérieur des institutions de la communauté.

Qu’on y réfléchisse un instant. À quel moment les francophones du Canada « sortent-ils » de leur invisibilité et la communauté se manifeste-t-elle en tant que communauté? Il y a quelques rares endroits au pays où ces communautés se « manifestent » de par leur poids démographique. On entend et on voit une communauté franco-ontarienne à Kapuskasing ou alors une communauté acadienne à Caraquet, au Nouveau-Brunswick, tout simplement en se promenant dans la rue et en prêtant l’oreille. Il y a les écoles françaises, mais qui attirent moins de la moitié des ayants droit (FNCFS), ce qui suppose qu’une majorité de parents d’enfants ayant le droit d’être inscrits à l’école française préfèrent inscrire leurs enfants dans les écoles de la majorité linguistique. Il y a les festivals et les centres culturels, qui dépendent presque entièrement du financement de Patrimoine canadien sans quoi ils n’existeraient tout simplement pas, mais qui permettent de rendre visible la communauté de manière sporadique. Mais les communautés existent parce que leurs membres se reconnaissent les uns les autres, partagent un certain nombre de caractéristiques et très certainement une histoire commune, au final, parce qu’ils ont le sentiment de former une communauté de destin qui diffère de celle des membres de la majorité. En ce sens, la paix linguistique, si satisfaisante pour les francophones vivant en situation minoritaire, a quand même le désavantage de rendre la mobilisation inutile, mobilisation qui a été jusqu’ici l’un des principaux révélateurs des communautés francophones du Canada. En d’autres termes, que raconteront les livres d’histoire au sujet des francophones vivant en situation minoritaire à partir du 21e siècle? Qu’il y a eu une grande amélioration dans la gouvernance des organismes communautaires? À la vérité, le récit mobilisateur des communautés, celui qui révélait « l’intention vitale » du Canada français (Meunier et Thériault) est indissociable de la lutte pour la reconnaissance qui a animé les communautés pendant plus d’un siècle.

Que l’on se rassure : nous comprenons toute l’ironie de ce qui est avancé ici. On pourrait comprendre de notre propos que l’oppression est en quelque sorte nécessaire à l’existence des communautés, ce qui à priori pourrait paraitre un non-sens. Souhaiter l’oppression, ou l’absence de reconnaissance de manière à ce que puisse avoir lieu cette la lutte si nécessaire à l’existence de communautés serait une proposition totalement aberrante, évidemment. Aucune conclusion normative ne doit être tirée de ce qui précède. Les communautés ne peuvent pas revendiquer le beurre et l’argent du beurre en matière de reconnaissance… une fois cette reconnaissance demandée et accordée, ils ont bien le droit d’en jouir paisiblement.

Reste que l’on peut quand même s’interroger sur les conséquences de cette nouvelle condition dans un contexte où le taux d’assimilation des francophones vivant en situation minoritaire au Canada a dépassé les 40 % (Castonguay). Le sentiment d’unicité, de faire partie d’un groupe distinct dont il importe d’assurer la pérennité, est le produit de l’histoire et parfois des difficultés intrinsèques à « être ». Il émerge parfois, ou du moins – comme dans le cas qui nous occupe – il peut être entretenu par un sentiment d’injustice à l’endroit de sa communauté. Les « communautés » existent uniquement parce que les individus membres de ces communautés sont capables spontanément de distinguer entre ceux qui font partie du groupe (nous) et ceux qui n’en font pas partie (eux). Selon ce schéma, la reconnaissance est déstabilisante, car, contrairement à ce que l’on pourrait croire, elle brouille les frontières entre le eux et le nous. Il ne s’agit pas ici de le déplorer ou de s’en réjouir, mais simplement de constater que les communautés francophones en situation minoritaire, et en particulier leurs représentants auront sans doute bien du mal à entretenir un sentiment d’unicité si celui-ci doit uniquement être basé sur le partage d’une même langue[14]. La communauté, pour exister, a besoin d’épaisseur historique. Jusqu’ici elle a trouvé cette épaisseur dans la lutte… une lutte qui n’est aujourd’hui ni nécessaire, ni souhaitée, soit parce que les francophones eux-mêmes n’ont plus les moyens de cette lutte, soit parce qu’ils jugent qu’ils ont obtenu ce à quoi ils pouvaient légitimement aspirer. Il nous semble que cela ne sera pas sans conséquence.